XIV. — Reste la difficulté que tu as soulevée à propos des hommes vertueux. Tu demandais pourquoi les hommes vertueux font apprendre à leurs enfants tout ce qui s’enseigne dans les écoles et réussissent à les rendre savants, tandis que, dans la vertu où ils excellent, ils ne peuvent les rendre supérieurs à personne. Pour traiter cette question, Socrate, au lieu de recourir à la fable, j’emploierai le raisonnement. Arrête ta réflexion sur ceci. Y a-t-il, oui ou non, une chose unique à laquelle il faut que tous les citoyens participent, si l’on veut qu’un Etat subsiste ? C’est ici que nous trouverons la solution de la difficulté qui t’arrête, ou nous ne la trouverons nulle part. Car, si cette chose existe, et si cette chose unique n’est pas l’art de l’architecte, ni du forgeron, ni du potier, mais la justice, la tempérance, la sainteté, et, pour exprimer d’un seul mot une chose unique, la vertu ; si c’est une chose à laquelle il faut que tous les hommes aient part, à laquelle tout homme qui veut apprendre ou faire quelque chose doit conformer sa conduite, sinon, renoncer à son dessein ; si c’est une chose telle qu’il faut instruire et punir tout homme qui en est dénué, enfant, homme, femme, jusqu’à ce qu’il s’améliore par le châtiment, et, s’il ne se rend point malgré les châtiments et les remontrances, le chasser des cités et le mettre à mort comme incurable ; s’il en est ainsi, et si malgré cela les hommes vertueux font instruire leurs fils en toutes choses et non en celle-ci, vois quelle conduite étonnante est la leur. Ils sont en effet convaincus, nous l’avons démontré, que la vertu peut être l’objet d’un enseignement public et privé, et avec cette conviction qu’elle est susceptible d’être enseignée et cultivée, ils feraient apprendre à leurs fils toutes les choses dont l’ignorance n’est point punie de mort, et celle qui expose leurs enfants, s’ils ne l’ont pas apprise et n’ont pas été formés a la vertu, à la peine de mort, à l’exil, et, outre la mort, à la confiscation, et, pour le dire en un mot, à la ruine de leurs maisons, ils ne la leur feraient pas apprendre, ils n’y mettraient pas toute leur application ! C’est une chose impossible à admettre, Socrate.
XV. — Cet enseignement, cette éducation commence à l’âge tendre, et les pères la poursuivent jusqu’à leur mort. Dès que l’enfant comprend ce qu’on lui dit, nourrice, mère, gouverneur, sans parler du père lui-même, s’évertuent à le perfectionner ; chaque action, chaque parole sert de texte à un enseignement direct : Telle chose est juste, lui dit-on, telle autre injuste ; ceci est beau, cela est honteux ; ceci est saint, cela impie ; fais ceci, ne fais pas cela. Il se peut que l’enfant obéisse volontairement ; il se peut qu’il soit indocile ; alors, comme on fait d’un bois courbé et gauchi, on le redresse par les menaces et les coups. Puis on envoie les enfants à l’école et on recommande beaucoup plus aux maîtres de veiller à leurs moeurs que de leur apprendre les lettres et la cithare. Les maîtres y veillent en effet, et quand leurs élèves savent lire et sont à même de comprendre ce qui est écrit, comme ils comprenaient les leçons orales, on leur donne à lire sur leurs bancs les oeuvres des grands poètes et on les leur fait apprendre par coeur. Ils y trouvent quantité de préceptes, quantité de récits à la louange et à la gloire des héros d’autrefois : on veut que l’enfant, pris d’émulation, les imite et s’efforce de leur ressembler.
Les maîtres de cithare font de même : ils s’appliquent à rendre les jeunes gens tempérants et veillent à ce qu’ils ne fassent rien de mal ; puis, quand ils leur ont appris à jouer de la cithare, ils leur font étudier les oeuvres d’autres grands poètes, les poètes lyriques, en les faisant exécuter sur l’instrument ; ils forcent ainsi les âmes des enfants à s’approprier les rythmes et les accords, pour qu’ils se rendent plus doux et que, devenus mieux rythmés et plus harmonieux, ils soient bien préparés pour la parole et pour l’action ; car toute la vie de l’homme a besoin de nombre et d’harmonie.
Après cela, on les envoie encore chez le maître de gymnastique, afin qu’ils aient un corps plus sain à mettre au service d’un esprit vertueux et ne soient pas des trembleurs à la guerre et ailleurs, par la faiblesse de leur constitution. Voilà ce qu’on fait pour l’éducation des enfants. Plus on le peut, plus on la soigne, et on le peut d’autant plus qu’on est plus riche, et ce sont les enfants des riches qui commencent le plus tôt à fréquenter l’école et qui la quittent le plus tard.
Quand ils sortent des mains des maîtres, la cité à son tour leur fait apprendre ses lois et régler leur conduite sur elles, comme sur un modèle, au lieu de les laisser faire à leur tête et suivre leur fantaisie. Tout comme les maîtres d’école tracent des lignes avec leur stylet pour les enfants qui ne savent pas encore écrire, puis leur mettent en main les tablettes et les font écrire en suivant ces lignes, ainsi la cité a tracé les lois inventées jadis par de vertueux législateurs, et elle exige qu’on gouverne et qu’on se laisse gouverner par ces lois, et punit ceux qui les transgressent ; et cette punition s’appelle chez vous et en beaucoup d’autres endroits redressement, parce que le but du châtiment est de redresser. Après tant de soins donnés à la vertu, en particulier comme en public, peux-tu bien t’étonner, Socrate, et douter que la vertu puisse être enseignée ? Loin de le trouver surprenant, il faudrait bien plutôt s’étonner du contraire.