XXXIX. — Je repris : Ceci posé, il faut maintenant, Prodicos et Hippias, que Protagoras défende les réponses qu’il a faites d’abord et nous en prouve la justesse ; je ne parle pas de celles qu’il a faites tout à fait au début, quand il a soutenu que des cinq parties de la vertu il n’y en avait pas une qui fût semblable à l’autre et que chacune avait sa faculté propre ; ce n’est pas de cela que j’entends parler, mais de ce qu’il a dit ensuite, à savoir qu’il y avait quatre parties assez semblables entre elles, et une tout à fait différente des autres, le courage ; il a ajouté que je la reconnaîtrais à cette marque : Tu trouveras, en effet, Socrate, m’a-t-il dit, des hommes qui sont très impies, très injustes, très débauchés et très ignorants, mais très braves, et tu reconnaîtras par là que le courage est très différent des autres parties de la vertu. Tout d’abord j’ai été fort surpris de cette réponse ; je l’ai été davantage encore, après avoir discuté ces questions avec vous. Je lui ai alors demandé s’il croyait que les hommes courageux étaient hardis. — Hardis et résolus, m’a-t-il répondu. — Te souviens-tu, dis-je, Protagoras, de m’avoir fait cette réponse ?
Il en convint.
— Eh bien ! repris-je, dis-nous quelles sont, selon toi, les choses que les hommes courageux affrontent ? Sont-ce les mêmes choses qu’affrontent les lâches ?
— Non, répondit-il.
— Ce sont donc des choses différentes ?
— Oui, dit-il.
— Les lâches n’affrontent-ils pas des choses qui inspirent la confiance, et les courageux des choses qui inspirent la crainte ?
— C’est ce qu’on dit communément, Socrate.
— C’est vrai, répliquai-je ; mais ce n’est pas là ce que je te demande, c’est ton opinion à toi : quelles sont, selon toi, les choses que les hommes courageux affrontent ? affrontent-ils les choses qui inspirent la crainte, bien qu’ils les tiennent pour telles, ou celles qui ne l’inspirent pas ?
— Mais, répondit-il, il vient d’être démontré dans ce que tu as dit qu’affronter ce qui inspire la crainte était impossible.
— Cela est encore vrai, dis-je, de sorte que, si la démonstration est juste, il n’y a personne qui affronte ce qu’il juge terrible, puisque nous avons vu qu’être inférieur à soi-même était ignorance.
Il en convint.
— Mais alors c’est aux choses qui inspirent la confiance que tout le monde se porte, les braves comme les lâches, et il s’ensuit que les braves et les lâches se portent aux mêmes choses.
— On voit pourtant tout le contraire, Socrate, répliqua-t-il : les lâches et les braves se portent à des choses tout à fait différentes ; ainsi, sans aller plus loin, les uns veulent aller à la guerre, les autres ne le veulent pas.
— Est-ce, repris-je, parce qu’aller à la guerre est une belle chose, ou une chose honteuse ?
— Parce que c’est une belle chose, répondit-il.
— Ne sommes-nous pas convenus précédemment que, si elle est belle, elle est bonne aussi ? Nous sommes convenus en effet que les belles actions sont toutes bonnes.
— C’est vrai, et je n’ai pas changé de sentiment.
— Fort bien, repartis-je. Mais quels sont ceux qui, selon toi, refusent d’aller à la guerre, quoiqu’elle soit une chose belle et bonne ?
— Les lâches, dit-il.
— Mais, repris-je, si elle est belle et bonne, n’est-elle pas agréable aussi ?
— C’est du moins une conséquence que nous avons admise, dit-il.
— Est-ce en connaissance de cause que les lâches refusent de se porter à ce qui est plus beau, meilleur et plus agréable ?
— Avouer cela, dit-il, serait renverser les principes que nous avons reconnus plus haut.
— Mais le brave ne se porte-t-il pas vers le plus beau, le meilleur et le plus agréable ?
— Il faut en convenir, dit-il.
— N’est-il pas vrai en général que les braves n’ont pas de craintes honteuses, quand ils ont des craintes, ni de hardiesses honteuses, quand ils sont hardis ?
— C’est vrai, dit-il.
— Mais si elles ne sont pas honteuses, ne sont-elles pas belles ?
Il en convint.
— Et, si elles sont belles, elles sont bonnes ?
— Oui.
— Donc et les lâches et les audacieux et les furieux ont au contraire des craintes honteuses et des hardiesses honteuses ?
Il en convint.
— Mais, s’ils ont des hardiesses honteuses et mauvaises, quelle en peut être la cause, sinon le défaut de connaissance et l’ignorance ?
— C’est vrai, dit-il.
— Mais quoi ! ce qui fait que les lâches sont lâches, l’appelles-tu lâcheté ou courage ?
— Moi, je l’appelle lâcheté, dit-il.
— N’est-ce point par l’ignorance des choses à craindre qu’ils nous ont paru lâches ?
— Si, dit-il.
— C’est donc à cause de cette ignorance qu’ils sont lâches ?
Il en demeura d’accord.
— Mais ce qui fait qu’ils sont lâches, tu reconnais que c’est la lâcheté ?
Il en convint.
— Ainsi l’ignorance des choses qui sont à craindre et des choses qui ne le sont pas serait la lâcheté ?
Il fit signe que oui.
— Mais le courage, repris-je, est le contraire de la lâcheté ?
— Oui.
— La science des choses à craindre et de celles qui ne le sont pas n’est-elle pas le contraire de l’ignorance de ces mêmes choses ?
Ici encore il fit un signe d’assentiment.
— Et l’ignorance de ces choses est la lâcheté ? Ici, c’est à grand-peine qu’il fit signe que oui.
— La science des choses à craindre et de celles qui ne le sont pas est donc le courage, qui est le contraire de l’ignorance de ces mêmes choses ?
Ici il ne voulut plus répondre ni par geste ni par mot.
— Je lui dis alors : Hé quoi ! Protagoras, tu ne réponds ni oui ni non à mes questions.
— Conclus toi-même, dit-il.
— Je n’ai plus, dis-je, qu’une question à te poser : Crois-tu encore, comme tu le croyais d’abord, qu’il y a des hommes très ignorants qui cependant sont très braves.
Il répondit : Tu t’obstines, Socrate, ce me semble, à vouloir que ce soit moi qui réponde ; je te ferai donc ce plaisir, et je t’avoue que, d’après les principes dont nous sommes convenus, cela me paraît impossible.