XIV. — Quand Socrate eut ainsi parlé, Cébès prit la parole et dit : « Tout cela, Socrate, me paraît bien dit ; mais en ce qui regarde l’âme, les hommes ont grand-peine à le croire. Ils se disent que peut-être, quand elle est séparée du corps, elle n’est plus nulle part et qu’elle se corrompt et se perd le jour même où l’homme meurt ; qu’aussitôt qu’elle se sépare et sort du corps, elle se disperse comme un souffle et une fumée ; qu’elle s’envole en tous sens et qu’elle n’est plus rien nulle part. Car, si elle était quelque part ramassée en elle-même et délivrée de ces maux dont tu as fait tout à l’heure le tableau, il y aurait une grande et belle espérance, Socrate, que ce que tu dis se réalise. Mais que l’âme existe après la mort de l’homme et qu’elle conserve une certaine activité et la pensée, cela demande à être confirmé et démontré à fond.
— C’est vrai, Cébès, dit Socrate. Qu’allons-nous faire alors ? Veux-tu que nous fassions de cette question un examen approfondi pour voir si c’est vraisemblable ou non ?
— Pour ma part, en tout cas, dit Cébès, j’aurais plaisir à entendre ce que tu penses sur cette matière.
— Pour cette fois, dit Socrate, je ne pense pas que, si quelqu’un nous entendait à présent, fût-ce un poète comique, il pût dire que je bavarde et que je parle de choses qui ne me regardent pas. Si donc tu es de cet avis, il faut examiner à fond la question.
XV. — Pour l’examiner, demandons-nous si les âmes des hommes qui sont morts sont dans l’Hadès ou non. Une ancienne tradition, qui me revient en mémoire, veut que les âmes existent là-bas, où elles sont venues d’ici, et qu’elles reviennent ici et naissent des morts. Et s’il en est ainsi, si les vivants renaissent des morts, il faut en conclure que nos âmes sont là-bas ; car elles ne sauraient renaître, si elles n’existaient pas, et leur existence nous sera suffisamment prouvée, si nous voyons clairement que les vivants ne naissent que des morts. Si cela n’est pas, il nous faudra chercher une autre preuve.
— Parfaitement, dit Cébès.
— Maintenant, reprit Socrate, ne borne pas ton enquête aux hommes, si tu veux découvrir plus aisément la vérité ; étends-la à tous les animaux et aux plantes, bref à tout ce qui a naissance et voyons, en considérant tout cela, s’il est vrai qu’aucune chose ne saurait naître que de son contraire, quand elle a un contraire, comme par exemple le beau qui a pour contraire le laid, le juste, l’injuste, et ainsi de mille autres choses. Voyons donc si c’est une nécessité que tout ce qui a un contraire ne naisse d’aucune autre chose que de ce contraire, par exemple, s’il faut de toute nécessité, quand une chose devient plus grande, qu’elle ait été plus petite avant de devenir plus grande.
— Oui.
— Et si elle devient plus petite, qu’elle ait été plus grande pour devenir ensuite plus petite.
— C’est bien cela, dit-il.
— Et de même le plus faible vient du plus fort, et le plus vite du plus lent.
— Cela est certain.
— Et si une chose devient pire, n’est-ce pas de meilleure qu’elle était, et si elle devient plus juste, de plus injuste ?
— Sans doute.
— Alors, dit Socrate, nous tenons pour suffisamment prouvé que toutes les choses naissent de cette manière, c’est-à-dire de leurs contraires ?
— Oui.
— Autre question : n’y a-t-il pas ici, entre tous ces couples de contraires, une double naissance, l’une qui tire l’un des deux contraires de l’autre, et l’autre qui tire celui-ci du premier ? Entre une chose plus grande et une plus petite il y a accroissement et diminution et nous disons que l’une croît et que l’autre décroît.
— Oui, dit-il.
— N’en est-il pas de même de ce que nous appelons se décomposer et se combiner, se refroidir et s’échauffer, et ainsi de tout ? Et si parfois les mots nous font défaut, en fait du moins, c’est toujours une nécessité qu’il en soit ainsi, que les contraires naissent les uns des autres et qu’il y ait génération de l’un des deux à l’autre.
— Certainement, dit-il.
XVI. — Et la vie, reprit Socrate, n’a-t-elle pas aussi un contraire, comme la veille a pour contraire le sommeil ?
— Certainement, dit-il.
— Quel est-il ?
— La mort, répondit-il.
— Alors ces deux choses naissent l’une de l’autre, si elles sont contraires, et, comme elles sont deux, il y a deux naissances entre elles ?
— Sans doute.
— Pour l’un des deux couples que je viens de mentionner, c’est moi, dit Socrate, qui vais parler de lui et de ses générations ; c’est toi qui parleras de l’autre. Je rappelle donc que l’un est le sommeil et l’autre la veille, et que du sommeil naît la veille, et de la veille le sommeil, et que leurs naissances aboutissent pour l’une à s’endormir, pour l’autre à s’éveiller. Trouves-tu cela suffisamment clair ?
— Très clair.
— A ton tour maintenant, reprit Socrate, d’en dire autant de la vie et de la mort. N’admets-tu pas que le contraire de la vie, ce soit la mort ?
— Si.
— Et qu’elles naissent l’une de l’autre ?
— Si.
— Alors, de la vie, que naît-il ?
— La mort, répondit-il.
— Et de la mort ? reprit Socrate.
— Il faut, dit-il, avouer que c’est la vie.
— C’est donc des morts, Cébès, que naît ce qui a vie, choses et animaux ?
— Apparemment, dit-il.
