VI. — En ce qui regarde la noblesse de leur naissance, leur premier titre, c’est que leurs ancêtres n’étaient pas d’origine étrangère et que, de ce fait, eux, leurs descendants, n’étaient pas dans le pays des immigrés dont les aïeux seraient venus d’ailleurs, mais des autochtones, qui habitaient et vivaient dans leur patrie réelle et qui n’étaient pas nourris comme d’autres par une marâtre, mais par la terre maternelle dans laquelle ils habitaient, et qu’aujourd’hui, après leur mort, ils reposent dans leur propre terre, celle qui les a enfantés, nourris et reçus dans son sein. Dès lors, il n’est rien de plus juste que de glorifier d’abord leur mère elle-même, puisque c’est du même coup glorifier leur naissance.
VII. — Notre pays mérite les éloges de tous les hommes et non pas seulement les nôtres, pour plusieurs raisons, dont la première et la plus considérable, c’est qu’il est aimé des dieux. Notre affirmation est confirmée par la querelle et le jugement des dieux qui se disputèrent pour lui. Honoré par les dieux, comment n’aurait-il pas le droit de l’être par tous les hommes sans exception ? Une autre juste raison de le louer, c’est qu’au temps où toute la terre produisait et enfantait des animaux de toute espèce, sauvages et domestiques, la nôtre en ce temps-là se montra vierge et pure de bêtes sauvages, et, parmi les animaux, elle choisit et enfanta l’homme, qui surpasse les autres par l’intelligence et reconnaît seul une justice et des dieux. Une preuve bien forte que cette terre a enfanté les ancêtres de ces guerriers et les nôtres, c’est que tout être qui enfante porte en lui la nourriture appropriée à son enfant, et c’est par là qu’on reconnaît la vraie mère de la fausse, qui s’approprie l’enfant d’une autre : celle-ci n’a pas les sources nourricières nécessaires au nouveau-né. C’est par là que la terre, qui est en même temps notre mère, prouve incontestablement qu’elle a engendré des hommes : seule en ce temps-là et la première, elle a produit, pour nourrir l’homme, le fruit du blé et de l’orge, qui procure au genre humain le plus beau et le meilleur des aliments, montrant ainsi que c’est elle qui a réellement enfanté cet être. Et c’est pour la terre plus encore que pour la femme qu’il convient d’accepter des arguments de ce genre ; car ce n’est pas la terre qui a imité la femme dans la conception et l’enfantement, mais la femme qui imite la terre. Et ce fruit-là, elle n’en a pas été avare, elle l’a distribué aux autres. Ensuite, elle a produit pour ses fils l’huile d’olive, qui soulage la fatigue ; et, après les avoir nourris et fait grandir jusqu’à l’adolescence, elle a introduit, pour les gouverner et les instruire, des dieux, dont il convient ici de taire les noms, car nous les connaissons. Ce sont eux qui ont organisé notre vie en vue de l’existence quotidienne, en nous enseignant les arts avant les autres hommes, et qui nous ont appris à nous faire des armes et à nous en servir pour défendre notre pays.
