XXXVI. — Si donc, dis-je, reprenant leur question, ils nous demandaient : Qu’entendez-vous donc par ce que nous avons appelé jusqu’ici être vaincu par le plaisir ? voici comment je leur répondrais : Ecoutez, nous allons tâcher, Protagoras et moi, de vous l’expliquer. N’est-il pas vrai, mes amis, que cela vous arrive dans les cas suivants, par exemple dans le cas fréquent où vous vous laissez vaincre par le manger, le boire, l’amour, qui sont choses agréables ? Vous avez beau connaître que ces choses sont mauvaises, vous les faites quand même.
Ils en conviendraient.
Nous leur demanderions ensuite, toi et moi : Pourquoi tenez-vous ces choses pour mauvaises ? Est-ce parce qu’elles vous procurent ce plaisir du moment présent et parce que chacune d’elles est agréable, ou parce qu’elles ont pour suite dans l’avenir la maladie et la pauvreté et qu’elles causent beaucoup d’autres maux du même genre ? Si elles n’occasionnaient pour l’avenir aucun de ces maux et n’engendraient que du plaisir, quoi qu’on puisse penser de la cause et de la manière, seraient-elles encore mauvaises ? Pouvons-nous penser, Protagoras, qu’ils nous feraient une autre réponse que celle-ci : Ce n’est pas à cause du plaisir même qu’elles procurent sur le moment qu’elles sont mauvaises, c’est à cause de leurs suites, maladies et autres maux ?
— C’est vraisemblablement, dit Protagoras, ce que répondrait la foule.
— Mais en causant des maladies, elles causent de la douleur, et en amenant la pauvreté, elles amènent du chagrin. Ils en conviendraient, je crois.
Protagoras acquiesça.
— Il vous paraît donc, mes amis, comme nous le soutenons, Protagoras et moi, que ces choses ne sont mauvaises que parce qu’elles aboutissent à la douleur et vous privent d’autres plaisirs ? En conviendraient-ils ?
Ce fut notre avis à tous deux.
— Mais si, prenant la contrepartie, nous leur disions En reconnaissant, amis, que certaines choses bonnes sont douloureuses, n’entendez-vous pas par là des choses comme les exercices physiques, les expéditions guerrières, les traitements médicaux par cautérisation, amputation, médication, abstinence ; n’est-ce pas cela que vous appelez bon et en même temps douloureux ?
Ils en conviendraient.
Protagoras fut de cet avis.
— Les appelez-vous bonnes parce qu’elles causent sur le moment des douleurs et des peines d’une extrême acuité, ou parce qu’elles sont pour l’avenir la source de la santé, du bien-être physique, du salut des États, de la domination sur les autres et de la richesse ?
Ils diraient oui, je pense.
Protagoras fut de mon avis.
— Mais ces choses sont-elles bonnes pour une autre raison que parce qu’elles se terminent au plaisir et délivrent ou préservent de la douleur, ou avez-vous en vue quelque autre fin que le plaisir et la douleur pour les appeler bonnes ?
Ils répondraient non, n’est-ce pas ?
— C’est mon avis, dit Protagoras.
— Vous poursuivez donc le plaisir comme un bien, et vous fuyez la douleur comme un mal ?
Il en convient avec moi.
— C’est donc la douleur que vous regardez comme un mal, et le plaisir comme un bien, puisque le plaisir même est un mal à vos yeux, quand il vous prive de jouissances plus grandes qu’il n’en offre lui-même, ou occasionne des douleurs plus grandes que les jouissances qu’il contient ; car, si, pour appeler ainsi le plaisir même un mal, vous aviez quelque autre motif ou considériez quelque autre fin, vous sauriez nous le dire ; mais vous n’en trouverez point d’autre.
— Je ne le pense pas non plus, dit Protagoras.
— Ne faut-il pas en dire autant de la douleur en elle-même ? N’appelez-vous pas la douleur même un bien, quand elle vous délivre de douleurs plus grandes que celles qu’elle cause ou qu’elle amène des plaisirs plus grands que les souffrances qu’elle suscite ? car, si vous songiez à quelque autre fin que celle dont je parle, quand vous appelez la douleur même un bien, vous sauriez bien nous le dire ; mais vous n’en trouverez pas d’autre.
— Cela est vrai, dit Protagoras.
— Que si de votre côté, ajoutai-je, vous me demandiez, amis, pourquoi je traite la question si longuement et sous autant de formes : Pardonnez-moi, vous dirai-je ; car tout d’abord ce n’est pas une chose aisée de montrer en quoi consiste ce que vous appelez être vaincu par le plaisir ; ensuite c’est sur ce point que roule toute ma démonstration ; mais il est encore temps de vous rétracter, si vous avez quelque raison de croire que le bien est autre chose que le plaisir et le mal autre chose que la douleur. Vous suffit-il au contraire de passer toute votre vie agréablement et sans chagrin ? Si cela vous suffit et si vous n’avez pas d’autre définition à donner du bien et du mal que celle qui les ramène au plaisir et à la douleur, écoutez la suite. En m’appuyant sur cette définition, je soutiens qu’il est ridicule de dire, comme vous le faites, que souvent un homme qui connaît le mal pour ce qu’il est, ne laisse pas de le commettre, bien qu’il ait la liberté d’agir autrement, parce qu’il est entraîné et subjugué par le plaisir, et pareillement qu’un homme qui connaît le bien se refuse à le faire, parce qu’il est vaincu par le plaisir du moment.