VII. — Là-dessus je tournai les yeux vers Hippothalès et je faillis faire une sottise ; car il me vint à l’idée de lui dire : Voilà, Hippothalès, comment il faut s’entretenir avec celui qu’on aime, en rabattant et restreignant son amour-propre, et non pas, comme tu le fais, en le gonflant d’orgueil et en le gâtant. Mais le voyant agité et troublé de ce qui venait d’être dit, je me rappelai que, tout en assistant à l’entretien, il désirait n’être pas vu de Lysis. Je me ressaisis donc et je retins ma langue.
A ce moment Ménexène revint et s’assit près de Lysis à la place qu’il avait quittée. Alors Lysis, avec une gentillesse tout enfantine, me dit tout bas en cachette de Ménexène : « Répète à Ménexène, Socrate, ce que tu m’as dit à moi. »
Je lui répondis : « Tu le lui répéteras toi-même, Lysis, car tu m’as prêté toute ton attention.
— Oui, toute, répondit-il.
— Tâche donc, lui dis-je, de te rappeler de ton mieux, afin de lui redire tout avec exactitude ; si quelque chose t’échappe, tu me le redemanderas à notre première rencontre.
— Je tâcherai, Socrate, répondit-il, et je ferai de mon mieux, tu peux y compter. Mais entame avec lui quelque autre sujet, afin que je t’écoute, moi aussi, jusqu’à ce qu’il soit l’heure de rentrer à la maison.
— Eh bien, soit ! j’y consens, dis-je, puisque tu le veux. Mais vois à me secourir, si Ménexène se met à me réfuter. Tu sais qu’il est grand disputeur.
— Oui, par Zeus, répondit-il, et même très grand disputeur ; c’est justement pour cela que je voudrais te voir aux prises avec lui.
— Pour que je prête à rire ? répondis-je.
— Non, par Zeus, dit-il, mais pour que tu le corriges.
— Comment faire ? dis-je, ce n’est pas chose facile, car c’est un terrible homme, un élève de Ctèsippe ; mais voici Ctèsippe lui-même, ne le vois-tu pas ?
— Ne t’inquiète de personne, Socrate, dit-il, mais va, discute avec lui.
— Eh bien ! discutons », dis-je. »
VIII. — Tandis que nous échangions ces propos entre nous : « Qu’avez-vous, dit Ctèsippe, à vous régaler tous les deux seuls, sans nous faire part de ce que vous dites ?
— Eh bien ! dis-je, on va vous en faire part. Je demandais à Lysis une chose qu’il ne sait pas ; mais il pense, dit-il, que Ménexène la connaît et il me dit de la lui demander.
— Eh bien ! dit-il, pourquoi ne le fais-tu pas ?
— Je vais le faire, dis-je. Réponds, Ménexène, à la question que je vais te poser. Il est un bien après lequel je soupire depuis mon enfance ; car l’un poursuit une chose, l’autre une autre ; tel voudrait avoir des chevaux, tel des chiens, celui-ci de l’or, celui-là des honneurs ; pour moi, tout cela ne trouble point ma quiétude ; mais avoir un ami, voilà ma passion, et j’aimerais mieux avoir un bon ami que la caille ou le coq, et même, par Zeus, que le cheval et le chien les plus beaux du monde. Je dirai même, par le chien, que j’aimerais beaucoup mieux avoir un ami que l’or de Darius et même que Darius en personne, tant je suis entêté d’amitié ! Ainsi en vous voyant, toi et Lysis, je suis étonné et je vous envie parce que, tout jeunes que vous êtes, vous pouvez jouir si tôt et si facilement de ce bonheur, et que toi, tu as gagné si vite et si complètement l’amitié de cet enfant, et lui, la tienne. Mais moi, je suis si loin d’un tel bonheur que je ne sais même pas comment un homme devient l’ami d’un autre, et c’est précisément sur ce point que je veux te questionner, puisque tu sais ce qui en est.