— Dès lors, reprit Socrate, nos âmes existent dans l’Hadès ?
— Il semble.
— Or, des deux générations de ces contraires, il y en a une qui est facile à voir ; car il est certainement facile de voir que l’on meurt, n’est-ce pas ?
— Assurément, dit-il.
— Que ferons-nous donc ? reprit Socrate. A cette génération n’opposerons-nous pas la génération contraire, et la nature est-elle boiteuse de ce côté-là ? ou faut-il opposer à mourir une génération contraire ?
— Il le faut absolument, dit-il.
— Quelle est cette génération ?
— C’est revivre.
— Dès lors, reprit Socrate, si revivre existe, revivre, c’est une génération qui va des morts aux vivants ?
— Oui.
— Nous convenons donc par là aussi que les vivants naissent des morts, tout comme les morts des vivants. Cela étant, j’ai cru y trouver une preuve suffisante que les âmes des morts existent forcément quelque part, d’où elles reviennent à la vie.
— Il me semble, Socrate, repartit Cébès, que c’est une conséquence forcée des principes dont nous sommes tombés d’accord.
XVII. — J’ai de quoi te faire voir, Cébès, reprit Socrate, que nous n’avons pas eu tort non plus, à ce qu’il me semble, d’en tomber d’accord. Si en effet les naissances ne s’équilibraient pas d’un contraire à l’autre et tournaient pour ainsi dire en cercle, si au contraire elles se faisaient en ligne droite et uniquement d’un contraire à celui qui lui fait face, si elles ne revenaient pas vers l’autre et ne prenaient pas le sens inverse, tu te rends bien compte qu’à la fin toutes les choses auraient la même figure et tomberaient dans le même état et que la génération s’arrêterait.
— Comment dis-tu ? demanda-t-il.
— Il n’est pas du tout difficile, repartit Socrate, de comprendre ce que je dis. Si par exemple l’assoupissement existait seul, sans avoir pour lui faire équilibre le réveil né du sommeil, tu te rends compte qu’à la fin Endymion passerait inaperçu dans le monde endormi et ne ferait plus figure nulle part, puisque tout le reste serait dans le même état que lui et dormirait comme lui. Et si tout était mêlé ensemble sans se séparer jamais, le mot d’Anaxagore : « Tout était confondu ensemble », deviendrait bientôt vrai. De même, mon cher Cébès, si tout ce qui a part à la vie venait à mourir, et, une fois mort, restait en cet état, sans revenir à la vie, n’arriverait-il pas inévitablement qu’à la fin tout serait mort et qu’il n’y aurait plus rien de vivant ? Si en effet les choses vivantes naissaient d’autres choses que des mortes et qu’elles vinssent à mourir, le moyen que tout ne s’abîmât pas dans la mort ?
— Je n’en vois aucun, Socrate, dit Cébès, et tu me parais tout à fait dans le vrai.
— Effectivement, Cébès, reprit Socrate, rien n’est plus vrai, selon moi, et nous ne nous trompons pas en le reconnaissant. Il est certain qu’il y a un retour à la vie, que les vivants naissent des morts, que les âmes des morts existent (et que le sort des âmes bonnes est meilleur, celui des mauvaises pire).
XVIII. — Maintenant, dit Cébès, reprenant la parole, s’il est vrai, comme tu le dis souvent, que, pour nous, apprendre n’est pas autre chose que se ressouvenir, c’est une nouvelle preuve que nous devons forcément avoir appris dans un temps antérieur ce que nous nous rappelons à présent. Et cela serait impossible si notre âme n’avait pas existé quelque part avant de s’unir à notre forme humaine. Aussi peut-on conclure de là que l’âme est immortelle.
— Mais, Cébès, dit Simmias prenant la parole, comment démontre-t-on ce que tu avances là ? Fais-m’en souvenir, car en ce moment je ne me le rappelle guère.
— Une seule preuve suffit, dit Cébès, mais éclatante c’est que si l’on interroge les hommes, en posant bien les questions, ils découvrent d’eux-mêmes la vérité sur chaque chose, ce qu’ils seraient incapables de faire, s’ils n’avaient en eux-mêmes la science et la droite raison. Qu’on les mette après cela devant une figure géométrique ou quelque autre chose du même genre, l’épreuve révélera de la manière la plus claire qu’il en est bien ainsi.
— Si tu ne te rends pas, Simmias, dit Socrate, à cette démonstration, vois, si en prenant la question de ce biais, tu n’entreras pas dans notre sentiment. Tu as de la peine à croire, n’est-ce pas, que ce que nous appelons savoir soit une réminiscence ?
— Que j’aie peine à te croire, dit Simmias, non ; mais ce que je voudrais, c’est justement de savoir ce qu’est cette réminiscence dont nous parlons. Sur ce que Cébès a entrepris d’expliquer, la mémoire m’est revenue assez nettement et je suis persuadé ; néanmoins j’aimerais entendre à présent comment tu t’y es pris pour faire ta démonstration.
— Moi ? dit-il, voici comment. Nous sommes d’accord, n’est-ce pas, que pour se souvenir de quelque chose, il faut l’avoir su auparavant ?
— Tout à fait d’accord, dit-il.
— Le sommes-nous aussi sur ce point, que, lorsque la connaissance nous vient de cette façon-ci, c’est une réminiscence ? Voici ce que j’entends par cette façon-ci si un homme qui a vu, entendu ou perçu quelque chose d’une autre manière, non seulement a pris connaissance de cette chose, mais encore a songé à une autre qui ne relève pas de la même science, mais d’une science différente, est-ce que nous n’avons pas le droit de dire qu’il s’est ressouvenu de la chose à laquelle il a songé ?
