XXVIII. — Je vais donc essayer, dis-je, de vous expliquer ce que je pense de ce poème. La Crète et Lacédémone sont les pays de la Grèce où la philosophie a été le plus anciennement et le plus parfaitement cultivée, et les sophistes y ont été plus nombreux qu’en aucun lieu du monde : mais ces peuples se défendent de l’être, et feignent l’ignorance, comme les sophistes dont parle Protagoras ; car ils ne veulent pas laisser voir qu’ils surpassent les Grecs en sagesse ; ils veulent seulement paraître supérieurs dans l’art des combats et par le courage, persuadés que, si l’on savait ce qui fait leur supériorité, tout le monde voudrait s’appliquer à la sagesse. Or, en cachant ainsi leur talent, ils ont induit en erreur ceux qui laconisent dans les différents États et qui, par esprit d’imitation, s’abîment les oreilles, s’enveloppent les mains de lanières de cuir, s’éprennent de gymnastique et portent des manteaux courts, dans l’idée que c’est par là que les Lacédémoniens sont supérieurs aux Grecs ; mais lorsque les Lacédémoniens veulent s’entretenir sans gêne avec leurs sophistes et qu’ils en ont assez des entretiens secrets, ils chassent les étrangers qui séjournent chez eux, aussi bien leurs imitateurs que les autres, et ils s’entretiennent avec les sophistes à l’insu des étrangers ; en outre ils ne permettent pas aux jeunes gens — et en cela les Crétois font comme eux — de sortir de leur pays pour aller dans d’autres États, de peur qu’ils ne désapprennent ce qu’on leur a enseigné chez eux. Et il y a dans ces deux États non seulement des hommes, mais encore des femmes qui se piquent hautement d’être instruites.
Vous pouvez juger que je dis la vérité et que les Lacédémoniens sont supérieurement entraînés aux entretiens philosophiques par le fait que voici. Entretenez-vous avec le dernier des Lacédémoniens ; pendant presque tout l’entretien, vous le trouverez insignifiant ; mais à la première occasion, il jette au milieu de la conversation un mot plein de sens, bref et serré, comme un trait lancé d’une main habile, en sorte que son interlocuteur a l’air d’un enfant â côté de lui. Aussi a-t-on remarqué de nos jours, comme certains l’avaient déjà fait autrefois, que l’institution lacédémonienne repose beaucoup plus sur le goût de la philosophie que sur le goût de la gymnastique, parce que le talent de trouver des traits pareils n’appartient qu’à des gens d’une éducation parfaite. De ce nombre étaient Thalès de Milet, Pittacos de Mytilène, Bias de Priène, notre Solon, Cléobule de Lindos, Mison de Khéné et Chilon de Lacédémone qui passait pour être le septième de ces sages. Tous furent des émules, des partisans et des sectateurs de l’éducation lacédémonienne, et il est facile de voir que leur sagesse ressemblait à celle des Lacédémoniens par les sentences concises et dignes de mémoire attribuées à chacun d’eux. Ces sages s’étant rassemblés offrirent en commun à Apollon les prémices de leur sagesse et firent graver sur le temple de Delphes ces maximes qui sont dans toutes les bouches Connais-toi toi-même et Rien de trop.
Mais pourquoi rapporté-je tout ceci ? C’est pour vous faire voir que la manière des anciens sages était caractérisée par une sorte de concision laconique. Or de Pittacos en particulier on répétait ce mot vanté par les sages : Il est difficile d’être homme de bien. Simonide donc, qui aspirait à la gloire de passer pour un sage, comprit que, s’il jetait à terre cette maxime, comme on terrasse un athlète célèbre, et s’il en triomphait, lui-même se ferait un nom parmi les hommes de son temps ; c’est donc contre cette maxime qu’il voulait abattre et dans le but que je viens de dire que Simonide a composé tout son poème, du moins il me le semble.