IX. — Dis-moi donc : quand un homme en aime un autre, lequel des deux devient l’ami de l’autre ? Celui qui aime le devient-il de celui qui est aimé, ou celui qui est aimé de celui qui aime ? ou n’y a-t-il aucune différence entre eux ?
— Aucune, il me semble, répondit-il.
— Que dis-tu ? repris-je ; tous deux deviennent amis l’un de l’autre, si l’un des deux seulement aime l’autre ?
— Il me le semble, répondit-il.
— Mais quoi ! n’arrive-t-il pas qu’un homme qui aime ne soit pas payé de retour par celui qu’il aime ?
— Si.
— N’arrive-t-il pas aussi qu’un homme qui aime soit haï ? C’est parfois le cas, ce semble, des amants à l’égard de leur bien-aimé ; ils aiment autant qu’on peut aimer, et ils se figurent qu’on ne les paye pas de retour ou même qu’on les hait. Cela ne te semble-t-il pas vrai ?
— Tout à fait vrai, dit-il.
— Donc, en pareil cas, repris-je, l’un aime et l’autre est aimé ?
— Oui.
— Alors lequel des deux amis est l’ami de l’autre ? est-ce l’amant qui l’est de l’aimé, même s’il n’est pas payé de retour et même s’il est haï, ou l’aimé qui l’est de l’amant ? ou aucun d’eux n’est-il en un tel cas l’ami de l’autre, si tous les deux ne s’aiment pas réciproquement ?
— Ni l’un ni l’autre, semble-t-il.
— Nous en jugeons donc à présent autrement que nous ne l’avons fait tout à l’heure ; car tout à l’heure nous avons dit que, si l’un des deux aimait, ils étaient amis tous les deux ; et à présent, s’ils n’aiment pas tous les deux, nous disons qu’aucun d’eux n’est ami.
— Nous pourrions bien, dit-il, être en contradiction.
— Ainsi ce qui ne paye pas de retour ce qui l’aime, n’en saurait être l’ami ?
— Il ne semble pas.
— Alors ceux-là ne sont pas amis des chevaux que les chevaux n’aiment pas en retour, non plus qu’ils ne sont amis des cailles, ou des chiens, ou du vin, ou de la gymnastique, ni amis de la philosophie, si la philosophie ne les aime pas en retour ; ou bien chacun d’eux aime-t-il ces objets, bien que ceux-ci ne soient pas leurs amis ? Dès lors le poète se tromperait, quand il dit :
« Heureux qui a pour amis ses enfants, des chevaux solipèdes, des chiens de chasse, et un hôte à l’étranger. »
— Pour moi, dit-il, je ne le crois pas.
— Alors tu crois qu’il dit la vérité ?
— Oui.
— Selon toi, Ménexène, c’est donc l’aimé qui est l’ami de l’aimant, même si l’aimé n’aime pas et même s’il hait, comme les enfants nouveau-nés qui n’aiment pas encore ou qui haïssent même leur père ou leur mère, quand ils sont châtiés par eux, sont malgré cela, et dans le temps même où ils les haïssent, plus chers que tout au monde à leurs parents.
— Il me semble, dit-il, qu’il en est ainsi.
— Ce n’est donc pas, à ce compte, celui qui aime qui est l’ami, c’est celui qui est aimé.
— Il me paraît.
— Conséquemment aussi, c’est celui qui est haï qui est l’ennemi, ce n’est pas celui qui hait ?
— Il semble.
— Dès lors beaucoup de gens sont aimés par leurs ennemis et sont haïs par leurs amis, et sont les amis de leurs ennemis et les ennemis de leurs amis, si c’est l’aimé, non l’aimant, qui est l’ami. Cependant, c’est une chose par trop absurde, mon cher ami, ou plutôt, ce me semble, impossible, d’être l’ennemi de son ami et l’ami de son ennemi.
— Je crois, dit-il, que tu as raison, Socrate.
— Si c’est impossible, c’est celui qui aime qui doit être l’ami de l’objet aimé.
