Chambry: Lysis 218c-223b — A finalidade da amizade

XV. — Moi-même j’étais alors tout joyeux, comme un chasseur qui tient enfin, et non sans peine, le gibier qu’il poursuivait ; puis il me vint je ne sais d’où le plus étrange soupçon sur l’exactitude de nos conclusions. Je m’écriai aussitôt, tout contristé : « Oh ! Lysis et Ménexène, nous pourrions bien n’avoir fait qu’un beau rêve.

— Et la raison ? dit Ménexène.

— Je crains, répondis-je, que dans notre recherche de l’ami nous n’ayons rencontré des charlatans, je veux dire des raisonnements trompeurs.

— Comment cela ? dit-il.

— Voici, dis-je. Quand on est ami, l’est-on de quelque chose ou non ?

— De quelque chose nécessairement, dit-il.

— L’est-on en vue de rien et à cause de rien, ou en vue de quelque chose et à cause de quelque chose ?

— En vue de quelque chose et à cause de quelque chose.

— Et cet objet en vue duquel l’ami aime son ami, lui est-il ami, ou n’est-il ni ami ni ennemi ?

— Je ne te suis pas bien, dit-il.

— Ce n’est pas étonnant, dis-je ; mais peut-être me suivras-tu de cette façon, et moi je crois que je saurai mieux ce que je dis. Le malade, nous le disions tout à l’heure, est ami du médecin, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais s’il est ami du médecin, n’est-ce pas à cause de la maladie, en vue de la santé ?

— Si.

— Or, la maladie est un mal ?

— C’est indéniable.

— Et la santé, dis-je, est-elle un bien ou un mal, ou n’est-elle ni l’un ni l’autre ?

— C’est un bien, répondit-il.

— Nous avons dit, je crois, que le corps, qui n’est ni bon ni mauvais, est ami de la médecine à cause de la maladie, c’est— -dire à cause du mal ; or la médecine est un bien, et c’est en vue de la santé que la médecine se fait aimer. Or la santé est un bien, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et la santé est-elle pour le corps amie ou non ?

— Amie.

— Mais la maladie lui est ennemie ?

— Certes.

— Donc, ce qui n’est ni mauvais ni bon est ami de ce qui lui est bon, à cause de ce qui lui est mauvais et ennemi, en vue de ce qui est bon et ami ?

— Il paraît.

— C’est donc en vue de ce qui lui est ami que l’ami est ami à cause de ce qui lui est ennemi ?

— Il le semble.

XVI. — Bien, dis-je. C’est ici, mes enfants, qu’il faut faire attention de ne pas tomber dans l’erreur. Que l’ami soit devenu l’ami de l’ami, et le semblable l’ami du semblable, bien que nous l’ayons jugé impossible, c’est un point que je laisse de côté. Mais il y a une chose qu’il faut examiner, pour ne pas nous tromper dans la discussion présente. La médecine, disons-nous, est aimée en vue de la santé ?

— Oui.

— La santé aussi est donc aimée ?

— Assurément.

— Si elle est aimée, c’est en vue de quelque chose ?

— Oui.

— De quelque chose d’aimé, pour être conséquent avec nos prémisses ?

— Assurément.

— Ce quelque chose à son tour sera aimé en vue d’un autre objet aimé ?

— Oui.

— Alors n’arrivera-t-il pas fatalement ou que nous nous lasserons de poursuivre cette voie, ou que nous arriverons à un principe qui ne nous enverra plus à un autre objet aimé, je veux dire à cet objet qui est le premier objet d’amour, en vue duquel nous disons que tous les autres sont aimés.

— Il le faut.

— Je dis donc qu’il faut prendre garde que tous les autres objets, qui, comme nous l’avons dit, sont aimés en vue de celui-là, étant des sortes d’images de ce premier objet, ne nous fassent illusion, et que c’est ce premier objet qui est le véritable ami. Représentons-nous la chose comme il suit. Quand on tient beaucoup à quelque chose, quand, par exemple, un père préfère un fils à tout au monde, n’arrive-t-il pas, parce qu’il met son fils au-dessus de tout, qu’il fasse cas d’autre chose aussi ? Supposons qu’il apprenne que son fils a bu de la ciguë : est-ce qu’il ne fera pas cas du vin, s’il juge que le vin sauvera son fils ?

— Sans doute, répondit-il.

— Ne fera-t-il pas cas aussi du vase où est le vin ?

— Si fait.

— Et alors ne fait-il aucune différence entre la coupe d’argile et son fils, entre trois cotyles de vin et son fils ? N’est-il pas juste de dire au contraire que tout zèle dépensé en pareil cas ne va point aux objets qu’on cherche à se procurer en vue d’autre chose, mais à celui en vue duquel on se procure tous les autres ? Bien que nous disions souvent que nous faisons cas de l’or et de l’argent, nous n’en disons pas moins une chose fausse ; en réalité, ce que nous plaçons au-dessus de tout dans notre estime, c’est ce qui nous apparaît comme la fin en vue de laquelle nous recherchons l’or et tous les biens que nous poursuivons. N’est-ce pas ainsi qu’il faut parler ?