— Comment cela ?
— Prenons un exemple : autre chose est la connaissance d’un homme, et autre chose la connaissance d’une lyre.
— Sans doute.
— Eh bien, ne sais-tu pas ce qui arrive aux amants, à la vue d’une lyre, d’un manteau ou de quelque autre chose dont leurs mignons ont l’habitude de se servir ? En même temps qu’ils reconnaissent la lyre, ils reçoivent dans leur esprit l’image de l’enfant à qui cette lyre appartient. Et cela, c’est une réminiscence, tout comme, quand on voit Simmias, on se souvient souvent de Cébès, et je pourrais citer des milliers d’exemples du même genre.
— Des milliers, oui, par Zeus, repartit Simmias.
— N’y a-t-il pas dans un tel cas, demanda Socrate, une sorte de réminiscence, surtout lorsqu’il s’agit de choses que le temps ou l’inattention a fait oublier ?
— Assurément si, dit-il.
— Mais, en voyant un cheval ou une lyre sur un tableau, ne peut-on pas se ressouvenir d’un homme, et, en voyant le portrait de Simmias, se ressouvenir de Cébès ?
— Certainement si.
— Et en voyant le portrait de Simmias, se ressouvenir de Simmias lui-même ?
— Certainement, on le peut, dit-il.
XIX. — De tout cela ne résulte-t-il pas que la réminiscence provient tantôt de choses semblables, tantôt de choses dissemblables ?
— Si.
— Et quand on se ressouvient de quelque chose à propos de choses semblables, n’est-il pas inévitable qu’une pensée se présente d’abord à l’esprit, celle de savoir si cette chose a, ou non, quelque défaut de ressemblance avec l’objet dont on s’est souvenu ?
— C’est inévitable, dit-il.
— Vois maintenant si ce que je vais dire est juste. Nous disons bien qu’il y a quelque chose d’égal, je n’entends pas parler d’un morceau de bois égal à un morceau de bois, ni d’une pierre égale à une pierre, ni de rien de pareil, mais d’une autre chose qui est par-delà toutes celles-là, de l’égalité elle-même. Dirons-nous qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas ?
— Oui, par Zeus, répondit Simmias, il faut dire qu’elle existe, et même merveilleusement.
— Savons-nous aussi ce qu’elle est ?
— Certainement, dit-il.
— D’où avons-nous tiré cette connaissance ? N’est-ce pas des choses dont nous parlions à l’instant ? N’est-ce pas en voyant des morceaux de bois, des pierres et certaines autres choses. égales, n’est-ce pas d’après ces choses que nous avons pensé à cette égalité, qui diffère d’elles ? ou bien crois-tu qu’elle n’en diffère pas ? Examine encore la question de ce biais. N’arrive-t-il pas quelquefois que des pierres égales, des morceaux de bois égaux paraissent, tout en étant les mêmes, tantôt égaux, tantôt non ?
— Certainement.
— Mais les choses égales en soi t’ont-elles jamais paru inégales et l’égalité, inégalité ?
— Jamais, Socrate.
— Ces objets égaux et l’égalité en soi, dit Socrate, ne sont donc pas la même chose ?
— Il ne me semble pas, Socrate.
— C’est pourtant de ces objets égaux, reprit-il, tout différents qu’ils sont de cette égalité, que tu as conçu et tiré la connaissance de celle-ci.
— C’est très vrai, dit-il.
— Et cela, qu’elle soit semblable ou dissemblable à ces objets ?
— Oui.
— C’est en effet absolument indifférent, reprit Socrate.
Du moment que la vue d’une chose te fait songer à une autre, soit semblable, soit dissemblable, il faut nécessairement que ce soit une réminiscence.
— Assurément.
— Mais dis-moi, reprit Socrate, que nous arrive-t-il en présence des morceaux de bois égaux et des objets égaux dont nous parlions tout à l’heure ? Nous paraissent-ils égaux comme l’égalité en soi, ou, dans leur ressemblance à l’égalité, lui sont-ils inférieurs en quelque chose ou en rien ?
— Ils lui sont inférieurs de beaucoup, dit-il.
— Alors nous sommes d’accord que lorsqu’un homme, en voyant un objet, se dit : « Cette chose que je vois aspire à être telle qu’un autre objet réel, mais il lui manque pour cela quelque chose, et elle ne peut être telle que cet objet réel et elle lui reste inférieure, » nous sommes d’accord, dis-je, que celui qui a cette pensée doit forcément avoir connu auparavant l’objet auquel il dit que la chose ressemble, mais imparfaitement.
— Forcément.
— Eh bien, c’est ce qui nous est arrivé, n’est-ce pas, à propos des choses égales et de l’égalité en soi ?
— Exactement.
— Il faut donc que nous ayons eu connaissance de l’égalité avant le temps où, voyant pour la première fois des choses égales, nous nous sommes dit : « Toutes ces choses tendent à être telles que l’égalité, mais ne le sont qu’imparfaitement. »
— C’est juste.
— Nous sommes d’accord aussi sur ce point, c’est que cette pensée ne nous est venue et n’a pu nous venir que du fait d’avoir vu ou touché ou perçu la chose par quelque autre sens, car pour moi tous ces sens s’équivalent.
— Ils s’équivalent en effet, Socrate, pour ce que notre discussion veut démontrer.
— Mais alors c’est des sens que doit nous venir la notion que toutes les égalités sensibles tendent à cette égalité en soi, mais sans y réussir entièrement. N’est-ce pas ce que nous disons ?
— C’est cela.
