Protagoras 338e-340d — Poema de Simonides

XXVI. — Je suis d’avis, Socrate, dit-il, que l’objet principal de l’éducation est la connaissance de la poésie, c’est-à-dire la capacité de discerner ce qui est bien et ce qui est mal dans les oeuvres des poètes, et le talent de les analyser et de résoudre les questions qu’elles soulèvent. Et maintenant je vais te poser une question qui ne s’écartera pas du sujet, la vertu, dont nous disputions tout à l’heure, toi et moi, mais qui nous transportera dans le domaine de la poésie : ce sera toute la différence. Simonide dit quelque part à Scopas, fils de Créon le Thessalien : C’est une chose difficile, je l’avoue, de devenir un véritable homme de bien, carré des mains, des pieds et de l’esprit et fait sans reproche. Connais-tu ce poème, ou te le réciterai-je en entier ?

— Ce n’est pas nécessaire, dis-je, je le connais, et justement je l’ai étudié avec soin.

— Tant mieux, dit-il. Et maintenant comment le trouves-tu ? beau et juste, ou non ?

— Tout à fait beau et juste, repartis-je.

— Mais trouves-tu qu’il soit beau, si le poète s’y contredit ?

— Non, dis-je.

— Eh bien ! reprit-il, examine-le mieux.

— Mais, mon cher, je l’ai examiné suffisamment.

— Alors, tu sais, dit-il, que dans la suite du poème il dit : Le mot de Pittacos non plus ne me paraît pas juste, bien qu’il sorte de la bouche d’un sage, quand il prononce qu’il est difficile d’être homme de bien.

— Sais-tu bien que c’est le même homme qui dit ceci, et ce que j’ai cité tout à l’heure ?

— Je le sais, dis-je.

— Eh bien ! reprit-il, trouves-tu que ces deux passages s’accordent ?

— Il me le semble. Tout en faisant cette réponse, j’appréhendais pourtant qu’il ne fût dans le vrai. Et toi, ajoutai-je, tu ne trouves pas qu’ils s’accordent ?

— Comment trouver qu’un homme s’accorde avec lui-même, quand il affirme ces deux choses à la fois ; quand, après avoir posé lui-même en principe qu’il était difficile de devenir un véritable homme de bien, il l’oublie un peu plus loin, dans le même poème, et, citant Pittacos, qui a dit la même chose que lui, à savoir qu’il est difficile d’être vertueux, il le blâme et déclare qu’il ne l’approuve pas, quoique Pittacos parle exactement comme lui ? Or quand il blâme un homme qui tient le même langage que lui, il est évident qu’il se blâme lui-même et qu’il s’est trompé dans le premier passage ou dans le second.

Ce discours souleva de bruyants applaudissements parmi beaucoup d’auditeurs. Et moi, tout d’abord, comme si j’avais été frappé par un habile boxeur, je fus étourdi et la tête me tourna sous le coup de ses paroles et des acclamations. Puis, à te parler franchement, je cherchai à gagner du temps pour approfondir la pensée du poète ; c’est pourquoi je me tournai vers Prodicos et l’interpellant : Prodicos, lui dis-je, Simonide est un compatriote à toi ; il est juste que tu viennes à son secours ; je crois donc devoir t’appeler à mon aide, comme chez Homère le Scamandre pressé par Achille appelle à lui le Simoïs, en lui disant : Cher frère, unissons-nous pour arrêter ce puissant guerrier.

Moi aussi, je t’appelle à moi dans la crainte que Protagoras ne renverse notre Simonide ; pour le maintenir debout, il ne faut rien de moins que ta science, cette science qui te fait distinguer la volonté et le désir, comme deux choses différentes, et qui t’a fait dire tant de belles choses tout à l’heure. Mets-la encore en usage et vois si tu es du même avis que moi, qui ne trouve pas que Simonide se contredise. Déclare-nous donc d’abord ton sentiment, Prodicos : te semble-t-il que devenir et être soient choses identiques ou différentes ?

— Différentes, par Zeus, répondit Prodicos.

— N’est-il pas vrai, dis-je, que dans le premier passage Simonide nous a révélé lui-même sa pensée, qu’il est difficile de devenir un véritable homme de bien.

— C’est vrai, répondit Prodicos.

— Et quand il blâme Pittacos, dis-je, ce n’est pas, comme le pense Protagoras, d’avoir dit la même chose que lui, mais une chose différente ; car Pittacos n’a pas dit, comme Simonide, que la difficulté était de devenir vertueux, mais d’être vertueux, et ce n’est pas la même chose, Protagoras, Prodicos te l’affirme, qu’être et devenir et, si être et devenir sont deux, Simonide ne s’est pas contredit. Prodicos et bien d’autres pourraient peut-être dire avec Hésiode qu’il est difficile de devenir homme de bien, parce que devant la vertu les dieux ont mis la sueur ; mais que, lorsqu’on est arrivé au sommet, elle devient facile à garder, quoique difficile à atteindre.