VIII. — Nés et élevés de cette manière, les ancêtres de ces guerriers avaient, pour se gouverner, fondé un État, dont il convient de dire quelques mots. Car c’est l’État qui forme les hommes et les rend bons, s’il est bon, mauvais, s’il est le contraire. Il est donc indispensable de montrer que nos pères ont été élevés dans un État bien réglé, qui les a rendus vertueux, ainsi que les hommes de nos jours, au nombre desquels il faut compter les morts qui sont devant nous. C’était alors le même gouvernement qu’aujourd’hui, le gouvernement de l’élite, sous lequel nous vivons à présent et avons presque toujours vécu depuis ce temps-là. Les uns l’appellent démocratie, les autres de tel autre nom qu’il leur plaît ; mais c’est en réalité le gouvernement de l’élite avec l’approbation de la foule. Et en effet, nous avons toujours des rois ; ils le sont tantôt en vertu de la naissance, tantôt en vertu de l’élection. Mais le gouvernement de l’État est pour la plus grande part aux mains de la foule, qui confie les charges et le pouvoir à ceux qui, en chaque occasion, lui paraissent être les meilleurs, et nul n’en est exclu ni par l’infirmité, ni par la pauvreté, ni par l’obscurité de sa naissance, ni préféré pour les avantages contraires, comme il arrive dans d’autres États. Il n’y a qu’une règle, c’est que celui qui paraît être habile et vertueux commande et gouverne. La cause de cette constitution qui nous régit est l’égalité de naissance. Les autres États sont formés de populations hétérogènes de toute provenance, et cette diversité se retrouve dans leurs gouvernements, tyrannies et oligarchies ; dans ces États, les citoyens sont traités en esclaves par un petit nombre, et ce petit nombre est regardé comme un maître par la foule. Nous et les nôtres, qui sommes tous frères, étant issus d’une mère commune, nous ne nous regardons pas comme esclaves, ni comme maîtres les uns des autres ; mais l’égalité d’origine établie par la nature nous oblige à rechercher l’égalité politique selon la loi et à ne reconnaître d’autre supériorité que celle de la vertu et de la sagesse.
IX. — De là vient que les pères de ces soldats et de nous-mêmes et ces soldats eux-mêmes, nourris dans une pleine liberté, après avoir reçu une noble naissance, ont accompli sous les yeux du monde entier tant de belles actions publiques et particulières, regardant comme un devoir de combattre pour la liberté contre des Grecs en faveur des Grecs et contre les barbares en faveur de la Grèce entière. Comment ils repoussèrent Eumolpe et les Amazones et des ennemis encore plus anciens, qui avaient envahi notre pays, et comment ils secoururent les Argiens contre les descendants de Cadmos et les Héraclides contre les Argiens, le temps m’est trop mesuré pour le raconter dignement. D’ailleurs les poètes ont déjà célébré magnifiquement dans leurs chants et signalé leur valeur à tout l’univers. Si donc nous entreprenions nous-mêmes de glorifier les mêmes exploits en simple prose, nous paraîtrions peut-être inférieurs à eux. En conséquence je crois devoir les passer sous silence, d’autant plus qu’ils ont déjà leur récompense ; mais ceux dont aucun poète jusqu’ici n’a tiré un renom digne de ces dignes sujets et qui attendent encore un panégyriste, voilà ceux que je crois devoir rappeler, en les louant et en engageant d’autres à les chanter dans des odes et les autres genres de poèmes d’une manière digne de ceux qui les ont accomplis. Des hauts faits dont je parle, voici les premiers.
Quand les Perses, maîtres de l’Asie, tentèrent d’asservir l’Europe, ils furent arrêtés par les fils de ce pays, nos ancêtres, qu’il est juste et indispensable de mentionner d’abord pour louer leur valeur. Il faut donc la considérer, si l’on veut bien la louer, en se transportant par la pensée à cette époque où toute l’Asie était asservie à un roi qui était alors le troisième. Le premier de ces rois, Cyrus, ayant par son courage altier affranchi les Perses, ses compatriotes, avait du même coup subjugué leurs maîtres, les Mèdes, et réduit sous son pouvoir le reste de l’Asie jusqu’à l’Égypte. Son fils avait soumis toutes les partie de l’Égypte et de la Libye où il avait pu pénétrer. Le troisième, Darius, avait porté sur terre les limites de son empire jusqu’à la Scythie et ses flottes dominaient la mer et les îles, si bien que personne n’osait lui tenir tête. Dans le monde entier les âmes lui étaient asservies, tant étaient nombreux, grands et belliqueux les peuples courbés sous le joug de l’empire perse !