— Ainsi donc, avant de commencer à voir, à entendre et à faire usage de nos autres sens, il faut que nous ayons pris connaissance de ce qu’est l’égalité en soi pour y rapporter les égalités que nous percevons par les sens et voir qu’elles aspirent toutes à être telles que cette égalité, mais lui sont inférieures.
— C’est une conséquence nécessaire de ce qui a été dit, Socrate.
— Donc, dès notre naissance, nous voyions, entendions et faisions usage des autres sens ?
— Certainement.
— Il faut donc, disons-nous, qu’avant cela nous ayons pris connaissance de l’égalité ?
— Oui.
— C’est donc, semble-t-il, avant notre naissance qu’il faut que nous l’ayons prise.
— Il le semble.
XX. — Conséquemment, si nous avons acquis cette connaissance avant de naître et si nous sommes nés avec elle, nous connaissions donc aussi avant de naître et en naissant non seulement l’égalité, le grand et le petit, mais encore toutes les notions de même nature ; car ce que nous disons ici ne s’applique pas plus à l’égalité qu’au beau en soi, au bon en soi, au juste, au saint et, je le répète, à tout ce que nous marquons du sceau de l’absolu, soit dans les questions, soit dans les réponses que suscite la discussion, de sorte qu’il faut nécessairement que nous ayons pris connaissance de toutes ces notions avant notre naissance.
— C’est vrai.
— Et si, après avoir pris cette connaissance, nous ne l’oubliions pas chaque fois, nous l’aurions toujours dès notre naissance et la garderions toujours pendant notre vie. Savoir en effet n’est pas autre chose que garder les connaissances une fois acquises et ne pas les perdre ; car ce que nous appelons oubli, n’est-ce pas, Simmias, la perte de la science ?
— C’est bien certainement cela, Socrate, dit-il.
— Mais si, je suppose, nous avons perdu en naissant les connaissances que nous avions acquises avant de naître, mais qu’en appliquant nos sens aux objets en question, nous ressaisissions ces connaissances que nous possédions précédemment, n’est-il pas vrai que ce que nous appelons apprendre, c’est ressaisir une science qui nous appartient ? Et en disant que cela, c’est se ressouvenir, n’emploierions-nous pas le mot juste ?
— Certainement si.
— Car nous avons vu qu’il est possible, en percevant une chose par la vue, ou par l’ouïe ou par quelque autre sens, que cette chose fasse penser à une autre qu’on avait oubliée et avec laquelle elle avait du rapport, sans lui ressembler ou en lui ressemblant. Par conséquent il faut, je le répète, de deux choses l’une, ou bien que nous soyons nés avec la connaissance des réalités en soi et que nous les gardions toute la vie, tous tant que nous sommes, ou bien que ceux dont nous disons qu’ils apprennent ne fassent pas autre chose que se souvenir, et que la science soit réminiscence.
— Cela est certainement juste, Socrate.
XXI. — Alors lequel des deux choisis-tu, Simmias ? Naissons-nous avec des connaissances, ou bien nous ressouvenons-nous ensuite des choses dont nous avions pris connaissance auparavant ?
— Je suis incapable, Socrate, de faire ce choix sur-le-champ.
— Eh bien, voici une question où tu peux faire un choix et dire ton avis : un homme qui sait peut-il rendre raison de ce qu’il sait, ou ne le peut-il pas ?
— Forcément, il le peut, Socrate, dit-il.
— Te paraît-il aussi que tous les hommes puissent rendre raison de ces réalités dont nous parlions tout à l’heure ?
— Je le voudrais bien, ma foi, dit Simmias ; mais j’ai plutôt peur que demain à cette heure-ci il n’y ait plus un homme au monde qui soit capable de s’en acquitter dignement.
— Tu ne crois donc pas, Simmias, dit Socrate, que tous les hommes connaissent ces réalités
— Pas du tout.
— Alors ils se ressouviennent de ce qu’ils ont appris jadis ?
— Nécessairement.
— En quel temps nos âmes ont-elles acquis la connaissance de ces réalités ? Ce n’est certes pas depuis que nous sommes sous forme d’hommes.
— Non, certainement.
— C’est donc avant.
— Oui.
— Par conséquent, Simmias, les âmes existaient déjà avant d’être sous la forme humaine, séparées du corps et en possession de la pensée ?
— A moins, Socrate, que nous ne recevions ces connaissances au moment de notre naissance ; car il nous reste encore ce temps-là.
— Fort bien, camarade. Mais en quel autre temps les perdons-nous ? Nous ne naissons pas avec elles, nous venons d’en convenir. Les perdons-nous au moment même où nous les recevons ; ou peux-tu indiquer un autre temps ?
— Pas du tout, Socrate ; par mégarde, j’ai dit une sottise.
XXII. — Voici donc où nous en sommes, Simmias, reprit Socrate : si ces choses que nous avons toujours à la bouche, le beau, le bien et toutes les essences de cette nature existent réellement, si nous rapportons tout ce qui vient des sens à ces choses qui nous ont paru exister avant nous et nous appartenir en propre, et, si nous le comparons à elles, il faut nécessairement que, comme elles existent, notre âme existe aussi et antérieurement à notre naissance ; si elles n’existent pas, notre raisonnement tombe à plat. N’en est-il pas ainsi et n’est-ce pas une égale nécessité et que ces choses existent et que nos âmes aient existé avant nous, et que, si celles-là n’existent pas, celles-ci n’existent pas non plus ?
