XXXII. — Là-dessus, Hippias dit : Il me paraît, Socrate, que toi aussi, tu as fort bien interprété le poète ; mais moi aussi, je puis en donner une bonne explication, et je vais, si vous voulez, vous la soumettre.
Alors Alcibiade : Nous voulons bien, Hippias, dit-il, mais une autre fois ; pour le moment, il est juste que Protagoras et Socrate tiennent le traité qu’ils ont fait, et que Protagoras, s’il le veut, interroge et que Socrate réponde, ou, s’il préfère donner la réplique, que Socrate fasse les questions.
— Pour moi, dis-je, je m’en remets à Protagoras ; qu’il prenne le rôle qui lui plaira davantage ; mais, s’il m’en croit, nous laisserons là les poèmes et les vers, et nous reprendrons le sujet sur lequel je t’ai questionné d’abord, Protagoras : j’aurais plaisir à mener cette recherche à bonne fin, en l’approfondissant avec toi. A mon avis, ces conversations sur la poésie ressemblent fort aux banquets des gens médiocres et communs. Incapables, à cause de leur ignorance, de faire les frais de la conversation d’un banquet avec leur propre voix et leurs propres discours, ils font renchérir les joueuses de flûte en louant bien cher une voix étrangère, la voix des flûtes, et c’est par la voix des flûtes qu’ils conversent ensemble ; mais dans les banquets de gens distingués et cultivés, on ne voit ni joueuses de flûte, ni danseuses, ni joueuses de luth ; les convives, ayant assez de ressources en eux-mêmes pour s’entretenir ensemble sans ces bagatelles et ces amusements avec leur propre voix, parlent et écoutent tour à tour dans un ordre réglé, lors même qu’ils ont pris beaucoup de vin. Pareillement les assemblées comme celles-ci, quand elles sont formées de gens tels que la plupart d’entre nous se piquent d’être, n’ont besoin ni de voix étrangères, ni de poètes qu’il est impossible de questionner sur ce qu’ils ont voulu dire et auxquels la plupart des interlocuteurs prêtent, en les citant, les uns, telle pensée, les autres telle autre, sans pouvoir emporter la conviction sur le point discuté ; mais les habiles gens renoncent à ces conversations et s’entretiennent eux-mêmes les uns avec les autres avec leurs propres moyens, prenant et donnant mutuellement la mesure de leur sagesse dans leurs propres discours. Voilà, selon moi, les gens que toi et moi, nous devons imiter de préférence ; laissons donc les poètes et entretenons-nous ensemble avec nos propres moyens, mettant à l’épreuve la vérité et nous-mêmes. Si tu veux continuer à interroger, je suis à ta disposition pour donner la réplique ; sinon, mets-toi à la mienne pour mener à bonne fin la discussion que nous avons laissée interrompue.
Malgré ces paroles et d’autres du même genre, Protagoras ne s’expliquait point sur ce qu’il entendait dire. Alors Alcibiade, se tournant vers Callias, lui dit : Trouves-tu encore à présent, Callias, que Protagoras fait bien de ne pas vouloir déclarer s’il donnera, oui ou non, la réplique ? Moi, non. Qu’il se prête à la discussion et qu’il avoue qu’il s’y refuse, afin que nous sachions à quoi nous en tenir sur son compte, et que Socrate discute avec quelque autre, ou tel autre qui voudra avec un autre partenaire.
Alors Protagoras gêné, à ce qu’il m’a semblé, des paroles d’Alcibiade et des prières de Callias et de presque toute la compagnie, se décida, non sans peine, à renouer la discussion, et me dit de l’interroger, qu’il me répondrait.