— Si fait.

— Le même raisonnement ne s’applique-t-il pas à l’ami ? Toutes les choses que nous appelons amies et que nous aimons en vue d’un autre objet d’amour, portent un nom qui n’est évidemment pas le leur ; ce qui est réellement ami semble bien être ce principe même auquel se rapportent toutes ces amitiés prétendues.

— Il pourrait bien en être ainsi, dit-il.

— Donc ce qui est vraiment ami ne l’est pas en vue d’une chose aimée ?

— C’est vrai.

XVII. — C’est donc une question réglée : ce n’est pas en vue d’une chose aimée que l’ami est ami ? C’est le bien qui est aimé ?

— C’est mon avis.

— N’est-ce pas à cause du mal que le bien est aimé ? La question peut se poser ainsi : si des trois genres dont nous parlions tout à l’heure, le bon, le mauvais et ce qui n’est ni bon ni mauvais, il n’en restait que deux, et que le troisième, le mauvais, disparût et n’attaquât plus ni le corps ni l’âme, ni les autres choses que nous disons n’être en soi ni bonnes ni mauvaises, est-ce qu’en ce cas le bien nous serait encore utile à quelque chose ? ne serait-il pas devenu sans usage ? Si, en effet, rien ne pouvait plus nous nuire, nous n’aurions plus besoin d’aucun secours. Nous verrions dès lors dans une entière évidence que c’est à cause du mal que nous recherchions et aimions le bien, parce qu’il est le remède du mal et que le mal est une maladie ; mais si la maladie n’existe plus, nous n’avons plus besoin de remède. Le bien est-il de telle nature que nous l’aimions à cause du mal, nous qui tenons le milieu entre le mal et le bien, et que par lui-même et relativement à lui-même il n’est d’aucune utilité ?

— Il me semble, dit-il, qu’il en est ainsi.

— Donc cet objet de notre amitié auquel nous rapportions tous les autres objets que nous disions aimés en vue d’autre chose, ne leur ressemble en rien. De ceux-ci nous disons qu’ils sont amis en vue d’un ami ; mais l’ami véritable est visiblement d’une nature tout opposée ; car c’est en vue d’un ennemi, nous l’avons démontré, qu’il est ami ; mais, supposé que l’ennemi disparaisse, il cessera de nous être ami, semble-t-il.

— Je le crois, à t’entendre parler ainsi.

— Par Zeus, repris-je, à supposer que le mal soit détruit, n’y aura-t-il plus aussi ni faim, ni soif, ni rien de pareil ; ou bien la faim subsistera-t-elle, au moins tant qu’il y aura des hommes et des animaux, mais sans être nuisible ; et la soif et les autres appétits existeront-ils, mais sans être mauvais, puisque le mal sera détruit, ou est-ce une question ridicule de demander ce qui en pareil cas sera ou ne sera pas ? Qui le sait en effet ? En tout cas il y a une chose que nous savons, c’est qu’aujourd’hui la faim est tantôt nuisible, tantôt utile. Est-ce vrai ?

— Très vrai.

— De même, quand on a soif ou tout autre appétit du même genre, on éprouve à désirer tantôt du plaisir, tantôt de la douleur, tantôt ni l’un ni l’autre.

— C’est très vrai.

— A supposer que le mal périsse, ce qui n’est pas naturellement un mal devrait-il périr avec le mal ?

— Nullement.

— Les désirs qui ne sont ni bons ni mauvais subsisteraient donc, même si le mal périssait ?

— Il semble.

— Est-il possible qu’un homme qui désire et qui est amoureux n’aime pas l’objet de son désir et de son amour ?

— Je ne crois pas.

— Il y aurait donc, ce semble, même si le mal disparaissait, place pour l’amitié ?

— Oui.

— Il n’y en aurait plus, si le mal était bien la cause que l’amitié existe ; le mal une fois disparu, aucun être ne serait l’ami d’un autre ; car, la cause disparue, il serait impossible que l’effet de cette cause subsistât.

— C’est juste.

— N’avons-nous pas admis que l’ami aime quelque chose et à cause de quelque chose, et n’avons-nous pas reconnu alors que c’était à cause du mal que ce qui n’est ni bon ni mauvais aimait le bien ?

— C’est vrai.

— Mais à présent, semble-t-il, nous découvrons une autre raison d’aimer et d’être aimer.

— Il le semble.

