XXXVIII. — Leurs discours produisirent sur nous une impression désagréable, comme nous l’avouâmes plus tard entre nous : fortement convaincus par le raisonnement antérieur, nous nous sentions de nouveau troublés par eux et précipités dans le doute, à l’égard non seulement de ce qui avait été dit jusqu’ici, mais encore de ce qu’on allait dire ensuite ; nous avions peur d’être de mauvais juges, ou que les choses elles-mêmes ne pussent être prouvées.
ÉCHÉCRATE: Par les dieux, Phédon, je vous excuse ; car moi-même, après t’avoir entendu, je me prends à me dire : « En quel, argument aurons-nous foi désormais, quand celui de Socrate, qui était si convaincant, est à présent tombé dans le discrédit ? » En effet, cette opinion que notre âme est une espèce d’harmonie a toujours eu et a encore aujourd’hui une merveilleuse prise sur moi, et l’exposé qu’on en a fait m’a fait souvenir que, moi aussi, j’avais jusqu’à présent été de cet avis. C’est donc à recommencer pour moi et j’ai grand besoin d’une nouvelle preuve pour me persuader que l’âme du mort ne meurt pas avec lui. Dis-moi donc, au nom de Zeus, comment Socrate poursuivit la dispute, si lui aussi, comme tu le dis de vous, parut, ou non, contrarié ; s’il se porta doucement au secours de son argument ; enfin si le secours qu’il lui porta fut efficace ou insuffisant. Raconte-nous tout en détail aussi exactement que tu le pourras.
PHÉDON: Je puis dire, Échécrate, que Socrate m’a souvent étonné ; mais je ne l’ai jamais plus admiré qu’en cette circonstance où j’étais à ses côtés. Qu’il eût de quoi répondre, il n’y avait sans doute là rien de surprenant de la part d’un homme comme lui ; mais ce que moi j’admirai le plus, c’est la bonne grâce, la bienveillance, la déférence avec lesquelles il accueillit les objections de ces jeunes gens, puis la sagacité avec laquelle il se rendit compte de l’impression qu’elles avaient faite sur nous, et ensuite l’habileté avec laquelle il guérit nos inquiétudes et, nous rappelant comme des fuyards et des vaincus, nous ramena face à l’argument pour le suivre et l’examiner avec lui.
ÉCHÉCRATE: Comment s’y prit-il ?
PHÉDON: Je vais te le dire. J’étais assis à sa droite, près de son lit, sur un siège bas, et lui à une place beaucoup plus élevée que la mienne. Il me caressa la tête et prenant dans sa main les cheveux qui pendaient sur mon cou, car c’était son habitude de jouer avec mes cheveux, quand il en avait l’occasion : « Demain, Phédon, dit-il, tu feras sans doute couper ces beaux cheveux-là ?
— Apparemment, Socrate, répondis-je.
— Non pas, si tu m’en crois.
— Alors, que veux-tu que je fasse ? demandai-je.
— C’est aujourd’hui, dit-il, que je ferai couper les miens et toi les tiens, si notre argument meurt et que nous ne puissions pas le ramener à la vie. Moi, si j’étais toi et si l’argument m’échappait, je ferais le serment, comme les Argiens, de ne pas laisser pousser mes cheveux avant d’avoir repris les armes et vaincu le raisonnement de Simmias et de Cébès.
— Mais contre deux, Héraclès lui-même, dit-on, n’est pas de force.
— Eh bien, reprit-il, suppose que je suis Ioléos et appelle-moi à l’aide, tandis qu’il fait encore jour.
— Je t’y appelle donc, non comme Héraclès, mais comme Ioléos appelant Héraclès.
— Peu importe, dit-il.
XXXIX. — Mais avant tout mettons-nous en garde contre un danger.
— Lequel ? dis-je.
— C’est, dit-il, de devenir misologues, comme on devient misanthrope ; car il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre en haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthropie. Or la misanthropie se glisse dans l’âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu’un que l’on croyait vrai, sain et digne de foi, et que, peu de temps après, on découvre qu’il est méchant et faux, et qu’on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s’est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu’on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d’être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu’il n’y a absolument rien de sain chez personne. N’as-tu pas remarqué toi-même que c’est ce qui arrive ?
— Si, dis-je.
— N’est-ce pas une honte ; reprit-il. N’est-il pas clair que, lorsqu’un tel homme entre en rapport avec les hommes, il n’a aucune connaissance de l’humanité ; car s’il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c’est-à-dire que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre.
— Comment l’entends-tu ? demandai-je.
— Comme on l’entend, dit-il, des hommes extrêmement petits et des hommes extrêmement grands. Crois-tu qu’il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un homme extrêmement grand ou petit, et de même chez un chien ou en toute autre chose ? ou encore un homme extrêmement lent ou rapide, beau ou laid, blanc ou noir ? N’as-tu pas remarqué qu’en tout cela les extrêmes sont rares et peu nombreux et que les entre-deux abondent et sont en grand nombre ?
— Si, dis-je.
— Ne crois-tu pas, ajouta-t-il, que, si l’on proposait un concours de méchanceté, ici encore on verrait que les premiers seraient en fort petit nombre ?