X. — Or Darius nous accusa, nous et les Érétriens, d’avoir ourdi un complot contre Sardes. Sous ce prétexte, il envoya cinq cent mille hommes sur des vaisseaux de charge et de guerre, et trois cents navires de guerre. Il en donna le commandement à Datis et lui ordonna de lui amener à son retour les Érétriens et les Athéniens, s’il voulait garder sa tête. Datis, ayant fait voile vers Érétrie, contre des hommes qui étaient les plus réputés des Grecs de ce temps-là dans l’art de la guerre et qui étaient en assez grand nombre, les soumit en trois jours et, pour n’en laisser échapper aucun, il fouilla tout leur pays de la manière suivante. Parvenus à la frontière d’Érétrie, ses soldats s’étendirent d’une mer à l’autre et parcoururent tout le territoire en se donnant la main, afin de pouvoir dire au roi que personne ne leur avait échappé. Dans le même dessein, ils quittèrent Érétrie pour débarquer à Marathon, persuadés qu’il leur serait facile de ramener les Athéniens, après les avoir mis sous le joug comme les Erétriens. Ils avaient achevé la première entreprise et ils tentaient la deuxième, sans qu’aucun des Grecs se fût porté au secours ni des Erétriens, ni des Athéniens, hormis les Lacédémoniens ; mais ceux-ci n’étaient arrivés que le lendemain de la bataille. Tous les autres, frappés de terreur, se tinrent en repos, heureux d’échapper au danger pour le moment. C’est en se reportant à cette situation qu’on pourra apprécier la vaillance de ces braves, qui reçurent à Marathon le choc de l’armée des barbares, châtièrent l’insolent orgueil de l’Asie entière et dressèrent les premiers des trophées sur les barbares ; ils ouvrirent ainsi la voie aux autres et leur apprirent que la puissance des Perses n’était pas invincible et qu’il n’y a ni nombre ni richesse qui ne le cède à la valeur. Aussi j’affirme, moi, que ces héros furent les pères non seulement de nos personnes, mais aussi de notre liberté et de celle de tous les Grecs qui peuplent ce continent ; car c’est parce qu’ils avaient les yeux fixés sur cette grande oeuvre que les Grecs osèrent risquer pour leur salut les batailles qui eurent lieu plus tard, suivant l’exemple du héros de Marathon.
XI. — C’est donc à ces héros que notre discours doit décerner le premier prix de la valeur ; le second sera pour les vainqueurs des batailles navales de Salamine et d’Artémision. De ces derniers aussi il y a beaucoup à dire, et quels assauts ils ont soutenus à la fois sur terre et sur mer, et comment ils les ont repoussés ; mais ce qui me paraît être chez eux aussi le plus beau titre de gloire, je le rappellerai en disant qu’ils ont consommé l’oeuvre commencée par les soldats de Marathon. Les soldats de Marathon avaient seulement montré aux Grecs qu’il était possible de repousser une multitude de barbares avec une poignée d’hommes ; mais avec des vaisseaux, c’était à voir encore : les Perses avaient la réputation d’être invincibles sur mer par le nombre, la richesse, l’habileté et la force. Aussi ce qui mérite d’être loué chez ceux qui combattirent alors sur la flotte, c’est qu’ils dissipèrent cette seconde crainte des Grecs et mirent fin à la peur qu’inspirait la multitude des vaisseaux et des hommes. Le résultat, dû à la fois à ceux qui combattirent à Marathon et à ceux qui combattirent sur mer à Salamine, c’est l’enseignement donné aux autres Grecs, qui, grâce d’une part aux combattants sur terre, et de l’autre aux combattants sur mer, apprirent et s’habituèrent à ne pas craindre les barbares.
