— Par conséquent, dis-je, ta cité serait d désormais établie, fils d’Ariston. Pour ce qui concerne la suite, regarde toi-même en elle, après t’être procuré quelque part une lumière suffisante, appelle aussi ton frère, et Polémarque, et les autres ; voyons si nous pouvons déceler où pourrait se trouver en elle la justice, et où l’injustice, et en quoi elles diffèrent l’une de l’autre, et laquelle des deux doit acquérir celui qui veut être heureux, sans nous soucier de savoir s’il échappera au regard de tous les dieux et de tous les hommes.
— Tu parles pour ne rien dire ! dit Glaucon. C’est toi qui avais promis de mener la recherche, e en disant qu’il serait impie, pour toi, de renoncer à porter secours à la justice, dans la mesure de ta puissance, par tous les moyens possibles.
— Ce que tu rappelles est vrai, dis-je, et c’est bien ainsi qu’il faut faire, mais il faut que vous aussi vous prêtiez votre concours.
— Mais oui, dit-il, nous le ferons.
— Alors, dis-je, j’espère arriver à trouver cela de la façon suivante : je crois que notre cité, s’il est vrai qu’elle a été correctement établie, est parfaitement bonne.
— Nécessairement, dit-il.
— Il est donc évident qu’elle est sage, virile, modérée, et juste.
— C’est évident.
— Par conséquent, chaque fois que nous aurons trouvé en elle l’un de ces traits, le reste sera ce que nous n’aurons pas 428 encore trouvé ? “- Assurément.
— Si par exemple, dans le cas de quatre choses quelconques, nous cherchions l’une d’entre elles dans quelque domaine que ce soit, et que nous la reconnaissions en premier, cela nous satisferait ; mais si nous reconnaissions d’abord les trois autres, par ce fait même serait découverte celle que nous cherchions : car elle ne serait évidemment rien d’autre que celle qui resterait.
— Tu as raison, dit-il.
— Alors au sujet de ces qualités elles aussi, puisqu’elles se trouvent être quatre, il faut mener la recherche de la même façon ?
— Bien évidemment.
— Eh bien, tu vois, la première chose qui vient au regard, en la matière, me semble b être la sagesse. Et quelque chose d’étrange apparaît en ce qui la concerne.
— Quoi ? dit-il.
— La cité que nous avons décrite me semble être réellement sage ; en effet elle est avisée, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Or cette qualité même, l’attitude avisée, est évidemment une sorte de connaissance ; en effet ce n’est certes pas à l’aide de l’ignorance, mais de la connaissance, que l’on prend de bonnes décisions.
— Evidemment.
— Or il y a de nombreuses et diverses connaissances, dans la cité.
— Forcément.
— Est-ce alors pour la connaissance des charpentiers que la cité c doit être proclamée sage et avisée ?
— Pas du tout, dit-il, pas pour celle-là ; pour celle-là elle est bonne charpentière.
— Ce n’est donc pas pour la connaissance concernant les objets en bois, connaissance qui conseille de quelle façon les rendre les meilleurs, que la cité doit être appelée sage. “- Certainement pas.
— Mais alors ? Serait-ce pour la connaissance concernant les objets en bronze, ou pour quelque autre concernant ce genre d’objets ?
— Pour aucune autre d’entre elles non plus, dit-il.
— Ni non plus pour la connaissance concernant le produit de ce que la terre fait pousser : pour celle-là, elle est cultivatrice.
— Oui, c’est mon avis.
— Mais alors ? dis-je. Y a-t-il, dans la cité fondée par nous à l’instant, et chez quelques-uns de ses citoyens, une connaissance qui sert d à délibérer nonpas sur une des choses qui sont dans la cité, mais sur elle-même tout entière, pour déterminer la façon d’agir qu’elle devrait adopter pour se comporter le mieux envers elle-même comme envers les autres cités ?
— Oui, à coup sûr.
— Quelle est-elle ? dis-je, et chez qui se trouve-t-elle ?