— C’est vraisemblable.
— Et celui qui hait qui est l’ennemi de l’objet haï.
— Nécessairement.
— Alors nous voilà contraints d’avouer, comme tout à l’heure, que souvent nous sommes amis de qui ne nous est point ami, souvent même de qui nous est ennemi, quand nous aimons qui ne nous aime pas ou même qui nous hait, et que souvent aussi nous sommes ennemis de qui ne nous hait pas ou même de qui nous aime, quand nous haïssons qui ne nous hait pas ou que nous haïssons qui nous aime.
— Il y a apparence, dit-il.
— Que conclure donc, repris-je, si l’ami n’est ni celui qui aime, ni celui qui est aimé, ni celui qui est à la fois aimant et aimé.
— Y a-t-il en dehors de ces cas des personnes que nous puissions dire amies les unes des autres ?
— Par Zeus, Socrate, dit-il, tu me vois bien embarrassé.
— Ne serait-ce pas, dis-je, Ménexène, que nous avons tout à fait mal engagé notre recherche ?
— C’est mon avis, Socrate », s’écria Lysis, et en disant cela, il rougit. Il me sembla que le mot lui était échappé malgré lui, à cause de la grande attention qu’il avait à nos discours et qui se lisait sur son visage, tandis qu’il écoutait.
X. — Voulant donc donner du relâche à Ménexène, et charmé de voir en Lysis un tel amour de la philosophie, je changeai d’interlocuteur et m’adressant, à Lysis, je lui dis : « Je crois, Lysis, que tu as raison de dire que, si nous avions poussé notre recherche comme il faut, nous ne nous serions pas égarés comme nous l’avons fait. Quittons donc ce chemin ; pour moi en effet notre recherche est comme un chemin ardu. Celui qu’il faut suivre, ce me semble, est celui où nous nous sommes engagés en examinant ce que disent les poètes ; car les poètes sont, si je puis dire, les pères et les guides de la sagesse. Or ils expriment sans doute une pensée profonde, quand, pour montrer quelles gens peuvent être amis, ils affirment que c’est Dieu même qui les rend amis, en les poussant l’un vers l’autre. Voici, je crois, comme ils ont exprimé cette pensée :
Un Dieu conduit toujours le semblable vers son semblable »
et le lui fait connaître. N’as-tu pas lu ce vers quelque part ?
— Si, répondit-il.
— As-tu lu aussi les écrits de ces grands savants qui disent exactement la même chose, à savoir que le semblable est nécessairement toujours ami du semblable ? Ces savants sont ceux qui traitent de la nature et de l’univers dans leurs entretiens et dans leurs écrits.
— Tu dis vrai, répondit-il.
— Eh bien ! dis-je, ont-ils raison ?
— Peut-être, dit-il.
— Peut-être, repris-je, n’ont-ils raison qu’à moitié, peut-être ont-ils raison entièrement ; en ce cas nous ne les comprendrions pas ; car il nous semble à nous que le méchant est l’ennemi du méchant, et cela d’autant plus qu’il l’approche de plus près et le fréquente davantage ; car le méchant fait du mal, et il est impossible que ceux qui font du mal et ceux qui en pâtissent soient amis. N’est-ce pas exact ?
— Si, dit-il.
— Ainsi donc la moitié de leur assertion est fausse, s’il est vrai que les méchants soient semblables entre eux.
— Tu as raison.
— Mais peut-être veulent-ils dire que les bons sont semblables aux bons et amis entre eux, mais que les méchants, comme on le dit aussi d’eux, ne sont pas même semblables à eux-mêmes, mais sont changeants et inconsistants ; or ce qui est dissemblable et différent de soi-même ne saurait guère être semblable à un autre ou l’ami d’un autre. N’est-ce pas aussi ton avis ?
— C’est mon avis, dit-il.
— Ainsi donc, mon cher, quand on dit que le semblable est ami du semblable, on donne à entendre, si je ne me trompe, que l’homme de bien seul devient ami du seul homme de bien, et que le méchant n’entre jamais dans une amitié véritable ni avec le bon ni avec le méchant. Est-ce aussi ton avis ?