XII. — Au troisième rang, par la date et le mérite, je place ce qui fut fait à Platées pour la liberté de la Grèce, et cette fois par les Lacédémoniens et les Athéniens réunis. Le péril était immense et formidable ; à eux tous, ils le repoussèrent, et la vaillance qu’ils déployèrent en cette occasion leur vaut aujourd’hui nos éloges et leur vaudra dans l’avenir ceux de la postérité. Mais après cela beaucoup de cités grecques étaient encore aux côtés du barbare, et l’on annonçait que le Grand Roi lui-même projetait une nouvelle entreprise contre la Grèce. Aussi est-il juste de mentionner aussi ceux qui mirent la dernière main à l’oeuvre de salut commencée par leurs devanciers, en balayant et chassant toute la gent barbare de la mer. Et ceux-là furent les hommes qui se battirent sur mer à l’Eurymédon, ceux qui firent campagne contre Chypre, ceux qui cinglèrent vers l’Égypte et beaucoup d’autres pays. Il faut rappeler leur mémoire et leur savoir gré d’avoir contraint le roi, pris de peur, de songer à son propre salut, au lieu de machiner la perte de la Grèce.
XIII. — Et cette guerre contre les barbares, toute la cité la soutint jusqu’au bout dans l’intérêt des autres peuples de même langue aussi bien que dans le sien. Mais quand la paix fut conclue et notre cité à l’honneur, elle essuya le traitement que les hommes infligent d’ordinaire à ceux qui ont réussi, la rivalité d’abord, et à la suite de la rivalité l’envie, et c’est ainsi que notre ville se vit malgré elle en état d’hostilité avec des Grecs. Après cela, la guerre ayant éclaté, ils en vinrent aux mains avec les Lacédémoniens à Tanagra, où ils se battirent pour la liberté des Béotiens. L’issue de la bataille fut douteuse, mais l’engagement suivant fut décisif ; car les Lacédémoniens se retirèrent, abandonnant les Béotiens qu’ils étaient venus secourir, et les nôtres, après avoir vaincu le troisième jour à Oenophytes, ramenèrent justement dans leur patrie ceux qui en avaient été bannis injustement. Ceux-là furent les premiers qui, après la guerre Persique, défendirent la liberté contre des Grecs. Comme ils s’étaient bravement conduits et avaient affranchi ceux qu’ils étaient allés secourir, ils furent les premiers qui reçurent de l’État l’honneur d’être déposés dans ce monument.
Par la suite, la guerre étant devenue générale, comme tous les Grecs avaient envahi et ravagé notre territoire, payant ainsi notre ville d’une indigne reconnaissance, les nôtres les vainquirent dans une bataille navale et capturèrent leurs chefs, les Lacédémoniens, à Sphagie. Au lieu de les mettre à mort comme ils le pouvaient, ils les épargnèrent, les rendirent et firent la paix, estimant que contre les peuples de même race il ne faut pas pousser la guerre au-delà de la victoire ni sacrifier au ressentiment particulier d’un État la communauté grecque, tandis que contre les barbares il faut aller jusqu’à l’extermination. Il est donc juste de louer ces hommes, qui ont soutenu cette guerre et maintenant reposent ici, parce qu’ils ont démontré que, si quelqu’un contestait la supériorité des Athéniens sur tous les autres dans la guerre précédente contre les barbares, il se trompait en la contestant. Ils montrèrent alors, en triomphant par les armes de la Grèce soulevée, en capturant les chefs des autres Grecs, qu’ils pouvaient battre par leurs propres forces ceux avec le concours desquels ils avaient battu les barbares.