— C’est vraisemblable, dis-je.
— Oui, c’est vraisemblable, reprit Socrate ; mais ce n’est pas en cela que les raisonnements ressemblent aux hommes — c’est toi qui tout à l’heure m’as jeté sur ce sujet et je t’ai suivi — ; mais voici où est la ressemblance. Quand on a cru, sans connaître l’art de raisonner, qu’un raisonnement est vrai, il peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu’il l’est parfois et parfois ne l’est pas, et l’expérience peut se renouveler sur un autre et un autre encore. Il arrive notamment, tu le sais, que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s’imaginer qu’ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu’il n’y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels, absolument comme dans l’Euripe, et que rien ne demeure un moment dans le même état.
— C’est parfaitement vrai, dis-je.
— Alors, Phédon, reprit-il, s’il est vrai qu’il y ait des raisonnements vrais, solides et susceptibles d’être compris, ne serait-ce pas une triste chose de voir un homme qui, pour avoir entendu des raisonnements qui, tout en restant les mêmes, paraissent tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de s’accuser lui-même et son incapacité, en viendrait par dépit à rejeter la faute sur les raisonnements, au lieu de s’en prendre à lui-même, et dès lors continuerait toute sa vie à haïr et ravaler les raisonnements et serait ainsi privé de la vérité et de la connaissance de la réalité ?
— Oui, par Zeus, dis-je, ce serait une triste chose.
XL. — Prenons donc garde avant tout, reprit-il, que ce malheur ne nous arrive. Ne laissons pas entrer dans notre âme cette idée qu’il pourrait n’y avoir rien de sain dans les raisonnements ; persuadons-nous bien plutôt que c’est nous qui ne sommes pas encore sains et qu’il faut nous appliquer virilement à le devenir, toi et les autres, en vue de tout le temps qui vous reste à vivre, et moi en vue de la mort seule ; car, au sujet même de la mort, je crains bien en ce moment de n’avoir pas l’esprit philosophique, et d’être contentieux comme les gens dénués de toute culture. Quand ces gens-là débattent quelque question, ils ne s’inquiètent pas de savoir ce que sont les choses dont ils parlent ; ils n’ont d’autre visée que de faire accepter à la compagnie la thèse qu’ils ont mise en avant. Dans le cas présent, je ne vois entre eux et moi qu’une seule différence, c’est que mes efforts ne viseront pas à faire croire à la compagnie que ce que je dis est vrai — ce n’est là pour moi que l’accessoire — mais à me le faire croire autant que possible à moi-même. Voici, cher camarade, quel est mon calcul ; vois combien il est intéressé : si ce que j’avance est vrai, combien il m’est avantageux de m’en persuader ! si au contraire il n’y a rien après la mort, je serai moins tenté, pendant le temps qui m’en sépare, d’ennuyer la compagnie de mes lamentations. Au reste, cette ignorance ne durera pas longtemps, car ce serait un mal ; mais elle finira bientôt. C’est dans cette disposition d’esprit, Simmias et Cébès, que j’aborde la discussion. Pour vous, si vous m’en croyez, faites peu d’attention à Socrate, mais beaucoup plus à la vérité : si vous trouvez que je dis quelque chose de vrai, convenez-en ; sinon, résistez de toutes vos forces et prenez garde que par excès de zèle je n’abuse à la fois vous et moi-même, et ne m’en aille en laissant, comme l’abeille, mon aiguillon en vous.
XLI. — Maintenant à l’oeuvre ! poursuivit-il. Rappelez-moi d’abord ce que vous avez dit, si vous voyez que je ne m’en souviens pas. Simmias, si je ne me trompe, a des doutes et craint que l’âme, quoique plus divine et plus belle que le corps, ne périsse la première, puisqu’elle est une espèce d’harmonie. Quant à Cébès, il m’a paru qu’il m’accordait que l’âme est plus durable que le corps, mais il a dit que personne ne sait si l’âme, après avoir usé un grand nombre de corps en maintes incarnations, ne périt pas elle-même quand elle a quitté le dernier, et si ce n’est pas justement en la destruction de l’âme que consiste la mort, puisque le corps ne cesse pas un moment de périr. N’est-ce pas exactement cela, Simmias et Cébès, que nous avons à examiner ?
— Ils convinrent tous les deux que c’était bien cela.
— Est-ce que, continua-t-il, vous rejetez tous les arguments précédents, ou seulement les uns, et pas les autres ?
— Les uns, oui, dirent-ils tous deux, les autres non.
— Maintenant, reprit-il, que pensez-vous de celui où nous disions qu’apprendre, c’est se souvenir, et que, s’il en est ainsi, il faut nécessairement que notre âme ait existé quelque part ailleurs, avant d’être enchaînée dans le corps ?
— Pour moi, dit Cébès, il m’a merveilleusement persuadé alors, et, à présent encore, j’y suis attaché, autant qu’on peut l’être à un argument.
