XXXV. — Conviens-tu, Protagoras, lui dis-je, que, parmi les hommes, les uns vivent bien, les autres mal ?
— Oui.
— Trouves-tu qu’un homme vit bien, quand il vit dans le chagrin et la souffrance ?
— Non.
— Mais s’il avait mené une vie agréable jusqu’à sa mort, ne trouverais-tu pas qu’il aurait bien vécu ?
— Si, dit-il.
— Alors mener une vie agréable est un bien, une vie désagréable, un mal ?
— A condition, répondit-il, de chercher l’agrément dans l’honnêteté.
— Quoi donc ! Protagoras, partages-tu l’opinion commune, et considères-tu certaines choses agréables comme mauvaises, certaines choses désagréables comme bonnes ? Je veux dire : en tant qu’agréables, les choses agréables ne sont-elles pas bonnes, abstraction faite de toute conséquence, et pareillement les choses désagréables, en tant que désagréables, ne sont-elles pas mauvaises ?
— Je me demande, Socrate, dit-il, si je dois répondre à ta question aussi simplement que tu la poses, que les choses agréables sont toujours bonnes, et les choses désagréables mauvaises. Il me semble plus sûr, non seulement pour le cas présent, mais pour tous les cas que la vie peut m’offrir encore, de répondre que, parmi les choses agréables, il y en a qui ne sont pas bonnes, que pareillement, parmi les choses désagréables, il y en a qui ne sont pas mauvaises et d’autres qui le sont, et enfin qu’il y a une troisième espèce de choses, les choses indifférentes, qui ne sont ni bonnes, ni mauvaises.
— Mais à tes yeux, repris-je, les choses agréables ne sont-elles pas celles qui sont jointes au plaisir ou qui le produisent ?
— Sans doute, répondit-il.
— Or quand je demande si, en tant qu’agréables, les choses ne sont pas bonnes, c’est comme si je demandais si le plaisir en soi n’est pas bon.
— Comme tu le dis toujours, Socrate, répondit-il, examinons la question, et si le résultat de notre examen s’accorde avec la raison, et que l’agréable et le bon nous paraissent identiques, nous en tomberons d’accord ; sinon, nous poursuivrons la discussion.
— Veux-tu, lui dis-je, conduire notre recherche ou dois-je la diriger moi-même ?
— Il est juste que tu la diriges, puisque c’est toi qui as provoqué la discussion.
— Voici peut-être, dis-je, un moyen d’éclairer le sujet. Supposons qu’on examine un homme sur son extérieur pour juger de sa santé ou de ses facultés physiques ; après avoir vu le visage et les mains, on lui dirait : Allons, déshabille-toi et découvre-moi ta poitrine et ton dos, pour que je voie plus clairement ce qui en est. C’est une méthode semblable que je voudrais suivre dans cette recherche. Maintenant que je connais, d’après ce que tu as dit, ta manière de voir sur le bien et l’agréable, voici la demande que je voudrais te faire : Allons, Protagoras, découvre-moi un autre coin de ta pensée : quelle opinion as-tu de la science ? En juges-tu ici encore comme le peuple, ou autrement ? Or voici à peu près l’idée qu’il se forme de la science. Il se figure qu’elle n’est ni forte, ni capable de guider et de commander ; au lieu de lui reconnaître ces qualités, il est persuadé que souvent la science a beau se trouver dans un homme, ce n’est point elle qui le gouverne, mais quelque autre chose, tantôt la colère, tantôt le plaisir, tantôt la douleur, quelquefois l’amour, souvent la crainte. Il regarde tout bonnement la science comme une esclave que toutes les autres choses traînent à leur suite. T’en fais-tu la même idée, ou juges-tu qu’elle est une belle chose, capable de commander à l’homme, que lorsqu’un homme a la connaissance du bien et du mal, rien ne peut le vaincre et le forcer à faire autre chose que ce que la science lui ordonne, et que l’intelligence est pour l’homme une ressource qui suffit à tout ?
— Je pense de la science tout ce que tu en dis, Socrate, répondit-il, et il serait honteux à moi plus qu’à tout autre de ne pas reconnaître que la sagesse et la science sont ce qu’il y a de plus fort parmi toutes les choses humaines.
— Ta réponse est belle et juste, lui dis-je ; mais tu n’ignores pas que la plupart des hommes ne sont ni de ton avis, ni du mien, et qu’ils prétendent qu’on a souvent beau connaître ce qui est le meilleur, on ne veut pas le faire, bien qu’on le puisse, et on fait tout autre chose. Tous ceux à qui j’ai demandé la cause d’une telle conduite répondent que ce qui fait qu’on agit de la sorte, c’est qu’on cède au plaisir ou à la douleur ou à quelqu’une des passions dont je parlais tout à l’heure, et qu’on se laisse vaincre par elles.
— Vraiment, Socrate, dit-il, il y a bien d’autres choses sur lesquelles les hommes n’ont pas des idées justes.
— Eh bien ! essaye avec moi de les détromper et de leur apprendre ce qu’est réellement ce phénomène qui consiste pour eux à être vaincus par le plaisir et par suite à ne pas faire ce qui est le meilleur, bien qu’ils le connaissent. Peut-être que, si nous leur disions : O hommes, vous êtes à côté de la vérité, vous vous abusez, ils nous demanderaient : Protagoras et Socrate, si ce n’est point là être vaincu par le plaisir, qu’est-ce donc alors, et quelle est votre opinion là-dessus ? dites-la-nous.
— Quoi ! Socrate, faut-il nous arrêter à examiner l’opinion de la foule, qui dit sans réflexion ce qui lui vient à l’esprit ?
— Je pense, repris-je, que cela n’est pas sans importance pour découvrir le rapport du courage aux autres parties de la vertu. Si donc tu crois devoir t’en tenir à ce dont nous sommes convenus tout à l’heure et te laisser guider dans la voie qui me paraît la meilleure pour arriver à la lumière, suis-moi ; autrement, si tel est ton plaisir, j’en resterai là.
— Tu as raison, dit-il, achève comme tu as commencé.