— C’est merveilleusement exact, à mon avis, Socrate, dit Simmias : c’est vraiment la même nécessité et ton argumentation a recours fort à propos à l’étroite liaison qu’il y a entre l’existence de l’âme avant notre naissance et l’essence dont tu parles. Car je ne vois rien de plus clair que ceci, c’est que le beau, le bien et toutes les autres choses de même nature dont tu parlais tout à l’heure existent d’une existence aussi réelle que possible. Et, pour ma part, je suis satisfait de la démonstration.
— Mais Cébès ? dit Socrate : car il faut aussi convaincre Cébès.
— Je pense, dit Simmias, qu’il est satisfait aussi, quoiqu’il soit le plus obstiné des hommes à se méfier des raisonnements. Cependant je crois qu’il est suffisamment persuadé que notre âme existait avant notre naissance.
XXIII. — Mais qu’elle doive encore exister après notre mort, je ne vois pas, moi non plus, Socrate, poursuivit-il, que cela soit démontré. Il reste à réfuter cette opinion du vulgaire dont Cébès parlait tout à l’heure. Le vulgaire, en effet, craint qu’au moment où l’homme meurt, son âme ne se dissipe et que ce ne soit là pour elle la fin de l’existence. Car qui empêche qu’elle ne naisse, qu’elle ne se forme de quelque autre chose et qu’elle n’existe avant d’entrer dans un corps humain, et que, lorsqu’elle y est entrée, puis s’en est séparée, elle ne finisse alors et ne périsse comme lui ?
— Bien parlé, Simmias, dit Cébès. Il me paraît en effet que Socrate n’a prouvé que la moitié de ce qu’il fallait démontrer, c’est-à-dire que notre âme existait avant notre naissance. Mais il fallait prouver aussi qu’elle n’existera pas moins après notre mort qu’avant notre naissance, pour que la démonstration fut complète.
— Elle est complète dès à présent, Simmias et Cébès, repartit Socrate, si vous voulez bien joindre cette preuve-ci à celle que nous avons approuvée précédemment, que tout ce qui vit naît de ce qui est mort. Si, en effet, l’âme existe déjà avant nous et si, quand elle vient à la vie et naît, elle ne peut naître d’aucune autre chose que de la mort et de ce qui est mort, ne faut-il pas nécessairement aussi qu’elle existe encore après la mort, puisqu’elle doit revenir à la vie ? Ainsi la preuve que vous demandez a déjà été donnée.
XXIV. — Je vois bien cependant que Cébès et toi, vous seriez bien aises d’approfondir encore davantage la question, et que vous craignez, comme les enfants, qu’au moment où l’âme sort du corps, le vent ne l’emporte et ne la dissipe réellement, surtout lorsqu’à l’heure de la mort le temps n’est pas calme, mais qu’il souffle un grand vent. »
Sur quoi Cébès, se mettant à rire : «Prends que nous avons peur, Socrate, dit-il, et tâche de nous persuader, ou plutôt imagine-toi, non que nous ayons peur, mais que peut-être il y a en nous un enfant que ces choses-là effraient, et tâche de le persuader de ne pas craindre la mort comme un croquemitaine.
— Eh bien, dit Socrate, il faut lui chanter des incantations tous les jours jusqu’à ce qu’il soit exorcisé.
— Où trouver, Socrate, répliqua-t-il, un bon enchanteur contre ces frayeurs, quand toi, dit-il, tu nous abandonnes ?
— La Grèce est vaste, Cébès, répliqua-t-il, et il s’y trouve des hommes excellents ; nombreuses aussi sont les races des barbares. Il faut fouiller tous ces pays pour chercher cet enchanteur, sans épargner votre argent ni vos peines ; car il n’est rien pour quoi vous puissiez dépenser votre argent plus à propos. Mais il faut aussi le chercher vous-mêmes les uns chez les autres ; car il se peut que vous ne trouviez pas non plus facilement des gens plus capables que vous de pratiquer ces enchantements.
— C’est ce que nous ferons, dit Cébès. Mais revenons, s’il te plaît, au point d’où nous sommes partis.
— Oui, cela me plaît ; comment cela ne me plairait-il pas ?
— A merveille, dit-il.
XXV. — Il faut, reprit Socrate, nous poser à nous-mêmes une question comme celle-ci : A quelle sorte de choses appartient-il de souffrir cet accident qu’est la dispersion, et pour quelle sorte, de choses avons-nous à le craindre, pour quelle sorte, non ? Après cela, nous aurons encore à examiner à laquelle de ces deux sortes appartient l’âme et, d’après cela, à conclure ce que nous avons à espérer ou à craindre pour notre âme à nous.
— Cela est vrai, dit-il.
— Or, n’est-ce pas à ce qui a été composé et à ce que la nature compose qu’il appartient de se résoudre de la même manière qu’il a été composé, et s’il y a quelque chose qui ne soit pas composé, n’est-ce pas à cela seul plus qu’à toute autre chose qu’il appartient d’échapper à cet accident ?
— Il me semble qu’il en est ainsi, dit Cébès.
— Dès lors il est très vraisemblable que les choses qui sont toujours les mêmes et dans le même état ne sont pas les choses composées, et que les choses qui sont tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, et qui ne sont jamais les mêmes, celles-là sont les choses composées ?
— Je le crois pour ma part.
— Venons maintenant, reprit Socrate, aux choses dont nous parlions précédemment. L’essence elle-même, que dans nos demandes et nos réponses nous définissons par l’être véritable, est-elle toujours la même et de la même façon, ou tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? L’égal en soi, le beau en soi, chaque chose en soi, autrement dit l’être réel, admet-il jamais un changement, quel qu’il soit, ou chacune de ces réalités, étant uniforme et existant pour elle-même, est-elle toujours la même et de la même façon et n’admet-elle jamais nulle part en aucune façon aucune altération ?
