Chambry: Ménexène 246a-249e — Conselhos

XVIII. — Telles sont les actions des hommes qui reposent ici et des autres qui sont morts pour la patrie. Celles que j’ai rapportées sont nombreuses et belles, mais beaucoup plus nombreuses encore et plus belles celles que j’ai omises ; plusieurs jours et plusieurs nuits ne suffiraient pas à les citer toutes. Que chacun donc, en souvenir d’eux, recommande à leurs descendants, comme à la guerre, de ne pas déserter le poste de leurs ancêtres et de ne pas reculer en cédant à la lâcheté. Aussi moi-même, enfants d’hommes valeureux, je vous le recommande en ce jour, et, à l’avenir, partout où je rencontrerai l’un de vous, je le lui rappellerai et je continuerai de vous exhorter à tâcher de vous rendre les meilleurs possible. Quant à présent, je dois vous répéter ce que les pères nous ont chargés de rapporter à ceux qu’ils laisseraient, s’il leur arrivait malheur, au moment où ils allaient affronter le danger. Je vous dirai donc à la fois ce que je leur ai entendu dire à eux-mêmes et ce qu’ils voudraient vous dire, s’ils en avaient le pouvoir, en me fondant sur ce qu’ils disaient alors. Représentez-vous donc que c’est de leur propre bouche que vous entendez ce que je vais vous rapporter. Voici leurs paroles :

XIX. — « O enfants, que vous soyez fils de vaillants hommes, la cérémonie actuelle suffit à le démontrer. Nous pouvions vivre sans honneur, mais nous préférons vivre avec honneur plutôt que de vous condamner à l’infamie, vous et votre postérité, plutôt que de déshonorer nos pères et tous nos ascendants, persuadés que la vie est impossible à celui qui déshonore les siens et qu’un tel homme ne saurait être aimé de personne ni chez les hommes ni chez les dieux, ni sur terre ni sous terre après sa mort. Rappelez-vous donc nos paroles et, à quoi que vous vous appliquiez, n’oubliez pas la vertu, certains que sans elle tout ce qu’on acquiert et tout ce qu’on fait tourne à la honte et au mal. Car ni la richesse ne donne de lustre à celui qui la possède en lâche, puisque c’est pour autrui qu’un tel homme est riche, et non pour lui-même, ni la beauté et la force physiques, quand elles se rencontrent chez un lâche et un méchant, n’y paraissent à leur place, mais y sont malséantes ; elles mettent plus en vue leur possesseur et manifestent sa lâcheté. Enfin toute science séparée de la justice et des autres vertus n’est visiblement que rouerie, non sagesse. En conséquence, que votre premier et votre dernier soin, votre soin constant soit en tout et toujours de tâcher avant tout de nous surpasser en renommée, nous et nos devanciers. Sinon, sachez-le : si nous vous surpassons en vertu, cette victoire fait notre honte, tandis que la défaite, si nous avons le dessous, nous apporte du bonheur. Or, le meilleur moyen pour que nous soyons vaincus et vous vainqueurs, c’est de vous mettre en état de ne pas abuser de la renommée de vos ancêtres et de ne pas la dilapider, convaincus que, pour un homme qui croit avoir quelque valeur, rien n’est plus honteux que de prétendre être honoré, non pour son mérite personnel, mais à cause du renom de ses ancêtres. Les honneurs des parents sont pour leurs descendants un beau et magnifique trésor ; mais jouir d’un trésor de richesses et d’honneurs sans le transmettre à ses descendants, faute d’avoir acquis soi-même des biens et des titres de gloire personnels, c’est une honte et une lâcheté. Si vous pratiquez ces maximes, vous viendrez nous rejoindre, comme des amis chez des amis, lorsque le sort qui vous est réservé vous amènera ici ; mais si vous n’en tenez pas compte et si vous devenez lâches, personne ne vous accueillera favorablement. Cela soit dit aux enfants.

XX. — Quant à nos pères, s’ils sont encore vivants, et à nos mères, il faut les exhorter sans cesse à supporter le malheur aussi bien que possible, si le malheur vient à les frapper, et ne pas se lamenter avec eux, car ils n’auront pas besoin qu’on excite leur douleur : leur infortune leur causera suffisamment de chagrin. Il faut plutôt essayer de le guérir et de l’adoucir, en leur rappelant que les Dieux ont exaucé les plus chers de leurs voeux ; car ce n’est pas l’immortalité qu’ils demandaient pour leurs enfants, mais la vertu et la gloire ; en obtenant cela, ils ont obtenu les plus grands des biens. Quant à voir tout succéder au gré de ses désirs dans le cours de sa vie, ce n’est pas une chose aisée pour un mortel. S’ils supportent virilement leur malheur, on reconnaîtra qu’ils étaient en effet les pères d’enfants courageux et qu’ils les égalent en courage. Si au contraire ils succombent à leur douleur, ils laisseront soupçonner qu’ils n’étaient pas nos pères ou que ceux qui nous louent sont des menteurs. C’est une alternative qu’ils ne doivent pas admettre ; mais c’est à eux surtout qu’il appartient de nous louer par leur conduite, en faisant apparaître aux yeux de tous que, braves, ils ont réellement donné le jour à des braves.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que le dicton Rien de trop passe pour une belle maxime ; car elle est belle en effet. L’homme qui fait dépendre de lui-même toutes les conditions qui conduisent au bonheur ou qui en rapprochent, au lieu de les suspendre à d’autres dont les bons ou les mauvais succès feraient flotter sa fortune à l’aventure, celui-là a bien ordonné sa vie : voilà l’homme sage, voilà l’homme brave et sensé. Qu’il acquière des richesses et des enfants ou qu’il les perde, c’est lui qui obéira le mieux au précepte ; on ne le verra ni joyeux ni chagrin à l’excès, parce que c’est en lui-même qu’il a mis sa confiance. Voilà comment nous prétendons que soient les nôtres et comment nous leur demandons et enjoignons d’être. Voilà comment nous nous montrons nous-mêmes en ce moment, sans nous indigner ni nous effrayer à l’excès, s’il nous faut mourir en cette occasion. Nous prions nos pères et nos mères de passer le reste de leur vie dans ces mêmes dispositions. Qu’ils sachent que ce n’est pas en se lamentant et en nous pleurant qu’ils nous feront le plus de plaisir ; mais, si les morts gardent quelque sentiment des vivants, ils ne sauraient nous causer un plus grand déplaisir qu’en se maltraitant et en se laissant accabler par leur malheur ; au contraire, c’est en le supportant d’un coeur léger et avec modération qu’ils nous complairont le mieux. Car nous allons avoir la fin la plus belle qui soit pour des humains, de sorte qu’il convient de nous glorifier, plutôt que de nous pleurer. Quant à nos femmes et à nos enfants, qu’ils en prennent soin, les nourrissent et tournent de ce côté-là leur pensée : c’est ainsi qu’ils oublieront le mieux leur infortune et qu’ils mèneront une vie plus belle, plus droite et plus agréable à nos yeux.