— Moi aussi, dit Simmias, je suis du même sentiment et je serais bien surpris si j’en changeais jamais sur ce point. »
Alors Socrate : « Eh bien, dit-il, étranger de Thèbes, il faut que tu en changes, si tu persistes dans ton opinion que l’harmonie est une chose composée et que l’âme est une espèce d’harmonie qui résulte des éléments tendus comme des cordes dans le corps ; car tu ne peux pas, je pense, t’approuver toi-même, si tu dis qu’il existait une harmonie composée avant les choses dont elle devait être formée. Le peux-tu ?
— En aucune manière, Socrate, dit-il.
— Ne t’aperçois-tu pas, reprit-il, que c’est justement ce que tu dis, quand tu affirmes que l’âme existait déjà avant d’entrer dans une forme et un corps d’homme et en même temps qu’elle est composée d’éléments qui n’existent pas encore. Car l’harmonie ne ressemble pas à l’âme à laquelle tu la compares ; mais la lyre, les cordes et les sons encore discordants existent les premiers ; l’harmonie ne vient qu’après tout le reste et périt la première. Comment accorder ce langage avec ta première assertion ?
— C’est impossible, dit Simmias.
— Pourtant, reprit Socrate, s’il convient d’accorder ce qu’on dit, c’est bien quand on parle d’harmonie.
— Oui, en effet, dit Simmias.
— Or, reprit Socrate, il n’y a pas d’accord en ce que tu dis. Mais vois un peu laquelle des deux assertions tu préfères, celle que la science est réminiscence, ou celle que l’âme est une harmonie.
— C’est la première, Socrate, et de beaucoup, car l’idée de la deuxième m’est venue sans démonstration elle m’a paru vraisemblable et spécieuse, et c’est pour cette raison que la plupart des hommes la tiennent pour juste. Pour moi, j’ai conscience que les arguments qui fondent leurs démonstrations sur des vraisemblances sont des imposteurs, et que si l’on n’est pas en garde contre eux, ils vous abusent bel et bien, et en géométrie et en toute autre matière. Au contraire, l’argument relatif à la réminiscence et à la science a été établi sur une hypothèse qui mérite d’être admise. On a dit en effet que notre âme existait déjà avant d’entrer dans un corps de la même manière qu’existe son essence, désignée sous le nom de « ce qui est », et cette essence j’ai eu, j’en suis persuadé, parfaitement raison d’admettre qu’elle existe. Ces raisons me forcent, à ce qu’il me semble, à n’approuver ni moi ni personne qui soutiendrait que l’âme est une harmonie.
XLII. — Mais considérons la question, Simmias, dit Socrate, d’une autre façon. Crois-tu qu’il convienne à une harmonie ou à quelque autre composition de se comporter d’une autre manière que les éléments dont elle est composée ?
— Pas du tout.
— Il ne lui convient pas non plus, je pense, de rien faire ni de rien souffrir en dehors de ce que font et supportent ces éléments ?
— Il en convint.
— Il ne convient donc as que l’harmonie conduise les éléments dont elle a été formée, mais qu’elle les suive.
— Il fut de cet avis.
— Il s’en faut donc de beaucoup que l’harmonie ait des mouvements, des sons ou quoi que ce soit de contraire aux parties qui la composent.
— De beaucoup, certainement, dit-il.
— Mais quoi ? chaque harmonie n’est-elle pas naturellement harmonie selon qu’elle a été harmonisée ?
— Je ne comprends pas, dit-il.
— N’est-il pas vrai, reprit Socrate, que, si elle a été mieux harmonisée et dans une proportion plus grande, si la chose est possible, elle est davantage harmonie et plus grande harmonie ; que si, au contraire, elle a été moins bien harmonisée et dans une moindre proportion, elle est moins harmonie et harmonie plus petite ?
— C’est très juste.
— Et maintenant, en est-il ainsi de l’âme ? Une âme peut-elle être, si peu que ce soit, plus âme et dans une plus grande proportion qu’une autre âme, ou être moins et dans une moindre proportion ce qu’est précisément une âme ?
— Pas le moins du monde, dit-il.
— Poursuivons donc, par Zeus, reprit Socrate. On dit d’une âme qu’elle a de l’intelligence et de la vertu et qu’elle est bonne, d’une autre qu’elle a de la sottise et de la méchanceté et qu’elle est mauvaise. A-t-on raison de le dire ?
— Certainement on a raison.
— Dès lors, si l’on admet que l’âme est une harmonie, que dira-t-on que sont ces qualités qui existent dans l’âme, j’entends la vertu et le vice ? Dira-t-on que c’est encore une autre sorte d’harmonie ou un défaut d’harmonie ? que l’une de ces âmes a été harmonisée, la bonne, et qu’elle contient en elle, qui est déjà une harmonie, une harmonie supplémentaire, et que l’autre est elle-même dépourvue d’harmonie et n’en a pas une autre en elle ?
— Je ne saurais le dire, moi, mais il est évident que c’est à peu près ce que dirait l’auteur de cette théorie.
— Mais, reprit Socrate, nous sommes déjà tombés d’accord qu’une âme ne saurait absolument être plus ou moins qu’une autre âme, ce qui revient à dire qu’une harmonie ne saurait absolument être ni plus grande ni plus étendue qu’une autre harmonie. N’est-ce pas cela ?