— Elle reste nécessairement, Socrate, répondit Cébès, dans le même état et de la même façon.
— Mais que dirons-nous de la multitude des belles choses, comme les hommes, les chevaux, les vêtements ou toute autre chose de même nature, qui sont ou égales ou belles et portent toutes le même nom que les essences ? Restent-elles les mêmes, ou bien, tout au rebours des essences, ne peut-on dire qu’elles ne sont jamais les mêmes, ni par rapport à elles-mêmes, ni par rapport aux autres ?
— C’est ceci qui est vrai, dit Cébès : elles ne sont jamais les mêmes.
— Or ces choses, on peut les toucher, les voir et les saisir par les autres sens ; au contraire, celles qui sont toujours les mêmes on ne peut les saisir par aucun autre moyen que par un raisonnement de l’esprit, les choses de ce genre étant invisibles et hors de la vue.
— Ce que tu dis est parfaitement vrai, dit-il.
XXVI. — Maintenant veux-tu, continua Socrate, que nous posions deux espèces d’êtres, l’une visible, l’autre invisible ?
— Posons, dit-il.
— Et que l’invisible est toujours le même, et le visible jamais ?
— Posons-le aussi, dit-il.
— Dis-moi, maintenant, reprit Socrate, ne sommes-nous pas composés d’un corps et d’une âme ?
— Si, dit-il.
— A quelle espèce notre corps est-il, selon nous, plus conforme et plus étroitement apparenté ?
— Il est clair pour tout le monde, répondit-il, que c’est à l’espèce visible.
— Et l’âme est-elle visible ou invisible ?
— Elle n’est pas visible, Socrate, dit-il, du moins pour l’homme.
— Eh bien mais, quand nous parlons de ce qui est visible et de ce qui ne l’est pas, c’est eu égard à la nature humaine ; crois-tu donc qu’il s’agit d’une autre nature ?
— Non, c’est de la nature humaine.
— Et l’âme ? dirons-nous qu’on la voit ou qu’on ne la voit pas ?
— On ne la voit pas.
— Elle est donc invisible ?
— Oui.
— Par conséquent l’âme est plus conforme que le corps à l’espèce invisible, et le corps plus conforme à l’espèce visible ?
— De toute nécessité, Socrate.
XXVII. — Ne disions-nous pas aussi tantôt que, lorsque l’âme se sert du corps pour considérer quelque objet, soit par la vue, soit par l’ouïe, soit par quelque autre sens, car c’est se servir du corps que d’examiner quelque chose avec un sens, elle est alors attirée par le corps vers ce qui change ; elle s’égare elle-même, se trouble, est en proie au vertige, comme si elle était ivre, parce qu’elle est en contact avec des choses qui sont en cet état ?
— Certainement.
— Mais lorsqu’elle examine quelque chose seule et par elle-même, elle se porte là-bas vers les choses pures, éternelles, immortelles, immuables, et, comme elle est apparentée avec elles, elle se tient toujours avec elles, tant qu’elle est seule avec elle-même et qu’elle n’en est pas empêchée ; dès lors elle cesse de s’égarer et, en relation avec ces choses, elle reste toujours immuablement la même, à cause de son contact avec elles, et cet état de l’âme est ce qu’on appelle pensée.
— C’est parfaitement bien dit, et très vrai, Socrate, repartit Cébès.
— Maintenant, d’après ce que nous avons dit précédemment et ce que nous disons à présent, à laquelle des deux espèces te semble-t-il que l’âme est le plus ressemblante et plus proche parente ?
— Il me semble, Socrate, répondit-il, que personne, eût-il la tête la plus dure, ne pourrait disconvenir, après ton argumentation, que l’âme ne soit de toute façon plus semblable à ce qui est toujours le même qu’à ce qui ne l’est pas.
— Et le corps ?
— Il ressemble plus à l’autre espèce.
XXVIII. — Considère encore la question de cette façon. Quand l’âme et le corps sont ensemble, la nature prescrit à l’un d’être esclave et d’obéir, à l’autre de commander et d’être maîtresse. D’après cela aussi, lequel des deux te paraît ressembler à ce qui est divin et lequel à ce qui est mortel ? Mais peut-être ne crois-tu pas que ce qui est divin est naturellement fait pour commander et pour diriger, et ce qui est mortel pour obéir et pour être esclave ?
— Si, je le crois.
— Alors auquel des deux ressemble l’âme ?
— Il est évident, Socrate, que l’âme ressemble à ce qui est divin et le corps à ce qui est mortel.
— Examine à présent, Cébès, reprit Socrate, si, de tout ce que nous avons dit, il ne résulte pas que l’âme ressemble de très près à ce qui est divin, immortel, intelligible, simple, indissoluble, toujours le même et toujours semblable à lui-même, et que le corps ressemble parfaitement à ce qui est humain, mortel, non intelligible, multiforme, dissoluble et jamais pareil à soi-même. Pouvons-nous alléguer quelque chose contre ces raisons et prouver qu’il n’en est pas ainsi ?
— Non.
XXIX. — Alors, s’il en est ainsi, n’est-il pas naturel que le corps se dissolve rapidement et que l’âme au contraire soit absolument indissoluble ou à peu près ?
— Sans contredit.