Il fit signe que oui.
— Nous savons donc maintenant quelles gens sont amis ; car notre raisonnement nous a fait voir que ce sont les gens de bien.
— C’est tout à fait ce que je pense, dit-il.
XI. — Et moi aussi, repris-je. Pourtant il y a là quelque chose qui me contrarie. Eh bien donc, par Zeus, examinons ce qui me paraît suspect. Le semblable est-il ami du semblable en tant que semblable, et, comme tel, lui est-il utile ? Mais posons plutôt la question de cette manière le semblable peut-il faire à son semblable quelque bien ou quelque tort qu’il ne puisse se faire à lui-même ? et peut-il attendre quelque chose qu’il ne puisse attendre de lui-même ? Dans ces conditions, comment sentiraient-ils de l’attrait l’un pour l’autre, s’ils ne sont l’un pour l’autre d’aucun secours ? Est-ce possible ?
— Non.
— Or ce qui n’attire pas peut-il être ami ?
— Nullement.
— Alors le semblable n’est point l’ami du semblable. Mais le bon ne pourrait-il pas être ami du bon, en tant que bon, non en tant que semblable ?
— Peut-être.
— Mais quoi ? le bon, en tant que bon, ne saurait-il se suffire à lui-même ?
— Si.
— Or celui qui se suffit à lui-même n’a, par là même, besoin de personne ?
— Sans doute.
— Mais celui qui n’a pas besoin d’un autre ne sent pas d’attrait pour lui ?
— Non, effectivement.
— Et s’il n’a pas d’attrait pour lui, il ne l’aime pas ?
— Non, assurément.
— Et s’il ne l’aime pas, il n’est pas ami.
— Il ne me paraît pas.
— Comment donc admettre que les bons puissent aucunement être amis des bons, si, séparés, ils ne se désirent pas les uns les autres, puisqu’ils se suffisent à eux-mêmes même dans l’isolement, et si, réunis, ils n’ont aucun besoin les uns des autres ? et le moyen que de telles gens s’estiment les uns les autres ?
— Impossible, dit-il.
— Mais ils ne sauraient être amis, s’ils ne s’estiment pas les uns les autres ?
— C’est vrai.
XII. — Vois, Lysis, comme nous nous sommes fourvoyés ; ne penses-tu pas que nous nous sommes trompés du tout au tout ?
— Comment cela ? dit-il.
— J’ai entendu quelqu’un dire un jour — c’est un souvenir qui me revient — que le semblable est le plus grand ennemi du semblable et les gens de bien des gens de bien ; il en appelait au témoignage d’Hésiode, dont il citait ce passage :
« Le potier envie le potier, le chanteur le chanteur, le mendiant le mendiant. »
Il affirmait qu’il en était nécessairement ainsi en toutes choses et que les êtres les plus semblables sont les plus remplis d’envie, d’hostilité et de haine les uns à l’égard des autres, et les êtres les plus dissemblables les plus remplis d’amitié réciproque, qu’ainsi le pauvre est forcément l’ami du riche et le faible du fort, à cause du secours qu’ils en attendent, comme le malade l’est du médecin, comme aussi l’ignorant recherche et aime le savant ; puis, haussant le ton, il poursuivait en disant qu’il s’en faut du tout que le semblable soit ami du semblable, et que c’est précisément le contraire qui est vrai et que c’est les êtres les plus opposés qui sont les plus amis ; car chacun désire son contraire, et non pas son semblable ; c’est ainsi que le sec désire l’humide, le froid le chaud, l’amer le doux, l’aigu l’obtus, le vide le plein, le plein le vide, et ainsi du reste, parce que le contraire sert d’aliment au contraire et que le semblable ne saurait rien tirer du semblable. Et je puis t’assurer, mon ami, qu’il avait l’air d’un habile homme en disant cela, car il parlait à merveille.