— Si.
— Et que cette harmonie n’étant en rien ni plus ni moins harmonie, n’est ni plus ni moins harmonisée. Est-ce exact ?
— Oui.
— Or cette harmonie, qui n’est ni plus ni moins harmonisée, a-t-elle en quoi que ce soit plus de part à l’harmonie, on en participe-t-elle également ?
— Oui, également.
— Par conséquent l’âme, puisqu’une âme n’est ni plus ni moins que ce qu’est l’âme elle-même, n’est pas, non plus, ni plus ni moins harmonisée.
— Non.
— Dans ces conditions, elle ne saurait avoir plus de part ni à la dissonance ni à l’harmonie.
— Non, en effet.
— Dans ces conditions encore, est-ce qu’une âme peut avoir plus de part qu’une autre au vice ou à la vertu, s’il est vrai que le vice soit dissonance et la vertu harmonie ?
— Elle ne le peut en aucune façon.
— Bien mieux, Simmias, à parler exactement, aucune âme n’aura part au vice, si elle est une harmonie ; car il est hors de doute qu’une harmonie, si elle est pleinement ce qu’est une harmonie, n’aura jamais part à la dissonance.
— Certainement non.
— Ni l’âme non plus, n’est-ce pas, si elle est pleinement une âme, n’aura de part au vice ?
— Comment en effet le pourrait-elle, d’après ce que nous avons dit ?
— En vertu de ce raisonnement, nous tiendrons donc toutes les âmes de tous les êtres vivants pour également bonnes, si les âmes sont également ce qu’elles sont naturellement, je veux dire des âmes.
— Il me le semble, Socrate, dit-il.
— Te semble-t-il aussi, demanda Socrate, que ce soit bien parler, et que notre argumentation fût arrivée à cette conclusion, si l’hypothèse que l’âme est une harmonie était juste ?
— Pas du tout, dit-il.
XLIII. — Autre chose, reprit Socrate. De toutes les parties de l’homme, en connais-tu quelque autre qui commande, en dehors de l’âme, surtout quand elle est sage ?
— Moi, non.
— Crois-tu qu’elle cède aux affections du corps ou qu’elle leur résiste ? Voici ce que je veux dire : si, par exemple, le corps a chaud et soif, elle le tire en arrière, pour qu’il ne boive pas ; s’il a faim, pour qu’il ne mange pas, et dans mille autres circonstances nous voyons l’âme s’opposer aux passions du corps. N’est-ce pas vrai ?
— Tout à fait vrai.
— D’un autre côté, ne sommes-nous pas tombés d’accord précédemment que l’âme, si elle’ était une harmonie, ne saurait être en dissonance avec les tensions, les relâchements, les vibrations et autres états des éléments qui la composent, mais qu’elle les suivrait et ne saurait jamais les commander ?
— Nous en sommes tombés d’accord, dit-il ; comment faire autrement ?
— Eh bien, ne voyons-nous pas à présent qu’elle fait tout le contraire, qu’elle dirige tous ces éléments dont on prétend qu’elle est formée, qu’elle les contrarie presque en tout pendant toute la vie et qu’elle les maîtrise de toutes façons, infligeant aux uns des châtiments plus pénibles et plus douloureux, ceux de la gymnastique et de la médecine, aux autres des traitements plus doux, menaçant ceux-ci, admonestant ceux-là, et parlant aux passions, aux colères, aux craintes, comme si, différente d’elles, elle parlait à des êtres différents ? C’est ainsi qu’Homère a représenté la chose dans l’Odyssée, où il dit qu’Ulysse, Se frappant la poitrine, gourmanda son coeur en ces termes :
« Supporte-le, mon coeur ; tu as déjà supporté des choses plus révoltantes. »
Crois-tu qu’en composant ces vers, il pensât que l’âme était une harmonie, faite pour se laisser conduire par les affections du corps ? Ne pensait-il pas plutôt qu’elle était faite pour les conduire et les maîtriser, et qu’elle était elle-même une chose beaucoup trop divine pour être une harmonie ?
— Par Zeus, Socrate, c’est bien mon avis.
— Ainsi donc, mon excellent ami, il ne nous sied en aucune manière de dire que l’âme est une espèce d’harmonie ; car nous ne serions d’accord, tu le vois, ni avec Homère, ce poète divin, ni avec nous-mêmes.
— C’est vrai, dit-il.
XLIV. — C’en est fait, reprit Socrate : Harmonie la thébaine nous est devenue, ce semble, assez propice ; mais Cadmos, Cébès, continua-t-il, comment le gagner et par quel argument ?
— Je suis sûr que tu le trouveras, dit Cébès ; en tout cas, ton argumentation contre l’harmonie a merveilleusement dépassé mon attente. Quand Simmias te proposait ses difficultés, je doutais fort qu’on pût réfuter sa théorie ; aussi ai-je été étrangement surpris de la voir céder tout de suite au premier choc de la tienne. Je ne serais pas étonné que celle de Cadmos ait le même sort.