Voilà le message qu’il suffit de rapporter de notre part à nos proches. Quant à la cité, nous l’exhorterions à prendre soin pour nous de nos pères et de nos fils, en élevant décemment les uns, et en nourrissant comme il convient les autres durant leur vieillesse, si nous ne savions que, même sans que nous l’y invitions, elle y veillera comme il convient.

XXI. — Voilà donc, fils et parents des morts, ce qu’ils nous ont chargés de vous rapporter et je vous le rapporte, pour ma part, avec toute l’application dont je suis capable. Moi-même, j’adjure, en leur nom, les fils d’imiter leurs pères, les autres d’être tranquilles sur leur sort, certains que les particuliers et l’État nourriront vos vieux jours et que chacun de nous, chaque fois qu’il rencontrera quelque parent du mort, lui témoignera sa sollicitude. Quant à l’État, vous connaissez vous-mêmes, je pense, ses attentions pour vous : vous savez qu’il a établi des lois pour les enfants et les pères de ceux qui sont morts à la guerre, afin qu’on ait soin d’eux, et que la plus haute magistrature de l’État est chargée de veiller sur eux plus que sur les autres citoyens, afin que les pères et mères de ces morts ne soient pas victimes de l’injustice. Pour les enfants, il contribue lui-même à leur éducation et s’applique à leur faire oublier autant que possible qu’ils sont orphelins : il se charge lui-même de leur servir de père, quand ils sont encore enfants, et, quand ils arrivent à l’âge d’homme, il les envoie en possession de leurs biens en leur faisant présent d’une armure complète. Il leur montre et leur rappelle la conduite de leurs pères en leur donnant les instruments de la vaillance paternelle ; il veut en même temps qu’en manière de bon augure ils soient revêtus de leurs armes, quand ils entrent pour la première fois au foyer de leurs pères, pour y exercer avec force leur autorité. Pour les morts eux-mêmes, il ne cesse jamais de les honorer : tous les ans il célèbre publiquement en mémoire de tous les mêmes cérémonies que chacun fait dans son intérieur en mémoire des siens ; il y ajoute des jeux gymniques et hippiques et des concours musicaux de toute nature, et l’on peut dire vraiment qu’à l’égard des morts il remplace l’héritier et le fils, à l’égard des fils le père, à l’égard de leurs pères le tuteur, et dans tout le cours du temps il étend sur tous toute sa vigilance. La pensée de cette sollicitude doit vous faire supporter plus doucement votre malheur ; c’est le meilleur moyen de vous rendre chers aux morts et aux vivants et de faciliter les soins que vous avez à donner et à recevoir. Et maintenant que vous avez, vous et tous les autres, pleuré les morts en commun conformément à la loi, retirez-vous. »

XXII. — Tu as là, Ménexène, le discours d’Aspasie de Milet.

MÉNEXÈNE: Par Zeus, Socrate, elle est bienheureuse, ton Aspasie, de pouvoir, étant femme, composer de tels discours.

SOCRATE: Eh bien, si tu ne le crois pas, suis-moi, et tu l’entendras parler elle-même.

MÉNEXÈNE: Je me suis trouvé plus d’une fois avec Aspasie, Socrate, et je sais ce qu’elle vaut.

SOCRATE: Eh bien, ne l’admires-tu pas et aujourd’hui ne lui sais-tu pas gré de son discours ?

MÉNEXÈNE: Si, Socrate ; je sais même beaucoup de gré de ce discours à Aspasie ou à celui, quel qu’il soit, qui te l’a débité, et j’ajoute, beaucoup de gré aussi à celui qui l’a récité.

SOCRATE: Voilà qui va bien, mais vois à ne pas me trahir, si tu veux que je te rapporte encore beaucoup de beaux discours politiques de sa façon.

MÉNEXÈNE: Ne crains rien, je ne te trahirai pas ; rapporte-les seulement.

SOCRATE: Eh bien, je n’y manquerai pas.