— Or, tu peux observer, continua-t-il, que lorsque l’homme meurt, la partie de lui qui est visible, le corps, qui gît dans un lieu visible et que nous appelons cadavre, bien qu’il soit naturellement sujet à se dissoudre, à se désagréger et à s’évaporer, n’éprouve d’abord rien de tout cela et reste comme il est assez longtemps, très longtemps même, si l’on meurt avec un corps en bon état et dans une saison également favorable ; car, quand le corps est décharné et embaumé, comme on fait en Égypte, il demeure presque entier durant un temps infini, et même quand il est pourri, certaines de ses parties, les os, les tendons et tout ce qui est du même genre, sont néanmoins presque immortels. N’est-ce pas vrai ?
— Si.
— Peut-on dès lors soutenir que l’âme, qui s’en va dans un lieu qui est, comme elle, noble, pur, invisible, chez celui qui est vraiment l’Invisible, auprès d’un dieu sage et bon, lieu où tout à l’heure, s’il plaît à Dieu, mon âme doit se rendre aussi, que l’âme, dis-je, pourvue de telles qualités et d’une telle nature, se dissipe à tous les vents et périsse en sortant du corps, comme le disent la plupart des hommes ? Il s’en faut de beaucoup, chers Cébès et Simmias ; voici plutôt ce qui arrive. Si, en quittant le corps, elle est pure et n’entraîne rien du corps avec elle, parce que pendant la vie elle n’avait avec lui aucune communication volontaire et qu’au contraire elle le fuyait et se recueillait en elle-même, par un continuel exercice ; et l’âme qui s’exerce ainsi ne fait pas autre chose que philosopher au vrai sens du mot et s’entraîner réellement à mourir aisément, ou bien crois-tu que ce ne soit pas s’entraîner à la mort ?
— C’est exactement cela.
— Si donc elle est en cet état, l’âme s’en va vers ce qui est semblable à elle, vers ce qui est invisible, divin, immortel et sage, et quand elle y est arrivée, elle est heureuse, délivrée de l’erreur, de la folie, des craintes, des amours sauvages et de tous les autres maux de l’humanité, et, comme on le dit des initiés, elle passe véritablement avec les dieux le reste de son existence. Est-ce là ce que nous devons croire, Cébès, ou autre chose ?
— C’est cela, par Zeus, dit Cébès.
XXX. — Mais si, je suppose, l’âme est souillée et impure en quittant le corps, parce qu’elle était toujours avec lui, prenait soin de lui, l’aimait, se laissait charmer par lui, par ses désirs, au point de croire qu’il n’y a rien de vrai que ce qui est corporel, ce qu’on peut toucher, voir, boire, manger, employer aux plaisirs de l’amour, et si elle est habituée à haïr, à craindre et à éviter ce qui est obscur et invisible aux yeux, mais intelligible et saisissable à la philosophie, crois-tu qu’une âme en cet état sera seule en elle-même et sans mélange, quand elle quittera le corps ?
— Pas du tout, dit-il.
— Je crois au contraire qu’elle sera toute pénétrée. d’éléments corporels, qui ont crû avec elle par suite de son commerce et de sa communion avec le corps, dont elle ne se sépare jamais et dont elle prend grand soin.
— Cela est certain.
— Mais ces éléments, mon ami, tu dois bien penser qu’ils sont lourds, pesants, terreux et visibles. L’âme où ils se trouvent est alourdie et tirée en arrière vers le monde visible par la crainte de l’invisible et, comme on dit, de l’Hadès. Elle hante les monuments et les tombeaux, où l’on a même vu de ténébreux fantômes d’âmes, pareils aux spectres de ces âmes qui n’étaient pas pures en quittant le corps et qu’on peut voir, précisément, parce qu’elles participent du visible.
— Cela est vraisemblable, Socrate.
— Oui, vraiment, Cébès, et il est vraisemblable aussi que ce ne sont pas les âmes des bons, mais celles des méchants qui sont forcées d’errer dans ces lieux en punition de leur façon de vivre antérieure, qui était mauvaise. Et elles errent jusqu’au moment où leur amour de l’élément corporel auquel elles sont rivées les enchaîne de nouveau dans un corps.
XXXI. — Et alors elles sont, comme il est naturel, emprisonnées dans des natures qui correspondent à la conduite qu’elles ont eue pendant la vie.
— Quelles sont ces natures dont tu parles, Socrate ?
— Par exemple ceux qui se sont abandonnés à la gloutonnerie, à la violence, à l’ivrognerie sans retenue entrent naturellement dans des corps d’ânes et de bêtes analogues. Ne le crois-tu pas ?
— C’est en effet tout à fait naturel.
— Et ceux qui ont choisi l’injustice, la tyrannie, la rapine entrent dans des corps de loups, de faucons, de milans. En quelle autre place, à notre avis, pourraient aller des âmes de cette nature ?
— A coup sûr, dit Cébès, c’est dans ces corps-là qu’elles vont.
— Pour les autres aussi, reprit-il, il est facile de voir où chacun d’eux va, en accord avec ses propres habitudes.
— Oui, dit-il ; comment en serait-il autrement ?
— Ceux d’entre eux qui sont les plus heureux et qui vont à la meilleure place sont ceux qui ont pratiqué la vertu civile et sociale qu’on appelle tempérance et justice, et qui leur est venue par l’habitude et l’exercice, sans philosophie ni intelligence.
— Comment sont-ils les plus heureux ?
— Parce qu’il est naturel qu’ils reviennent dans une race sociale et douce comme eux, comme celle des abeilles, des guêpes, des fourmis, ou qu’ils rentrent dans la même race, la race humaine, où ils engendreront d’honnêtes gens.
— C’est naturel.