— Mon bon ami, repartit Socrate, n’exagère pas, de peur que quelque mauvais oeil ne mette en déroute le discours qui va venir. Mais cela, c’est l’affaire des dieux. Pour nous, attaquons de près, comme dit Homère, pour éprouver ce que vaut la théorie. Ce que tu cherches se résume en ceci. Tu veux qu’on démontre que notre âme est impérissable et immortelle, pour qu’un philosophe qui va mourir puisse être rassuré et croire qu’après sa mort il sera plus heureux là-bas que s’il mourait après avoir mené un autre genre de vie, sans montrer en cela une audace déraisonnable et folle. On démontre bien que l’âme est quelque chose de fort et de semblable à la divinité et qu’elle a existé avant que nous fussions des hommes ; mais cela n’empêche pas, dis-tu, que tout cela ne prouve rien pour l’immortalité ; cela prouve seulement que l’âme est quelque chose de durable, qu’elle a existé quelque part avant nous durant un temps illimité, qu’elle savait et faisait beaucoup de choses, sans être immortelle pour cela, et que le fait même d’entrer dans un corps humain est pour elle le commencement de sa perte et une sorte de maladie, qu’elle se fatigue à vivre de cette vie humaine et qu’elle périt à la fin dans ce qu’on appelle la mort. Il n’importe en rien, dis-tu, qu’elle entre dans un corps une ou plusieurs fois, au moins pour ce que nous craignons tous ; car on a raison de craindre, à moins d’être insensé, quand on ne sait pas si elle est immortelle et qu’on ne peut le démontrer. Voilà à peu près, je crois, ce que tu soutiens, Cébès, et c’est à dessein que j’y reviens plusieurs fois, pour que rien ne nous échappe et que tu puisses, si tu veux, y ajouter ou en retrancher quelque chose.
— Moi, dit Cébès, je n’ai, pour le moment, rien à retrancher, ni à ajouter : c’est bien là ce que je soutiens. »
XLV. — Là-dessus, Socrate fit une longue pause, occupé à réfléchir par devers lui. Enfin il reprit : « Ce n’est pas une petite affaire que tu demandes là, Cébès ; car elle exige une investigation complète sur la cause de la génération et de la corruption. Je vais te raconter, si tu veux, mes propres expériences en ces matières ; si, parmi les choses que je vais dire, il en est qui te paraissent utiles, tu les emploieras pour nous persuader tes sentiments.
— Certainement, je le veux, dit Cébès.
— Écoute donc mon exposé. Dans ma jeunesse, Cébès, dit-il, j’avais conçu un merveilleux désir de cette science qu’on appelle la physique. Il me semblait que c’était une chose magnifique de connaître la cause de chaque chose, ce qui la fait être, ce qui la fait périr, ce qui la fait exister. Et souvent je me suis mis la cervelle à la torture pour étudier des questions comme celles-ci : Est-ce lorsque le chaud et le froid ont subi une sorte de fermentation que, comme le disaient quelques-uns, les êtres vivants se forment ? Est-ce le sang qui fait la pensée, ou l’air, ou le feu, ou aucun de ces éléments, et n’est-ce pas le cerveau qui nous donne les sensations de l’ouïe, de la vue et de l’odorat ? N’est-ce pas de ces sensations que naissent la mémoire et l’opinion, et n’est-ce pas de la mémoire et de l’opinion, une fois devenues calmes, que naît la science ? Je cherchais aussi à connaître les causes de corruption de tout cela ainsi que les phénomènes célestes et terrestres. Mais à la fin je découvris que pour ce genre de recherche j’étais aussi mal doué qu’on peut l’être. Et je vais t’en donner une preuve sensible. Il y a des choses qu’auparavant je savais clairement, il me le semblait du moins à moi-même et aux autres. Eh bien, cette étude me rendit aveugle au point que je désappris même ce que j’avais cru savoir jusque-là sur beaucoup de choses et en particulier sur la croissance de l’homme. Avant ce moment, je croyais qu’il était évident pour tout le monde qu’il croissait par le manger et le boire ; que, lorsque, par la nourriture, des chairs s’étaient ajoutées aux chairs, des os aux os, et de même aux autres parties les choses appropriées à chacune d’elles, alors la masse qui était petite devenait ensuite volumineuse et que c’était ainsi que l’homme, de petit, devenait grand. Voilà ce que je pensais alors. Cela ne te paraît-il pas raisonnable ?
— Si, répondit Cébès.
— Examine encore ceci. Je croyais qu’il était suffisant de savoir, en voyant un homme grand, debout à côté d’un homme petit, qu’il le dépassait juste de la tête, et ainsi d’un cheval auprès d’un autre cheval, et que, pour prendre des exemples encore plus clairs que les précédents, le nombre dix me paraissait être plus grand que le nombre huit, parce que le nombre deux s’ajoutait à huit, et la double coudée plus grande que la coudée, parce qu’elle la dépassait de la moitié.
— Et maintenant, demanda Cébès, qu’en penses-tu ?