XIV. — Une troisième guerre éclata après cette paix, guerre inattendue et terrible, où beaucoup de braves gens périrent qui reposent ici. Beaucoup d’entre eux tombèrent dans les parages de la Sicile, après avoir élevé une foule de trophées en combattant pour la liberté des Léontins, au secours desquels ils étaient venus dans ces régions, pour faire honneur à leurs serments. Mais comme la ville, arrêtée par la longueur du trajet, ne pouvait les soutenir, trahis par la fortune, ils renoncèrent à la lutte. Mais les ennemis mêmes qui les avaient combattus ont plus d’éloges pour leur modération et leur valeur que les autres n’en obtiennent de leurs amis. Beaucoup succombèrent aussi dans les batailles navales de l’Hellespont, après avoir pris en un seul jour tous les vaisseaux ennemis, et en avoir vaincu beaucoup d’autres. Mais en parlant du caractère formidable et inattendu de cette guerre, j’ai voulu dire que les autres Grecs en vinrent à un tel degré de jalousie contre cette ville qu’ils eurent le front de négocier avec leur plus mortel ennemi, le Grand Roi, qu’après l’avoir chassé en commun avec nous, ils le ramenèrent en traitant séparément avec lui, un barbare contre des Grecs, et de rassembler contre notre ville tous les Grecs et les barbares. C’est alors que parurent avec éclat la force et la valeur de la cité. Comme on la croyait désormais hors de combat et que sa flotte était bloquée à Mytilène, ses citoyens se portèrent à son secours avec soixante vaisseaux qu’ils montèrent eux-mêmes, et, déployant, de l’aveu de tous, un courage héroïque, ils battirent leurs ennemis et délivrèrent leurs amis, mais, victimes d’un sort immérité, ils reposent ici sans avoir été recueillis en mer. Souvenons-nous à jamais d’eux et louons-les ; car c’est leur courage qui nous assura le succès non seulement de cette bataille navale, mais encore du reste de la guerre. Grâce à eux, notre ville a gagné la réputation de ne pouvoir jamais être réduite, même par l’univers entier, réputation méritée, car, si nous avons été vaincus, c’est par nos propres dissensions, non par les armes d’autrui. Invaincus, nous le sommes encore même aujourd’hui devant nos ennemis : c’est nous-mêmes qui avons été les auteurs de notre défaite, c’est par nous-mêmes que nous avons été vaincus.
Lorsque à la suite de ces événements le calme fut rétabli et la paix conclue avec les autres États, la guerre civile qui éclata chez nous fut conduite de telle sorte que, si la discorde était fatale parmi les hommes, personne ne souhaiterait que sa propre cité fût éprouvée d’une autre manière. Du côté du Pirée comme de la ville, avec quel empressement fraternel les citoyens se rapprochèrent les uns des autres et, chose inattendue, des autres Grecs ! Avec quelle modération ils terminèrent la guerre contre ceux d’Eleusis ! Et tout cela n’eut d’autre cause que la parenté réelle, qui produit, non en paroles, mais en fait, une amitié solide, fondée sur la communauté d’origine. Il faut donc aussi se souvenir de ceux qui périrent dans cette guerre les uns par les autres, et, puisque nous sommes réconciliés nous-mêmes, de les réconcilier aussi, comme nous pouvons, en offrant, dans des cérémonies comme celle-ci, des prières et des sacrifices, en adressant nos voeux à leurs maîtres. Car ce n’est point la méchanceté ni la haine qui les mit aux prises, mais une fatalité malheureuse. C’est ce que nous attestons nous-mêmes, qui vivons, car nous, qui sommes de même race qu’eux, nous nous pardonnons mutuellement et ce que nous avons fait et ce que nous avons souffert.
XV. — Lorsque, après cela, la paix fut complètement rétablie chez nous, la cité se tint tranquille, pardonnant aux barbares qui lui avaient rendu sans demeurer en reste le mal qu’elle leur avait fait sans ménagement, mais indignée contre les Grecs, en songeant de quelle reconnaissance ils avaient payé ses bienfaits, eux qui avaient fait cause commune avec les barbares, lui avaient pris les vaisseaux auxquels ils avaient dû autrefois leur salut, et détruit les remparts que nous avions sacrifiés pour empêcher la chute des leurs. Résolue à ne plus secourir les Grecs en danger d’être asservis les uns par les autres ou par les barbares, c’est dans cet état d’esprit qu’elle se gouvernait. Tandis que nous étions dans ces dispositions, les Lacédémoniens, pensant que nous, les champions de la liberté, nous étions abattus, se firent dès lors un devoir d’asservir les autres et ils agirent en conséquence.