Mais vous, dis-je, qu’en pensez-vous ?
— Qu’il a raison, dit Ménexène, au moins à première vue.
— Devons-nous admettre que le contraire est le plus grand ami du contraire ?
— Oui.
— Soit, dis-je ; mais n’est-ce pas étrange, Ménexène, et n’allons-nous pas être assaillis sur-le-champ par ces sages par excellence, ces amateurs de controverse, heureux de l’aubaine, qui vont nous demander si la haine n’est pas ce qu’il y a de plus contraire à l’amitié ? Que leur répondre ? N’est-on pas forcé de convenir qu’ils disent la vérité ?
— Nécessairement.
— Est-ce que, disent-ils, ce qui aime est ami de ce qui hait, et ce qui hait de ce qui aime ?
— Ni l’un ni l’autre, dit-il.
— Et le juste de l’injuste, le tempérant de l’intempérant, le bon du mauvais ?
— Il ne semble pas qu’il en puisse être ainsi.
— Et pourtant, repris-je, si c’est la dissemblance qui crée l’amitié entre deux êtres, il faut aussi que ces contraires soient amis.
— Il le faut.
— Ainsi donc ni le semblable n’est ami du semblable, ni le contraire du contraire.
— Il ne semble pas.
XIII. — Cherchons autre chose. Ne faut-il pas plutôt dire que si l’amitié n’est véritablement aucune des choses dont nous venons de parler, c’est ce qui n’est ni bon ni mauvais qui peut à ce titre devenir l’ami du bon.
— Que veux-tu dire ? me dit-il.
— Par Zeus, dis-je, je ne sais trop ; en vérité j’ai moi-même le vertige devant une question si embarrassante. Il se pourrait, selon le vieil adage, que l’ami soit le beau. C’est en tout cas un je ne sais quoi de mou, de lisse et de poli, et c’est pour cela sans doute qu’il nous glisse si facilement entre les doigts et nous échappe ; c’est l’effet de sa nature. Je dis donc que le bon est beau. Qu’en penses-tu, toi ?
— Je le crois aussi.
— Dès lors, cédant à une sorte de divination, j’avance que ce qui n’est ni bon ni mauvais est l’ami du beau et du bon. Écoute sur quoi j’appuie ma conjecture. Il me semble qu’il existe trois genres : le bon, le mauvais, et ce qui n’est ni bon ni mauvais. Que t’en semble à toi ?
— Je suis de ton avis, dit-il.
— Or ni le bon n’est ami du bon, ni le mauvais du mauvais, ni le bon du mauvais : les raisons que nous venons d’en donner s’y opposent ; reste donc, si l’amitié existe entre deux êtres, que ce qui n’est ni bon ni mauvais soit l’ami du bon ou de ce qui est de même nature que le bon lui-même ; car on ne saurait, n’est-ce pas, devenir l’ami du mauvais ?
— C’est juste.
— Le semblable non plus ne peut devenir l’ami du semblable, nous l’avons dit tout à l’heure. N’est-ce pas vrai ?
— Si.
— L’être qui n’est ni bon ni mauvais ne saurait donc avoir pour ami un être tel que lui.
— Il ne semble pas.
— Il s’ensuit donc que ce qui n’est ni bon ni mauvais ne peut devenir l’ami que du bon seul.
— C’est forcé, à ce qu’il semble.
XIV. — Eh bien ! mes enfants, dis-je, ce qui vient d’être dit ne nous met-il pas sur la bonne voie ? Prenons un exemple : le corps en bonne santé n’a aucun besoin de la médecine ni d’aucun autre secours ; il se suffit à lui-même ; et, quand on est bien portant, on n’aime pas le médecin en raison de sa santé, n’est-ce pas ?
— Non.
— Mais le malade l’aime, je pense, en raison de sa maladie ?
— Sans doute.
— La maladie est en effet un mal, et la médecine une chose utile et bonne.
— Oui.
— Mais le corps, en tant que corps, n’est ni bon ni mauvais.
