XXVII. — Prodicos, ayant entendu ces paroles, me donna son approbation ; mais Protagoras répliqua : Ton interprétation, Socrate, ne fait qu’aggraver la faute du texte.
Je lui répondis : Alors, j’ai fait de mauvaise besogne, selon toi, Protagoras, et je suis un plaisant médecin en voulant guérir le mal, je l’aggrave.
— Mais oui, c’est ainsi, dit-il.
— Comment cela ? dis-je.
— Le poète aurait bien peu d’expérience, dit-il, de prétendre, comme tu le fais, que l’acquisition de la vertu est une chose facile, alors qu’au jugement de tout le monde, c’est la plus difficile de toutes.
— Par Zeus, m’écriai-je, c’est une chance que Prodicos soit présent à notre discussion ; car la science de Prodicos, Protagoras, semble bien être une science divine et ancienne, qui remonte à Simonide ou même à un passé plus reculé. Mais cette science, il paraît bien que tu l’ignores, toi qui sais tant de choses ; tandis que moi, j’y suis versé, étant l’élève de Prodicos. Ainsi, dans le cas présent, il me semble que tu ne te rends pas compte que peut-être Simonide n’a pas pris le mot difficile dans l’acception que tu lui donnes ; tu fais comme moi pour le mot terrible, à propos duquel Prodicos me reprend toujours, quand pour te louer, toi ou un autre, je dis Protagoras est un savant et terrible homme ; il me demande si je n’ai pas honte d’appeler terribles les choses qui sont bonnes ; car terrible, selon lui, désigne quelque chose de mauvais ; en effet on ne dit jamais terrible richesse, terrible paix, terrible santé ; mais on dit : terrible maladie, terrible guerre, terrible pauvreté, attendu que ce qui est terrible est mauvais. Il se pourrait de même que le mot difficile désignât pour les gens de Céos et pour Simonide une chose mauvaise en quelque autre chose que tu ne devines pas. Demandons-le à Prodicos : c’est à lui qu’il faut s’adresser pour expliquer la langue de Simonide. Dis-nous, Prodicos, que voulait dire Simonide par le mot difficile ?
— Mauvais, répondit-il.
— Voilà donc pourquoi, Prodicos, repris-je, Simonide blâme Pittacos de prétendre qu’il est difficile d’être vertueux, comme s’il lui avait entendu dire qu’il est mauvais d’être vertueux.
— Crois-tu, Socrate, répondit-il, que Simonide veuille faire entendre ici et reprocher à Pittacos autre chose que son ignorance de la propriété des termes, Pittacos étant de Lesbos et habitué à parler un dialecte barbare ?
— Entends-tu, dis-je, Protagoras, ce que dit Prodicos ? n’y trouves-tu rien à redire ?
— Tu es bien loin de la vérité, Prodicos, répondit Protagoras, et je suis bien assuré que Simonide lui-même donnait au mot difficile le sens que nous lui donnons tous, non pas de mauvais, mais de malaisé, de pénible à faire.
— C’est aussi mon avis, Protagoras, dis-je ; c’est bien cela que Simonide a voulu dire, et Prodicos le sait fort bien ; mais il s’amusait et voulait te mettre à l’épreuve, pour voir si tu serais de force à soutenir ton opinion. Que d’ailleurs Simonide ne donne pas à difficile le sens de mauvais, j’en vois une preuve irréfutable dans la phrase qui suit immédiatement et que voici : Un dieu seul peut jouir de ce privilège.
Est-il possible que Simonide soutienne qu’il est mauvais d’être vertueux, pour affirmer aussitôt après qu’un dieu seul peut l’être et pour attribuer ce privilège à la seule divinité ? En ce cas Prodicos ferait de Simonide un impie, indigne d’être de Céos. Mais quel était le dessein de Simonide en composant ce poème ? Je vais t’en dire mon avis, pour peu que tu sois curieux de mettre mon savoir à l’épreuve, dans ce que tu appelles la lecture des poètes, ou, si tu le préfères, je te cède la parole.
A ma proposition, Protagoras répondit : Comme tu voudras, Socrate. De leur côté Prodicos et Hippias me pressèrent vivement de parler, et les autres aussi.