XXII. — Ce discours fini, les assistants applaudirent à grand bruit à l’éloquence de Protagoras. Pour moi, je lui dis : La nature, Protagoras, m’a donné peu de mémoire, et quand on me tient de longs discours, je perds de vue le sujet de la discussion. Si j’étais dur d’oreille, tu penserais qu’il faut, pour s’entretenir avec moi, parler plus haut qu’avec les autres ; montre donc à présent la même complaisance, et puisque tu es tombé sur un homme oublieux, resserre tes réponses et fais-les plus courtes, si tu veux que je te suive.
— Comment désires-tu que j’abrège mes réponses ? dois-je, dit-il, les faire plus courtes qu’il ne faut ?
— Pas du tout, répondis-je.
— Aussi courtes qu’il faut ? dit-il.
— Oui, dis-je.
— Mais cette juste mesure dans les réponses, est-ce moi qui en serai juge, ou toi ?
— J’ai ouï dire, repris-je, que tu es capable — on dit même que tu peux communiquer ce talent aux autres — de traiter les mêmes matières, si tu le veux, avec une abondance telle que la parole ne te fait jamais défaut, ou avec une brièveté telle que personne ne peut s’exprimer en moins de mots. Si donc tu veux discuter avec moi, adopte la seconde manière, la manière concise.
— J’ai dans ma vie, Socrate, me dit-il, engagé des luttes de paroles avec bien des gens ; si j’avais fait ce que tu me demandes, si j’avais réglé ma façon de discuter sur les exigences de mes contradicteurs, je n’aurais jamais éclipsé personne, et le nom de Protagoras ne serait pas connu parmi les Grecs.
Je compris qu’il n’était pas content des réponses qu’il m’avait faites jusqu’alors, et qu’il ne consentirait pas volontiers à continuer la discussion de cette manière. Dès lors, pensant que je n’avais plus que faire de prendre part à ces entretiens, je lui dis : Moi non plus, Protagoras, je ne veux pas insister pour discuter avec toi suivant un procédé qui ne te plaît pas ; mais quand tu voudras discuter en te mettant à ma portée, je suis ton homme ; on dit en effet, et tu avoues toi-même que tu t’entends aussi bien à resserrer qu’à amplifier une discussion, car tu es un habile homme ; moi au contraire je n’entends rien à ces longs développements, et je ne puis que regretter mon incapacité. C’était à toi, qui es passé maître dans l’une comme dans l’autre manière, de condescendre à ma faiblesse, pour que l’entretien continuât ; mais puisque tu ne veux pas, comme j’ai certaine affaire qui ne me permettrait pas de rester pour entendre tes longues amplifications — il faut en effet que je me rende quelque part — je m’en vais, malgré le plaisir que j’aurais à t’entendre sur le sujet qui nous occupe.
En disant cela, je me levai pour partir. Mais comme je me levais, Callias me prend la main de sa main droite, et de la gauche saisit mon manteau, en me disant : Nous ne te laisserons pas partir, Socrate ; car, si tu pars, l’entretien n’ira plus de même. Je te prie donc de rester avec nous ; car pour moi, rien au monde ne peut m’être aussi agréable qu’une discussion entre toi et Protagoras ; fais-nous donc ce plaisir à tous. Je lui répondis, déjà debout pour sortir : O fils d’Hipponicos, j’ai toujours admiré ton amour de la sagesse, et encore à présent je le loue et le prise ; aussi je voudrais bien te faire plaisir, si tu me demandais des choses en mon pouvoir ; mais c’est comme si tu me demandais de suivre le jeune coureur Crison d’Himère, ou de lutter de vitesse avec un champion du long stade ou un hémérodrome. Je te répondrais que je désirerais moi-même beaucoup plus que toi de tenir pied à ces coureurs, mais que c’est chose impossible pour moi ; si tu veux nous voir courir dans la même carrière, Crison et moi, prie-le de s’accommoder à ma faiblesse ; car moi je suis incapable de courir vite, tandis que lui peut courir lentement. Si donc tu désires nous entendre, Protagoras et moi, prie-le de continuer à répondre juste à mes questions, en peu de mots, comme il l’a fait d’abord ; sinon quelle sorte de conversation est-ce là ? Pour moi, j’ai toujours cru que causer en société et faire des harangues étaient deux choses différentes. — Cependant, tu le vois, Socrate, reprit Callias : Protagoras semble bien dans son droit, quand il demande qu’on lui permette de discuter à sa manière, comme toi à la tienne.