— Je suis loin, par Zeus, répondit Socrate, de croire que je connais la cause de l’une quelconque de ces choses ; car je n’arrive même pas à reconnaître, quand à un on a ajouté un, si c’est l’un auquel on a ajouté qui est devenu deux, ou si c’est celui qui a été ajouté et celui auquel on l’a ajouté qui sont devenus deux par l’addition de l’un à l’autre. Car c’est pour moi un sujet d’étonnement de voir que, lorsque chacun d’eux était à part de l’autre, chacun était naturellement un et n’était pas deux alors, et que, quand ils se sont rapprochés l’un de l’autre, ils sont devenus deux pour cette raison que la réunion les a mis l’un près de l’autre. Je ne peux pas davantage me persuader que, si l’on coupe l’unité en deux, ce fait de la division ait été aussi la cause qu’elle est devenue deux ; car voilà une cause contraire à celle qui tout à l’heure nous donnait deux ; tout à l’heure, c’est parce qu’ils étaient réunis l’un près de l’autre et ajoutés l’un à l’autre, et maintenant c’est parce que l’un est ôté et séparé de l’autre. Je ne puis plus croire non plus que je sais par quoi un est engendré, ni en un mot par quoi n’importe quelle autre chose naît, périt ou existe ; c’est l’effet de ma première méthode ; mais je me hasarde à en embrasser moi-même une autre et je repousse absolument la première.
XLVI. — Mais un jour, ayant entendu quelqu’un lire dans un livre, dont l’auteur était, disait-il, Anaxagore, que c’est l’esprit qui est l’organisateur et la cause de toutes choses, l’idée de cette cause me ravit et il me sembla qu’il était en quelque sorte parfait que l’esprit fût la cause de tout. S’il en est ainsi, me dis-je, l’esprit ordonnateur dispose tout et place chaque objet de la façon la meilleure. Si donc on veut découvrir la cause qui fait que chaque chose naît, périt ou existe, il faut trouver quelle est pour elle la meilleure manière d’exister ou de supporter ou de faire quoi que ce soit. En vertu de ce raisonnement, l’homme n’a pas autre chose à examiner, dans ce qui se rapporte à lui et dans tout le reste, que ce qui est le meilleur et le plus parfait, avec quoi il connaîtra nécessairement aussi le pire, car les deux choses relèvent de la même science. En faisant ces réflexions, je me réjouissais d’avoir trouvé dans la personne d’Anaxagore un maître selon mon coeur pour m’enseigner la cause des êtres. Je pensais qu’il me dirait d’abord si la terre est plate ou ronde et après cela qu’il m’expliquerait la cause et la nécessité de cette forme, en partant du principe du mieux, et en prouvant que le mieux pour elle, c’est d’avoir cette forme, et s’il disait que la terre est au centre du monde, qu’il me ferait voir qu’il était meilleur qu’elle fût au centre. S’il me démontrait cela, j’étais prêt à ne plus demander d’autre espèce de cause. De même au sujet du soleil, de la lune et des autres astres, j’étais disposé à faire les mêmes questions, pour savoir, en ce qui concerne leurs vitesses relatives, leurs changements de direction et les autres accidents auxquels ils sont sujets, en quoi il est meilleur que chacun fasse ce qu’il fait et souffre ce qu’il souffre. Je n’aurais jamais pensé qu’après avoir affirmé que les choses ont été ordonnées par l’esprit, il pût leur attribuer une autre cause que celle-ci : c’est le mieux qu’elles soient comme elles sont. Aussi je pensais qu’en assignant leur cause à chacune de ces choses en particulier et à toutes en commun, il expliquerait en détail ce qui est le meilleur pour chacune et ce qui est le bien commun à toutes. Et je n’aurais pas donné pour beaucoup mes espérances ; mais prenant ses livres en toute hâte, je les lus aussi vite que possible, afin de savoir aussi vite que possible le meilleur et le pire.
XLVII. — Mais je ne tardai pas, camarade, à tomber du haut de cette merveilleuse espérance. Car, avançant dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait aucun usage de l’intelligence et qui, au lieu d’assigner des causes réelles à l’ordonnance du monde, prend pour des causes l’air, l’éther, l’eau et quantité d’autres choses étranges. Il me sembla que c’était exactement comme si l’on disait que Socrate fait par intelligence tout ce qu’il fait et qu’ensuite, essayant de dire la cause de chacune de mes actions, on soutînt d’abord que, si je suis assis en cet endroit, c’est parce que mon corps est composé d’os et de muscles, que les os sont durs et ont des joints qui les séparent, et que les muscles, qui ont la propriété de se tendre et de se détendre, enveloppent les os avec les chairs et la peau qui les renferme, que, les os oscillant dans leurs jointures, les muscles, en se relâchant et se tendant, me rendent capable de plier mes membres en ce moment et que c’est la cause pour laquelle je suis assis ici les jambes pliées. C’est encore comme si, au sujet de mon entretien avec vous, il y assignait des causes comme la voix, l’air, l’ouïe et cent autres pareilles, sans songer à donner les véritables causes, à savoir que, les Athéniens ayant décidé qu’il était mieux de me condamner, j’ai moi aussi, pour cette raison, décidé qu’il était meilleur pour moi d’être assis en cet endroit et plus juste de rester ici et de subir la peine qu’ils m’ont imposée. Car, par le chien, il y a beau temps, je crois, que ces muscles et ces os seraient à Mégare ou en Béotie, emportés par l’idée du meilleur, si je ne jugeais pas plus juste et plus beau, au lieu de m’évader et de fuir comme un esclave, de payer à l’État la peine qu’il ordonne.