XXXII. — Mais pour entrer dans la race des dieux, cela n’est pas permis à qui n’a pas été philosophe et n’est point parti entièrement pur ; ce droit n’appartient qu’à l’ami du savoir. C’est pour cela, chers Simmias et Cébès, que les vrais philosophes se gardent de toutes les passions du corps, leur résistent et ne s’y abandonnent pas, et ce n’est pas parce qu’ils craignent la ruine de leur maison et la pauvreté comme le vulgaire, ami de l’argent, ni parce qu’ils redoutent le déshonneur et l’obscurité de la misère, comme ceux qui aiment le pouvoir et les honneurs, ce n’est pas pour ces raisons qu’ils s’en gardent.
— C’est qu’en effet, Socrate, dit Cébès, cela ne leur siérait pas.
— Non, vraiment, par Zeus, dit Socrate. Voilà pourquoi, Cébès, ceux qui ont quelque souci de leur âme et ne vivent pas dans le culte de leur corps tournent le dos à tous ces gens-là et ne tiennent pas le même chemin, parce que ces gens ne savent pas où ils vont ; mais persuadés eux-mêmes qu’il ne faut rien faire qui soit contraire à la philosophie, ni à l’affranchissement et à la purification qu’elle opère, ils prennent le chemin qu’elle leur indique et le suivent.
— Comment, Socrate ?
XXXIII. — Je vais te le dire, repartit Socrate. Les amis de la science, dit-il, savent que, quand la philosophie a pris la direction de leur âme, elle était véritablement enchaînée et soudée à leur corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme au travers des barreaux d’un cachot, au lieu de le faire seule et par elle-même, et qu’elle se vautrait dans une ignorance absolue. Et ce qu’il y a de terrible dans cet emprisonnement, la philosophie l’a fort bien vu, c’est qu’il est l’oeuvre du désir, en sorte que c’est le prisonnier lui-même qui contribue le plus à serrer ses liens. Les amis de la science savent, dis-je, que la philosophie, qui a pris leur âme en cet état, l’encourage doucement, s’efforce de la délivrer, en lui montrant que, dans l’étude des réalités, le témoignage des yeux est plein d’illusions, plein d’illusions aussi celui des oreilles et des autres sens, en l’engageant à se séparer d’eux, tant qu’elle n’est pas forcée d’en faire usage, en l’exhortant à se recueillir et à se concentrer en elle-même et à ne se fier qu’à elle-même et à ce qu’elle a conçu elle-même par elle-même de chaque réalité en soi, et à croire qu’il n’y a rien de vrai dans ce qu’elle voit par d’autres moyens et qui varie suivant la variété des conditions où il se trouve, puisque les choses de ce genre sont sensibles et visibles, tandis que ce qu’elle voit par elle-même est intelligible et invisible.
— En conséquence, persuadée qu’il ne faut pas s’opposer à cette délivrance, l’âme du vrai philosophe se tient à l’écart des plaisirs, des passions, des chagrins, des craintes, autant qu’il lui est possible. Elle se rend compte en effet que, quand on est violemment agité par le plaisir, le chagrin, la crainte ou la passion, le mal qu’on en éprouve, parmi ceux auxquels on peut penser, comme la maladie ou les dépenses qu’entraînent les passions, n’est pas aussi grand qu’on le croit, mais qu’on est en proie au plus grand et au dernier des maux et qu’on n’y prête pas attention.
— Quel est ce mal, Socrate ? demanda Cébès.
— C’est que toute âme humaine, en proie à un plaisir ou à un chagrin violent, est forcée de croire que l’objet qui est la principale cause de ce qu’elle éprouve est très clair et très vrai, alors qu’il n’en est rien. Ces objets sont généralement des choses visibles, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Or n’est-ce pas quand elle est ainsi affectée que l’âme est le plus strictement enchaînée par le corps ?
— Comment cela ?
— Parce que chaque plaisir et chaque peine a pour ainsi dire un clou avec lequel il l’attache et la rive au corps, la rend semblable à lui et lui fait croire que ce que dit le corps est vrai. Or, du fait qu’elle partage l’opinion du corps et se complaît aux mêmes plaisirs, elle est forcée, je pense, de prendre les mêmes moeurs et la même manière de vivre, et par suite elle est incapable d’arriver jamais pure dans l’Hadès : elle est toujours contaminée par le corps quand elle en sort. Aussi retombe-t-elle promptement dans un autre corps, et elle y prend racine comme une semence jetée en terre, et par suite elle est privée du commerce de ce qui est divin, pur et simple.
— C’est très vrai, Socrate, dit Cébès.
XXXIV. — Voilà donc pour quelles raisons, Cébès, les véritables amis du savoir sont tempérants et courageux, et non pour les raisons que le vulgaire s’imagine. Est-ce que tu penserais comme lui ?
— Moi ? non certes.
— Et tu fais bien : c’est comme je le dis que raisonne l’âme du philosophe. Elle ne pense pas que la philosophie doive la délier pour qu’au moment où elle la délie, elle s’abandonne aux plaisirs et aux peines et se laisse enchaîner à nouveau et pour qu’elle s’adonne au travail sans fin de Pénélope défaisant sa toile. Au contraire, elle se ménage le calme du côté des passions, suit la raison et ne s’en écarte jamais, contemple ce qui est vrai, divin et ne relève pas de l’opinion, et s’en nourrit, convaincue que c’est ainsi qu’elle doit vivre, durant toute la vie, puis après la mort, s’en aller vers ce qui lui est apparenté et ce qui est de même nature qu’elle, délivrée des maux humains. Une âme ainsi nourrie, Simmias et Cébès, et qui a pratiqué ce détachement n’a pas du tout à craindre d’être mise en pièces en quittant le corps, et, dispersée par les vents, de s’envoler dans tous les sens et de n’être plus nulle part. »