Protagoras 355a-357e — Contabilidade dos Prazeres

XXXVII. — Le ridicule de ces assertions apparaîtra, si nous cessons d’employer plusieurs termes à la fois, l’agréable et le désagréable, le bien et le mal. Puisque nous avons fait voir que ces choses se ramènent à deux, servons-nous aussi de deux termes pour les désigner appelons-les d’abord le bien et le mal ; nous les appellerons ensuite l’agréable et le désagréable. Cela posé, disons qu’un homme connaissant que le mal est le mal ne laisse pas de le faire. Si quelqu’un nous demande pourquoi : Parce qu’il est vaincu, dirons-nous. Par quoi ? demandera-t-il. Nous ne pouvons plus répondre : par le plaisir ; car nous avons donné au plaisir un autre nom, celui de bien. Nous répondrons donc en disant qu’il est vaincu. — Vaincu par quoi ? dira-t-il. — Par le bien. Telle sera, par Zeus, notre réponse. Si notre questionneur aime la moquerie, il nous rira au nez et dira : Il y a de quoi rire à vous entendre affirmer que, lorsqu’un homme fait le mal, quoiqu’il sache que c’est le mal et puisse s’empêcher de le faire, il est vaincu par le bien. Est-ce qu’à vos yeux le bien n’a pas assez de valeur pour vaincre le mal ou en a-t-il assez ? — Nous répondrons évidemment : Il n’en a pas assez ; autrement celui que nous disons être vaincu par le plaisir n’aurait pas commis de faute. Mais qu’est-ce qui fait, dira-t-il, que les biens n’ont pas assez de valeur pour l’emporter sur les maux, ou les maux sur les biens ? N’est-ce pas que les uns sont plus grands et les autres plus petits, ou les uns plus nombreux et les autres moins nombreux ? Nous ne trouverons pas d’autre raison que celle-là. Il est donc évident, dira-t-il, que ce que vous appelez être vaincu, c’est choisir des maux plus grands à la place de bien plus petits. Voilà un point acquis.

Changeons maintenant les termes, et, appliquant aux mêmes choses ceux d’agréable et de désagréable, disons L’homme fait — nous disions tout à l’heure : le mal — disons maintenant : des choses désagréables, sachant qu’elles sont désagréables, parce qu’il est vaincu par les choses agréables, qui évidemment n’ont pas assez de valeur pour vaincre. Et quelle autre disproportion de valeur y a-t-il entre les plaisirs et les douleurs, sinon l’excès et le défaut des uns par rapport aux autres, les uns étant plus grands ou plus petits, plus nombreux ou moins nombreux, plus forts ou plus faibles que les autres ? Si l’on objecte : Mais, Socrate, le plaisir présent diffère grandement du plaisir ou de la douleur à venir.

— Diffèrent-ils, répondrai-je, par autre chose que le plaisir et la douleur ? Ils ne peuvent en effet différer que par là. Dès lors, comme un homme qui s’entend à peser, mets d’un côté de la balance les choses agréables, de l’autre, les choses désagréables, ajoutes-y d’un côté les choses qui sont proches, de l’autre les choses qui sont éloignées, et vois de quel côté est l’avantage ; si en effet tu pèses des choses agréables avec des choses agréables, il faut toujours choisir les plus grandes et les plus nombreuses ; si tu pèses des choses désagréables avec des choses désagréables, il faut prendre les moins nombreuses et les plus petites ; si tu pèses des choses agréables avec des choses désagréables et que les plaisirs l’emportent sur les douleurs, les choses éloignées sur les choses prochaines ou les choses prochaines sur les choses éloignées, il faut faire l’action où l’on voit cet avantage ; si au contraire les douleurs l’emportent sur les plaisirs, il faut s’abstenir ; y a-t-il en cela, mes amis, dirais-je, un autre parti à prendre ? Je suis persuadé qu’ils ne sauraient en trouver d’autre.

Protagoras en jugea de même.

— Si donc il en est ainsi, je vous prierai de répondre à la question que voici : Les mêmes objets ne paraissent-ils pas à vos yeux plus grands, de près, plus petits, de loin ?

— Sans doute, diront-ils.

