X. — C’est à coup sûr une belle science que tu possèdes là, s’il est vrai que tu la possèdes, car je ne te cacherai pas ma façon de penser. Je ne croyais pas, Protagoras, qu’on pût enseigner cette science ; mais puisque tu le dis, il faut bien que je te croie. Cependant il est juste que je te dise pourquoi je pense qu’elle ne saurait être enseignée ni transmise d’homme à homme. Je suis persuadé, avec tous les autres Grecs, que les Athéniens sont sages ; or je vois que, dans nos assemblées publiques, s’il s’agit de délibérer sur une construction, on fait venir les architectes pour prendre leur avis sur les bâtiments à faire ; s’il s’agit de construire des vaisseaux, on fait venir les constructeurs de navires et de même pour tout ce qu’on tient susceptible d’être appris et enseigné ; mais si quelque autre se mêle de donner des conseils, sans être du métier, si beau, si riche, si noble qu’il soit, il n’en reçoit pas pour cela meilleur accueil ; au contraire on le raille et on le siffle, ce donneur d’avis, jusqu’à ce qu’il se retire lui-même sous les huées ou que les archers l’entraînent et l’enlèvent sur l’ordre des prytanes : voilà comment les Athéniens se comportent dans ce qui leur paraît toucher au métier. Si au contraire il faut délibérer sur le gouvernement de la cité, chacun se lève pour leur donner des avis, charpentier, forgeron, cordonnier, marchand, armateur, riche ou pauvre, noble ou roturier indifféremment, et personne ne leur reproche, comme aux précédents, de venir donner des conseils, alors qu’ils n’ont étudié nulle part et n’ont été à l’école d’aucun maître, preuve évidente qu’on ne croit pas que la politique puisse être enseignée. Et ce n’est pas seulement dans les affaires publiques qu’il en est ainsi, mais dans la vie privée, nos concitoyens les plus sages et les meilleurs sont incapables de transmettre à d’autres le talent qu’ils possèdent ; ainsi Périclès, le père des jeunes gens que voilà, les a fait instruire à merveille de ce qui dépend des maîtres ; mais pour sa propre sagesse, il ne la leur enseigne pas ni ne la leur fait enseigner par d’autres ; mais il les laisse courir et paître en liberté, comme des animaux sacrés, pour voir si d’eux-mêmes ils tomberont sur la vertu. Veux-tu un autre exemple ? Ce même Périclès, chargé de la tutelle de Clinias, frère cadet d’Alcibiade ici présent, craignant qu’il ne fût gâté par le contact de son aîné, le sépara de lui et le mit chez Ariphron pour y être élevé ; mais il ne s’était pas passé six mois qu’Ariphron le lui rendait, ne sachant que faire de lui. Je pourrais t’en citer bien d’autres qui, étant eux-mêmes pleins de mérite, n’ont jamais amélioré personne, ni de leurs parents, ni des étrangers. C’est la vue de ces exemples, Protagoras, qui me fait croire que la vertu ne saurait être enseignée. Pourtant, lorsque je t’entends parler comme tu fais, ma conviction fléchit, et je pense que tu pourrais bien avoir raison, parce que tu dois avoir une vaste expérience et que tu dois avoir appris beaucoup d’autrui, beaucoup par tes propres réflexions. Si donc tu peux nous démontrer clairement qu’on peut enseigner la vertu, ne nous refuse pas cette faveur, démontre-le.
— J’y consens, Socrate, dit-il ; mais dois-je faire ma démonstration en vous disant une fable, comme un vieillard fait un conte à des jeunes gens, ou en discutant pied à pied la question ? Beaucoup des assistants lui répondirent qu’il traitât le sujet comme il l’entendrait. — M’est avis, dit-il, que vous aurez plus de plaisir à entendre une fable.