Mais appeler causes de pareilles choses, c’est par trop extravagant. Que l’on dise que, si je ne possédais pas des choses comme les os, les tendons et les autres que je possède, je ne serais pas capable de faire ce que j’aurais résolu, on dira la vérité ; mais dire que c’est à cause de cela que je fais ce que je fais et qu’ainsi je le fais par l’intelligence, et non par le choix du meilleur, c’est faire preuve d’une extrême négligence dans ses expressions. C’est montrer qu’on est incapable de discerner qu’autre chose est la cause véritable, autre chose ce sans quoi la cause ne saurait être cause. C’est précisément ce que je vois faire à la plupart des hommes, qui, tâtonnant comme dans les ténèbres, se servent d’un mot impropre pour désigner cela comme la cause. Voilà pourquoi l’un, enveloppant la terre d’un tourbillon, la fait maintenir en place par le ciel, et qu’un autre la conçoit comme une large huche, à laquelle il donne l’air comme support. Quant à la puissance qui fait que les choses sont actuellement disposées le mieux qu’il est possible, ils ne la cherchent pas, ils ne pensent pas qu’elle possède une sorte de force divine ; mais ils croient pouvoir découvrir un Atlas plus fort, plus immortel qu’elle, et qui maintienne mieux l’ensemble des choses, et ils ne songent jamais qu’en réalité c’est le bien et la nécessité qui lient et maintiennent les choses. Quant à moi, pour connaître une telle cause et savoir ce qu’elle est, je me ferais avec allégresse le disciple de tous les maîtres possibles. Mais comme elle se dérobait et que j’étais impuissant à la trouver moi-même et à l’apprendre d’autrui, j’ai changé de direction pour la chercher. Comment je m’y suis pris, veux-tu, Cébès, dit-il, que je t’en fasse un récit ?
— Si je le veux ! plus que tout au monde, s’écria Cébès.
XLVIII. — Quand je fus las d’étudier les choses, reprit Socrate, je crus devoir prendre garde à ne pas éprouver ce qui arrive à ceux qui regardent et observent le soleil pendant une éclipse ; car ils perdent quelquefois la vue s’ils ne regardent pas son image dans l’eau ou dans un milieu semblable. L’idée d’un tel accident me vint à l’esprit et je craignis que mon âme ne devînt complètement aveugle, si je regardais les choses avec mes yeux et si j’essayais de les saisir avec un de mes sens. Je crus alors que je devais recourir aux principes et regarder en eux la vérité des choses. Mais peut-être ma comparaison n’est-elle pas exacte de tout point ; car je n’accorde pas sans réserve qu’en examinant les choses dans leurs principes, on les examine plutôt dans des images que quand on les regarde dans leur réalité. Quoi qu’il en soit, voilà le chemin que j’ai pris. Je pose en chaque cas un principe, celui que je juge le plus solide, et tout ce qui me paraît s’y accorder, qu’il s’agisse de causes ou de toute autre chose, je l’admets comme vrai, et, comme faux, tout ce qui ne s’y accorde pas. Mais je veux te rendre ma pensée plus sensible, car je pense que tu ne m’entends pas encore.
— Non, par Zeus, dit Cébès, pas trop bien.
XLIX. — Pourtant, reprit Socrate, il n’y a dans ce que je dis rien de neuf : c’est ce que je n’ai jamais cessé de dire, et en d’autres occasions et tantôt, dans notre entretien. Je vais essayer de te montrer la nature de la cause que j’ai étudiée, en revenant à ces idées que j’ai tant rebattues. Je partirai de là, admettant qu’il y a quelque chose de beau, de bon, de grand en soi et ainsi du reste. Si tu m’accordes cela et si tu conviens que ces choses en soi existent, j’espère alors que je trouverai et te ferai voir la cause qui fait que l’âme est immortelle.
— Sois sûr que je te l’accorde, dit Cébès, et achève vite ta démonstration.
— Examine à présent ce qui s’ensuit, dit Socrate, pour voir si tu partages mon opinion. Il me paraît que, s’il existe quelque chose de beau en dehors du beau en soi, cette chose n’est belle que parce qu’elle participe de ce beau en soi, et je dis qu’il en est de même de toutes choses. M’accordes-tu ce genre de cause ?
— Je te l’accorde, dit-il.
