XXXIV. — Eh bien ! je te réponds, Socrate, dit-il, que toutes ces qualités sont des parties de la vertu et que quatre d’entre elles se ressemblent assez, mais que le courage est tout à fait différent des quatre autres, et voici par où tu reconnaîtras que je dis vrai : c’est que tu trouveras quantité de gens qui sont très injustes, très impies, très débauchés et très ignorants, et qui néanmoins sont remarquablement courageux.
— Halte-là, lui dis-je ; il vaut la peine d’examiner ce que tu avances. Qu’entends-tu par hommes courageux ? Des hommes hardis ou autre chose ?
— Des hommes hardis, répondit-il, et qui vont résolument où le grand nombre craint d’aller.
— Mais voyons, considères-tu la vertu comme une belle chose, et, puisque tu fais profession de l’enseigner, l’enseignes-tu comme une belle chose ?
— Comme une très belle chose, répliqua-t-il ; autrement j’aurais perdu l’esprit.
— Mais, repris-je, est-elle en partie laide, en partie belle, ou tout entière belle ?
— Elle est tout entière aussi belle que possible.
— Sais-tu qui sont ceux qui plongent hardiment dans les puits ?
— Oui, les plongeurs.
— Est-ce parce qu’ils savent plonger ou pour une autre raison ?
— C’est parce qu’ils savent plonger.
— Et qui sont ceux qui combattent hardiment à cheval ? sont-ce ceux qui savent ou ceux qui ne savent pas monter ?
— Ceux qui savent monter.
— Qui sont ceux qui portent hardiment le bouclier échancré ? ceux qui ont appris le métier de peltaste ou ceux qui ne l’ont pas appris ?
— Ceux qui l’ont appris ; et pour tout le reste aussi, ajouta-t-il, si c’est là ce que tu cherches, ceux qui savent sont plus hardis que ceux qui ne savent pas, et ils sont eux-mêmes plus hardis après avoir appris qu’ils ne l’étaient avant d’avoir appris.
— Mais as-tu déjà vu, repris-je, des gens qui, sans être instruits de toutes ces choses, s’attaquent hardiment à chacune d’elles ?
— Oui, répliqua-t-il, et très hardiment.
— Est-ce que ces hommes hardis sont aussi courageux ?
— Ce serait alors, dit-il, une laide chose que le courage ; car ce sont là des fous.
— Comment, dis-je, as-tu donc défini les hommes courageux ? N’as-tu pas dit qu’ils étaient hardis ?
— Je le dis encore, répondit-il.
— Alors, repris-je, ceux qui sont hardis, quoique ignorants, ne sont évidemment pas courageux, mais fous ; et ceux dont nous avons parlé tout à l’heure, ceux qui sont les plus instruits, sont aussi les plus hardis et par là même les plus courageux, et, suivant ce raisonnement, la sagesse serait la même chose que le courage.
— Socrate, reprit Protagoras, tu ne te souviens pas bien de ce que j’ai dit en répondant à tes questions. Tu m’as demandé si les gens courageux étaient hardis ; j’ai dit que oui ; mais tu ne m’as pas demandé si les gens hardis étaient courageux ; car, si tu me l’avais demandé, j’aurais répondu qu’ils ne le sont pas tous. Quant à mon principe que les hommes courageux sont hardis, tu n’as nullement démontré que j’ai eu tort de l’admettre. Ensuite tu as fait voir que ceux qui savent deviennent plus hardis qu’ils n’étaient et qu’ils le sont plus que ceux qui ne savent pas, et c’est là-dessus que tu te fondes pour identifier le courage et la science. A ce compte, tu pourrais tout aussi bien identifier la force et la science ; tout d’abord, suivant cette marche, tu pourrais me demander si les hommes vigoureux sont forts ; je dirais oui ; ensuite si ceux qui savent lutter sont plus forts que ceux qui ne savent pas, et plus forts après avoir appris qu’avant ; je dirais oui ; ces choses une fois accordées, tu pourrais, suivant la même méthode d’argumentation, affirmer que de mon aveu la science se confond avec la vigueur. Mais moi, je n’ai jamais accordé et je n’accorde point que les forts soient vigoureux, bien que je reconnaisse que les hommes vigoureux sont forts ; car la force et la vigueur ne sont pas la même chose, l’une, la force, venant de la science, de la fureur et de la colère ; la vigueur, au contraire, venant de la nature et de la bonne nourriture du corps. C’est ainsi que tout à l’heure j’ai pu dire que la hardiesse et le courage ne sont pas la même chose, et la conclusion qui s’impose, c’est que les hommes courageux sont hardis, mais que les hommes hardis ne sont pas tous courageux ; car la hardiesse vient aux hommes de l’art, de la colère et de la fureur, comme la force ; mais le courage vient de la nature et de la bonne nourriture de l’âme.