— N’en est-il pas de même pour la grosseur et pour le nombre ? et des sons égaux ne sont-ils pas plus forts, entendus de près, plus faibles, entendus de loin ?

— Ils en conviendraient.

— Si donc notre bonheur consistait à faire et à choisir ce qui est grand, à éviter et à ne pas faire ce qui est petit, où trouverions-nous le salut de notre vie ? dans l’art de mesurer ou dans la faculté de saisir les apparences ? N’avons-nous pas vu que celle-ci nous trompait, nous faisait souvent interpréter les mêmes choses de cent façons, et regretter nos actes et nos choix, relativement à la grandeur et à la petitesse, tandis que l’art de mesurer aurait enlevé toute autorité à cette illusion et, nous révélant la vérité, aurait assuré à notre âme une tranquillité fondée sur le vrai et sauvé ainsi le bonheur de notre vie ? Nos gens reconnaîtraient-ils là que notre salut dépend de l’art de mesurer et non d’un autre ?

— De l’art de mesurer, convint Protagoras.

— Mais si notre salut dépendait du choix de l’impair ou du pair, et qu’il nous fallût choisir sans nous tromper le plus ou le moins, en les comparant chacun avec lui-même ou l’un avec l’autre, soit qu’ils fussent proches, soit qu’ils fussent éloignés, qu’est-ce qui pourrait assurer notre salut ? Ne serait-ce pas une science ? ne serait-ce pas une science des mesures, puisqu’il s’agit ici de l’art de mesurer l’excès et le défaut des choses ? et comme cet art s’applique ici à l’impair et au pair, est-il autre que l’arithmétique ? Nos gens nous l’accorderaient-ils, oui ou non ?

Protagoras lui-même fut d’avis qu’ils nous l’accorderaient.

— Voilà qui est bien, mes amis. Mais puisqu’il nous a paru que le salut de notre vie dépend du juste choix des plaisirs et des douleurs, selon qu’ils sont plus nombreux ou moins nombreux, plus grands ou plus petits, plus éloignés ou plus rapprochés, n’est-il pas tout d’abord évident que l’examen de l’excès, du défaut et de l’égalité des uns par rapport aux autres suppose une méthode de mensuration ?

— Absolument évident.

— Si c’est une méthode de mensuration, il faut à coup sûr que ce soit un art et une science.

— Ils l’admettront.

— Ce qu’est cet art et cette science, nous l’examinerons une autre fois ; il nous suffit que ce soit une science pour la démonstration que Protagoras et moi devons vous faire sur la question que vous nous avez posée.

Rappelez-vous quelle était votre question. Nous venions de convenir, Protagoras et moi, qu’il n’y a rien de plus fort que la science et que, partout où elle se trouve, elle a toujours l’avantage sur le plaisir et sur toutes les autres passions ; alors vous, vous avez soutenu que le plaisir triomphe souvent même de l’homme qui a la science, et comme nous n’avons pas voulu vous accorder ce point, vous nous avez demandé : Protagoras et Socrate, si ce n’est pas là être vaincu par le plaisir, qu’est-ce alors et comment qualifiez-vous cela ? dites-le-nous. Si nous vous avions répondu tout de suite que c’est de l’ignorance, vous vous seriez moqués de nous, tandis qu’à présent, si vous vous moquez de nous, vous vous moquerez aussi de vous-mêmes ; car vous avez reconnu que, quand on pèche, on pèche faute de science dans le choix des plaisirs et des peines, c’est-à-dire des biens et des maux, et non faute de science simplement, mais faute de cette science que vous avez reconnue tout à l’heure être la science des mesures. Or, toute action fautive par défaut de science, vous le savez bien, est commise par ignorance, en sorte qu’être vaincu par le plaisir, c’est la pire des ignorances. Cette ignorance, Protagoras que voici, Prodicos et Hippias font profession de la guérir ; mais vous, qui croyez que c’est tout autre chose que l’ignorance, vous ne venez pas vous-mêmes et vous n’envoyez pas vos enfants chez les maîtres de vertu, je veux dire les sophistes que voici, parce que vous êtes persuadés que la vertu ne peut être enseignée ; vous préférez ménager votre argent et en refusant de le leur donner, vous faites mal vos affaires publiques et privées.