XVI. — Mais qu’est-il besoin de m’étendre ? Les événements que j’aurais à raconter ensuite ne datent pas d’un passé lointain ni d’autres générations que la nôtre. Nous savons nous-mêmes comment, saisis d’effroi, les premiers des Grecs, les Argiens, les Béotiens et les Corinthiens durent avoir recours à notre cité, et que, chose merveilleuse entre toutes, le Grand Roi lui-même en vint à ce point de détresse que, par suite d’un revirement de la situation, il ne trouva son salut nulle part ailleurs qu’en cette ville dont il avait tramé la perte avec passion. En vérité, si l’on voulait faire à notre cité un reproche légitime, le seul qui serait juste consisterait à dire qu’elle est trop pitoyable et qu’elle est la servante des faibles. Effectivement, dans cette circonstance non plus, elle ne sut pas endurcir son coeur et s’en tenir à sa résolution de ne défendre de la servitude aucun de ceux qui lui avaient fait tort : elle se laissa fléchir et leur prêta son assistance, et, en intervenant elle-même, elle délivra les Grecs de la servitude, si bien qu’ils ont été libres jusqu’au jour où ils se sont remis eux-mêmes sous le joug. Quant au roi, elle n’osa pas lui venir en aide elle-même, par respect pour les trophées de Marathon, de Salamine et de Platées ; elle permit seulement aux exilés et aux volontaires d’aller à son secours et, de l’aveu de tous, elle le sauva ainsi. Puis, après avoir relevé ses murs et construit des vaisseaux, elle accepta la guerre quand elle y fut contrainte et la fit contre les Lacédémoniens pour défendre les Pariens.
XVII. — Mais le roi eut peur de notre ville, quand il vit les Lacédémoniens renoncer à la guerre maritime. Désireux de quitter notre alliance, il réclama les Grecs du continent, que les Lacédémoniens lui avaient livrés précédemment, si l’on voulait qu’il continuât son concours à nous et à nos alliés. Il s’attendaient à un refus, qui servirait de prétexte à sa désertion. Et il fut déçu du côté des autres alliés : les Corinthiens, les Argiens, les Béotiens et le reste des alliés consentirent à cet abandon ; ils convinrent et jurèrent, s’il voulait leur fournir de l’argent, de livrer les Grecs du continent. Seuls, nous n’eûmes pas le coeur de les lui abandonner ni de prêter serment. Et si les sentiments généreux et libres de notre ville sont si fermes, si sains et si naturellement hostiles au barbare, c’est que nous sommes des Grecs pur sang, sans mélange de barbares. Il n’y a point de Pélops, de Cadmos, d’Égyptos, de Danaos, sans parler de tant d’autres, barbares de nature et grecs par la loi, qui vivent côte à côte avec nous ; nous sommes de vrais Grecs, sans alliage de barbares, d’où la haine sans mélange dont notre cité est imbue pour la race étrangère. Quoi qu’il en soit pourtant, nous fûmes de nouveau réduits à l’isolement pour n’avoir pas voulu commettre une action honteuse et impie en livrant des Grecs à des barbares. Nous fûmes dès lors ramenés à la même situation qui avait auparavant causé notre défaite ; mais, avec l’aide de Dieu, nous terminâmes la guerre plus heureusement qu’alors ; car nous gardâmes notre flotte, nos murs et nos propres colonies à l’issue des hostilités, tant les ennemis eux-mêmes étaient contents d’en avoir fini avec la guerre ! Cependant nous perdîmes encore de braves soldats dans cette guerre, à Corinthe, par le désavantage du lieu, et à Léchaeon par la trahison. C’étaient aussi des braves, ceux qui délivrèrent le roi et chassèrent de la mer les Lacédémoniens. Je les rappelle, moi, à votre souvenir ; pour vous, vous devez joindre vos louanges aux miennes et glorifier ces héros.