— Le désir est-il donc réellement, comme nous le disions tout à l’heure, la cause de l’amitié ? Celui qui désire est-il, au moment où il désire, l’ami de l’objet désiré ? et notre discussion précédente sur l’amitié n’est-elle qu’un bavardage, une manière de poème datant de Cronos ?

— Je le crains, dit-il.

— Mais, repris-je, ce qui désire désire ce dont il a besoin, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Ce qui a besoin est donc ami de ce dont il a besoin ?

— Il me semble.

— Or, on a besoin de ce dont on est privé ?

— Sans doute.

— Dès lors c’est ce qui convient, semble-t-il, qui est l’objet de l’amour, de l’amitié et du désir ; cela paraît évident, Ménexène et Lysis.

Ils en convinrent tous deux.

— Donc, si vous êtes amis l’un de l’autre, c’est que vous avez quelque convenance de nature.

— Assurément, dirent-ils ensemble.

— Conséquemment, mes enfants, leur dis-je, si quelqu’un en désire un autre, ou en est épris, le désir, l’amour ou l’amitié qu’il éprouve supposent nécessairement entre lui et l’objet de son amour quelque convenance d’âme, de caractère, de moeurs ou d’extérieur. « Assurément », dit Ménexène ; pour Lysis, il ne dit rien.

« Bon ! dis-je. Il est donc nécessaire que nous aimions ce qui a une convenance naturelle avec nous, voilà qui est démontré.

— Il le semble, dit-il.

— Il est donc nécessaire que l’amant véritable et sincère soit aimé de l’enfant qu’il aime ? »

Lysis et Ménexène eurent bien de la peine à faire un signe d’assentiment ; mais Hippothalès était si content que son visage passait par toutes les couleurs.

XVIII. — Je repris, voulant soumettre cette idée à l’examen : « S’il y avait quelque différence entre le convenable et le semblable, notre opinion sur la nature de l’amitié ne serait pas sans valeur, ce me semble, Lysis et Ménexène. Mais si le semblable et le convenable se trouvent être la même chose, il n’est pas facile de rejeter le raisonnement que nous avons fait précédemment, à savoir qu’en vertu de leur ressemblance, le semblable est inutile au semblable ; d’autre part admettre que l’ami est inutile est absurde. Voulez-vous donc, dis-je, puisque la discussion nous a donné pour ainsi dire l’étourdissement de l’ivresse, que nous admettions cette idée que le convenable est autre chose que le semblable ?

— Oui.

— Admettons-nous aussi que le bon convient à chacun et que le mauvais lui est étranger, ou que le mauvais convient au mauvais, le bon au bon, ce qui n’est ni bon ni mauvais à ce qui n’est ni bon ni mauvais ? »

Ils furent d’avis que ces choses se convenaient respectivement les unes aux autres.

« Alors, mes enfants, repris-je, nous voici ramenés à ces premières opinions sur l’amitié que nous avons rejetées ; car à ce compte l’injuste ne sera pas moins ami de l’injuste, et le mauvais du mauvais que le bon du bon.

— Il semble, dit-il.

— Quoi donc ! Si nous disons que le bon et le convenable sont la même chose, le bon n’est-il pas seul l’ami du bon ?

— Si fait.

— Mais sur ce point aussi nous pensions nous être réfutés nous-mêmes, vous le rappelez-vous ?

— Nous nous le rappelons.

— A quoi bon raisonner encore ? C’est évidemment inutile. Je veux seulement, comme les habiles avocats dans les tribunaux, résumer tout ce que nous avons dit. Si en effet ni ceux qui sont aimés, ni ceux qui aiment, ni les semblables, ni les dissemblables, ni les bons, ni les convenables, ni toutes les autres choses que nous avons passées en revue, car je n’en ai plus souvenir, tant elles sont nombreuses, si, dis-je, rien de tout cela n’est l’ami, je ne sais plus que dire. »

En parlant ainsi, je pensais à provoquer quelqu’un de plus âgé. Mais voilà que, comme des démons, les pédagogues, celui de Ménexène et celui de Lysis, s’approchent, tenant par la main les frères de ces jeunes gens, et ils les appellent et leur disent de rentrer à la maison ; car il était déjà tard. Tout d’abord, les assistants et nous, nous essayâmes de les faire partir ; mais comme ils se fâchaient sans se soucier de nous et continuaient à appeler leurs jeunes maîtres dans leur langage à demi barbare ; comme d’autre part ils avaient un peu bu aux fêtes d’Hermès et paraissaient intraitables, nous cédâmes et rompîmes l’entretien.
Néanmoins, comme ils partaient, je leur dis : « Nous venons de nous rendre ridicules, Lysis et Ménexène, moi qui suis vieux, et vous-mêmes ; car nos auditeurs vont dire en s’allant que nous avons la prétention d’être amis les uns des autres, car je me mets des vôtres, mais que nous n’avons pas encore pu découvrir ce que c’est que l’ami. »