— Maintenant, continua Socrate, je ne conçois plus et je ne puis m’expliquer les autres causes, ces savantes causes qu’on nous donne. Mais si l’on vient me dire que ce qui fait qu’une chose est belle, c’est ou sa brillante couleur, ou sa forme ou quelque autre chose de ce genre, je laisse là toutes ces raisons, qui ne font toutes que me troubler, et je m’en tiens simplement, bonnement et peut-être naïvement à ceci, que rien ne la rend belle que la présence ou la communication de cette beauté en soi ou toute autre voie ou moyen par lequel cette beauté s’y ajoute ; car sur cette communication je n’affirme plus rien de positif, je dis seulement que c’est par le beau que toutes les belles choses deviennent belles. C’est là, je crois, la réponse la plus sûre que je puisse faire à moi-même et aux autres. En me tenant à ce principe, je suis persuadé que je ne ferai jamais de faux pas et que je puis, en toute sûreté, et tout autre comme moi, répondre que c’est par la beauté que les belles choses sont belles. Ne le crois-tu pas aussi ?
— Je le crois.
— Et que de même c’est par la grandeur que les choses grandes sont grandes et que les plus grandes sont plus grandes, et par la petitesse que les plus petites sont plus petites ?
— Oui.
— Tu n’approuverais donc pas non plus celui qui dirait qu’un homme est plus grand qu’un autre de la tête et que le plus petit est plus petit d’autant ; mais tu protesterais que toi, tu te bornes à dire ceci, c’est que tout objet plus grand qu’un autre ne l’est par rien d’autre que la grandeur et que c’est cela, la grandeur, qui le rend plus grand, et que le plus petit n’est plus petit par rien d’autre que la petitesse et que c’est pour cela, la petitesse, qu’il est plus petit. Car tu appréhenderais, je pense, qu’en disant qu’un homme est plus grand ou plus petit de la tête, tu ne tombes sur un contradicteur qui t’objecterait d’abord que c’est par la même chose que le plus grand est plus grand et le plus petit plus petit et ensuite que c’est par la tête, qui est petite, que le plus grand est plus grand, et que c’est un prodige qu’un homme soit grand par quelque chose de petit. Ne craindrais-tu pas ces objections ?
— Si, dit Cébès en riant.
— Tu craindrais donc, reprit Socrate, de dire que dix est plus grand de deux que huit et que c’est par cette raison qu’il le dépasse, et non par la quantité et à cause de la quantité ; ou bien encore qu’un objet de deux coudées est plus grand par la moitié qu’un objet d’une coudée, et non par la grandeur ? Car il y a en cela le même sujet de craindre.
— Sans doute, dit-il.
— Et si à un on ajoutait un, ne te garderais-tu pas de dire que c’est l’addition qui est cause qu’il est devenu deux ou que, si l’on a coupé un en deux, c’est la division ?
Et ne protesterais-tu pas tout haut que tu es sûr qu’une chose ne peut naître que d’une participation à l’essence propre de la chose dont elle participe, et qu’en ces deux cas, tu ne vois pas d’autre cause de la naissance du deux que sa participation à la dualité, que c’est à cette dualité que doit participer tout ce qui doit être deux, et à l’unité ce qui doit être un. Mais ces divisions, ces additions et autres subtilités du même genre, tu t’en désintéresserais et laisserais le soin de répondre à de plus savants ton que toi.
Pour toi, tu aurais, comme on dit, peur de ton ombre et de ton inexpérience ; tu t’en tiendrais au solide principe que nous avons établi, et tu répondrais comme j’ai dit. Si quelqu’un attaquait le principe lui-même, tu ne t’en inquiéterais pas et tu ne lui répondrais pas avant d’avoir examiné les conséquences qui découlent du principe et vu si elles s’accordent ou ne s’accordent pas entre elles. Et si tu étais obligé de rendre raison un principe lui-même, tu le ferais de même, en posant autre principe plus général, celui qui paraîtrait le meilleur, et ainsi de suite jusqu’à ce que en eusses atteint un qui fût satisfaisant. Mais tu ne t’embrouillerais pas comme les controversistes, en parlant à la fois du principe et des conséquences qui en découlent, si tu voulais découvrir quelque réalité ; car il n’est peut-être pas un d’eux qui parle ou s’inquiète de la réalité ; ils brouillent tout, et cependant, grâce à leur science, ils n’en réussissent pas moins à se plaire à eux-mêmes. Mais toi, si tu es philosophe, je pense que tu feras comme je dis.
— Rien de plus vrai que ce que tu avances, dirent en même temps Simmias et Cébès.
ÉCHÉCRATE: Par Zeus, Phédon, c’est bien ce qu’ils devaient répondre ; car Socrate me semble avoir fait un exposé qui est merveilleusement clair, même pour un homme de peu d’esprit.
PHÉDON: Cela est certain, Échécrate, et tous ceux qui étaient là furent de cet avis.
ÉCHÉCRATE: C’est aussi le nôtre, à nous qui n’étions pas là, mais qui t’écoutons à cette heure. Mais qu’est-ce qui fut dit après cela ?
PHÉDON: L. — Autant que je m’en souviens, quand on lui eut accordé cela et qu’on fut tombé d’accord sur l’existence réelle de chacune des formes, et que c’est de la participation que les autres choses ont avec elles qu’elles tirent leur dénomination, alors il posa cette question « Si tu admets ce que je viens d’avancer, est-ce que, lorsque tu dis que Simmias est plus grand que Socrate, mais plus petit que Phédon, tu ne dis pas alors qu’il y a dans Simmias deux choses à la fois, de la grandeur et de la petitesse ?