VIII. — Pour nous, après avoir franchi la porte, nous avons passé quelques instants à regarder ce tableau ; puis nous nous sommes avancés vers Protagoras et je lui ai dit : C’est toi que nous cherchons, Protagoras, Hippocrate que voici et moi.
— Voulez-vous me parler en particulier ou en présence de tout le monde ?
— Cela nous est égal à nous, mais écoute ce qui nous amène et vois toi-même.
— Qu’est-ce donc qui vous amène ?
— Hippocrate que voici est d’Athènes, fils d’Apollodore, d’une maison considérable et opulente ; personnellement il paraît aussi bien doué qu’aucun jeune homme de son âge ; il aspire, je crois, à tenir un rang illustre dans l’État, et il croit que le meilleur moyen d’y réussir est de prendre tes leçons ; vois maintenant s’il te convient de nous entretenir là-dessus en particulier ou devant les autres.
— C’est bien fait à toi, Socrate, de veiller avec cette prévoyance à mes intérêts ; car un étranger qui vient dans de grandes villes pour y persuader à l’élite des jeunes gens de quitter toute autre société de parents et d’étrangers, soit vieux, soit jeunes, pour s’attacher à lui, afin de devenir meilleurs par son commerce, un étranger qui fait cela doit user de circonspection ; car c’est un métier qui soulève contre lui des jalousies, des haines et des embûches redoutables.
Pour moi, j’ose affirmer que la profession de sophiste est ancienne ; mais ceux qui la pratiquaient dans les premiers temps, craignant la défaveur qui s’y attache, la pratiquaient sous le déguisement ou le voile de la poésie, comme Homère, Hésiode, Simonide, ou des mystères et des oracles, comme Orphée, Musée et leurs disciples ; j’ai remarqué que quelques-uns même l’abritaient derrière la gymnastique, comme Ikkos de Tarente et cet Hérodicos de Sélymbrie, originaire de Mégare, sophiste encore vivant, qui ne craint aucun rival ; c’est sous le manteau de la musique que votre Agathoclès, ce grand sophiste, s’est caché, ainsi que Pythoclidès de Céos et beaucoup d’autres. Tous ces gens-là, je le répète, ont pris prétexte de ces arts pour se mettre à l’abri de l’envie. Pour moi, je ne partage pas leur avis sur ce point, persuadé que je suis qu’ils ont entièrement manqué leur but ; car ceux qui détiennent le pouvoir dans les cités ne se laissent pas prendre à ces finesses imaginées pour eux ; quant à la foule, elle ne s’aperçoit pour ainsi dire de rien, elle répète seulement ce que ceux-ci lui font dire. Vouloir se dérober, comme un esclave marron, alors qu’on n’y peut réussir et qu’on est forcément découvert, c’est folie même de l’entreprendre, et cela ne peut aboutir qu’à renforcer la malveillance ; car c’est ajouter la fourberie aux autres griefs que le vulgaire a contre nous.
Aussi moi, je suis une voie toute différente : je confesse que je suis sophiste et que j’instruis les hommes, et je crois ma précaution meilleure que la leur, et qu’il vaut mieux avouer que nier. Outre cette précaution, j’en ai imaginé d’autres, de manière à éviter, avec l’aide de Dieu, les disgrâces que je pourrais encourir en me donnant pour sophiste. Il y a pourtant déjà bien des années que j’exerce cette profession, car le total de mes années est considérable, et il n’y en a pas un d’entre vous dont, par mon âge, je ne pusse être le père ; aussi rien ne peut me faire autant de plaisir, si vous le voulez bien, que de traiter toutes ces questions devant toute la compagnie qui est ici.
Alors moi qui me doutais bien qu’il voulait se faire valoir en montrant à Prodicos et à Hippias que nous étions venus pour l’amour de lui, je lui dis : Alors, il faut vite appeler Prodicos et Hippias et ceux qui sont avec eux, pour qu’ils nous écoutent ? — Oui, dit Protagoras. — Voulez-vous, dit Callias, que nous disposions des sièges pour une assemblée, afin que vous parliez assis ? Ce fut l’avis général. Et tous, joyeux à la pensée d’entendre parler des savants, nous avons pris nous-mêmes les bancs et les lits pour les disposer près d’Hippias ; car c’est là que se trouvaient déjà les bancs. A ce moment Callias et Alcibiade amenaient Prodicos qu’ils avaient fait lever de son lit, et les gens qui étaient avec lui.