— C’est vrai.
— Or il est forcé par la maladie de rechercher et d’aimer la médecine.
— Il me semble.
— Donc ce qui n’est ni bon ni mauvais devient l’ami du bon par la présence du mal.
— Il semble.
— Mais il est évident que c’est avant d’être devenu mauvais lui-même sous l’influence du mal qui est en lui ; si en effet il était devenu mauvais, il ne désirerait plus le bien et ne l’aimerait plus ; car il est impossible, nous l’avons dit, que le mal soit l’ami du bien.
— Impossible, en effet.
— Maintenant faites attention à ce que je vais dire : je dis que certaines choses sont telles que ce qui se trouve avec elles, certaines autres non. Supposé par exemple qu’on enduise quelque chose d’une certaine couleur, la teinture qu’on applique se trouve avec la chose teinte.
— Oui.
— Eh bien, la chose teinte est-elle alors la même quant à la couleur que la teinture dont elle est enduite ?
— Je ne saisis pas, dit-il.
— Eh bien, prenons l’exemple que voici, dis-je : si l’on enduisait de blanc de céruse tes cheveux qui sont blonds, seraient-ils blancs alors, ou n’en auraient-ils que l’apparence ?
— Ils n’en auraient que l’apparence, répondit-il.
— Et pourtant la blancheur s’y trouverait.
— Oui.
— Néanmoins ils n’en seraient pas pour cela plus blancs, et, malgré la présence de la blancheur, ils ne seraient ni blancs ni noirs ?
— C’est vrai.
— Mais, mon ami, quand la vieillesse leur apporte cette même couleur, ils deviennent alors tels que la chose apportée : ils deviennent blancs par la présence de la blancheur.
— Sans doute.
— Voici donc la question que je te pose : quand une chose se trouve avec une autre, celle qui la contient sera-t-elle pareille à celle qui est présente en elle ? ou le sera-t-elle si la chose s’y trouve d’une certaine façon, mais non si elle s’y trouve d’une autre façon ?
— C’est plutôt la seconde alternative qui est la vraie, dit-il.
— De même l’être qui n’est ni mauvais ni bon peut, malgré la présence du mal, n’être pas mauvais encore, comme il peut l’être déjà devenu.
— C’est très juste.
— Donc, quand il n’est pas encore mauvais, malgré la présence du mal, cette présence lui fait désirer le bien mais en le rendant mauvais, elle lui ôte tout ensemble et le désir du bien et la possibilité de l’aimer ; car il n’est plus ni bon ni mauvais, il est mauvais, et le bon, nous l’avons vu, n’est pas l’ami du mauvais.
— Non, assurément. Pour la même raison nous pourrions dire que ceux qui sont déjà savants, dieux ou hommes, n’aiment plus la science, et que ceux-là non plus ne l’aiment pas qui sont ignorants au point d’en être mauvais ; car, quand on est mauvais et ignorant, on n’aime pas la science. Restent donc ceux qui sont affligés de ce mal, l’ignorance, mais qu’il n’a pas encore rendus inintelligents et ignorants, et qui reconnaissent encore qu’ils ne savent pas ce qu’ils ne savent pas. Voilà pourquoi ceux qui aiment la science sont ceux qui ne sont encore ni bons ni mauvais ; ceux au contraire qui sont mauvais ne l’aiment pas, ni les bons non plus ; car le contraire n’est pas l’ami du contraire, ni le semblable du semblable, nous l’avons reconnu précédemment, vous le rappelez-vous ?
— Parfaitement, dirent-ils tous deux.
— Eh bien, maintenant, Lysis et Ménexène, nous avons fort bien trouvé qui est ami et qui ne l’est pas. Nous disons en effet, qu’il s’agisse de l’âme, ou du corps, ou de toute autre chose, que ce qui n’est ni bon ni mauvais devient l’ami du bon à cause de la présence du mal. »
Ils acquiescèrent tous deux et convinrent que c’était bien cela.