Protagoras 332a-333d — A noção de contrariedade

XX. — La folie est quelque chose à tes yeux ?

— Oui.

— Cette chose n’a-t-elle pas exactement pour contraire la sagesse ?

— C’est mon avis, répondit-il.

— Quand des hommes règlent leurs actes sur le bien et l’utile, crois-tu qu’ils sont tempérants, en se conduisant ainsi, ou tout le contraire ?

— Ils sont tempérants, dit-il.

— N’est-ce point par la tempérance qu’ils sont tempérants ?

— Si, forcément.

— N’est-il pas vrai que ceux qui n’agissent pas bien agissent follement, et ne sont pas tempérants en tant qu’ils agissent ainsi ?

— C’est aussi mon avis, dit-il.

— Agir follement est donc le contraire d’agir avec tempérance ?

— Oui.

— Ce qui est fait follement n’est-il pas fait par folie, et ce qui est fait avec tempérance, par tempérance ?

Il en convint.

— Ce qui est fait avec vigueur, n’est-il pas fait vigoureusement, et ce qui est fait avec faiblesse, faiblement ?

Il le reconnut.

— Et si quelque chose est fait avec vitesse, n’est-il pas fait vivement, avec lenteur, lentement ?

— Si.

— Et si quelque chose est fait de la même manière, n’est-il pas fait par le même principe, et d’une façon contraire, par un principe contraire ?

Il en demeura d’accord.

— Mais voyons, dis-je ; existe-t-il quelque chose de beau ?

Il l’admit.

— Ce beau a-t-il un autre contraire que le laid ?

— Non.

— Poursuivons ; existe-t-il quelque chose de bon ?

— Oui.

— Ce bon a-t-il un autre contraire que le mauvais ?

— Non.

— De même, y a-t-il quelque chose d’aigu dans le son ?

— Oui.

— Cet aigu a-t-il un autre contraire que le grave ?

— Non.

— Chaque contraire n’a donc qu’un seul contraire, dis-je, et non plusieurs ?

Il en convint.

— Allons, maintenant, dis-je ; récapitulons les choses dont nous sommes convenus. Nous sommes convenus que chaque contraire n’a qu’un seul contraire, et non plusieurs, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Que ce qui est fait d’une manière contraire est fait par des principes contraires ?

— Oui.

— Nous sommes convenus que ce qui est fait follement est fait d’une manière contraire à ce qui est fait avec tempérance ?

— En effet.

— Que ce qui est fait avec tempérance est fait par tempérance, et ce qui est fait follement, par folie ?

Il en tomba d’accord.

— Donc si ces choses sont faites d’une manière contraire, elles sont faites par un principe contraire ?

— Oui.

— Or l’une est faite par tempérance, l’autre par la folie ?

— Oui.

— D’une manière contraire ?

— Sans doute.

— Donc par des principes contraires ?

— Oui.

— Dès lors la folie est contraire à la tempérance ?

— Il paraît.

— Eh bien ; te rappelles-tu que tout à l’heure nous avons reconnu que la folie est le contraire de la sagesse ?

Il le reconnut.

— Et qu’un contraire n’a qu’un seul contraire ?

— Oui.

— Alors, Protagoras, laquelle de ces deux assertions faut-il rétracter ? celle-ci, qu’un contraire n’a qu’un seul contraire, ou celle-là, que la sagesse est autre chose que la tempérance, qu’elles sont l’une et l’autre des parties de la vertu, et qu’elles sont seulement différentes, mais encore dissemblables et en elles-mêmes et dans leurs propriétés, comme les parties du visage ; laquelle de ces deux assertions, dis-je, devons-nous rétracter ? car elles sont en dissonance, puisqu’elles ne s’accordent ni ne s’harmonisent entre elles. Comment en effet pourraient-elles s’accorder, s’il faut nécessairement qu’un contraire n’ait qu’un seul contraire, et non plusieurs, et s’il apparaît d’autre part que la folie qui est une a pour contraire la sagesse et la tempérance ? Est-ce bien cela, Protagoras ? qu’en penses-tu ?

Il se déclara d’accord avec moi, mais bien malgré lui.

— La tempérance et la sagesse seraient donc une même chose ? Or nous avons déjà vu que la justice et la sainteté sont à peu près la même chose. Allons, Protagoras, dis-je, ne nous rebutons pas, examinons le reste. L’homme qui fait une injustice est-il prudent en tant qu’il fait une injustice ?

— Moi, Socrate, dit-il, je rougirais de l’admettre, mais beaucoup de gens le pensent.

— A qui m’adresserai-je alors, demandai-je, à eux ou à toi ?

— Si tu veux bien, répliqua-t-il, commence par discuter l’opinion de ces gens-là.

— Peu m’importe, pourvu que ce soit toi qui répondes, si c’est ou non ta manière de voir ; car c’est la chose que j’examine avant tout, bien que par le fait nous nous trouvions peut-être nous-mêmes, et moi qui questionne et toi qui réponds, soumis aussi à l’examen.

Protagoras fit d’abord des façons, alléguant que la matière était épineuse, puis il consentit pourtant à répondre.