— C’est la connaissance spécialisée dans la garde, dit-il, et elle se trouve chez ces dirigeants que tout à l’heure nous nommions des gardiens parfaits.
— Alors, pour cette connaissance, de quel nom nommes-tu la cité ?
— Avisée, dit-il, et réellement sage.
— Crois-tu alors, dis-je, que dans notre cité ce sont les forgerons e qui seront plus nombreux, ou ces gardiens véritables ?
— De loin les forgerons, dit-il.
— Par conséquent, dis-je, parmi tous ceux à qui la connaissance qu’ils possèdent vaut tel ou tel nom, de tous ceux-là ce seraient eux les moins nombreux ?
— Oui, certainement.
— C’est donc par le groupe social le plus petit, par la plus petite partie d’elle-même, et par la connaissance qui s’y trouve, c’est par l’élément qui est au premier rang et qui dirige, que serait tout entière sage la cité fondée selon “la nature ; et apparemment la nature fait naître 429 très peu nombreuse la race à laquelle il revient de recevoir en partage cette connaissance que seule parmi les autres connaissances on doit appeler sagesse.
— Tu dis tout à fait vrai, dit-il.
— Dès lors cette qualité, parmi les quatre, nous l’avons découverte, je ne sais trop comment, elle aussi bien que l’endroit de la cité où elle siège.
— Et à mon avis en tout cas, dit-il, nous l’avons découverte de manière satisfaisante.
— Mais la virilité elle-même, et l’élément de la cité où elle se trouve, élément qui vaut à la cité d’être nommée virile, cela n’est guère difficile à voir.
— Comment cela ?
— Qui, dis-je, b considérerait autre chose, pour dire si une cité est lâche ou virile, que cette partie qui guerroie et fait campagne pour elle ? Personne ne considérerait autre chose, dit-il.
— C’est que je ne crois pas, dis-je, que les autres hommes qui sont en elle, en étant ou lâches ou virils, auraient le pouvoir de la rendre, elle, lâche ou virile.
— Non, en effet.
— Et donc la cité est virile par une certaine partie d’elle-même, du fait que dans cette partie elle possède une puissance apte à préserver en toute occasion c l’opinion commune concernant les dangers à redouter : à savoir qu’ils sont les mêmes, et du même genre, que ceux que le législateur a désignés comme tels dans l’éducation. N’est-ce pas là ce que tu nommes virilité ?
— Je n’ai pas du tout compris ce que tu as dit, reprit-il ; allons, répète.
— J’affirme, dis-je, que la virilité est une sorte de préservation.
— Préservation de quoi ?
— De l’opinion engendrée par la loi, à travers l’éducation, concernant les dangers à redouter : ce qu’ils sont, et “à quel genre ils appartiennent. Et par sa préservation “en toute occasion ” , je voulais désigner le fait qu’on la pré- serve aussi bien au milieu des souffrances que des d plaisirs, des désirs, et dans la crainte, au lieu de la rejeter. Je vais comparer cela, si tu veux bien, à un exemple qui à mon avis y ressemble.
— Mais, oui, je le veux bien.
— Tu sais bien, dis-je, que les teinturiers, lorsqu’ils veulent teindre des laines pour les rendre pourpres, commencent par choisir, parmi les laines de toutes les couleurs, une variété naturelle unique, celle des fils blancs ; ensuite ils la préparent d’avance, la soumettant à une préparation considérable, afin qu’elle reçoive le mieux possible l’éclat de la teinture ; et c’est alors qu’ils appliquent la teinture. Or e quand quelque chose a été teint de cette manière-là, la teinture devient grand teint, et le lavage, sans lessives ou avec, ne peut en enlever le coloris. Mais ce qui n’a pas été traité ainsi, tu sais bien ce que cela devient, soit qu’on teigne sur des fils d’autres couleurs, soit même qu’on teigne ces fils-là, mais sans les avoir traités préalablement.
— Oui, dit-il, je sais que cela déteint, et que c’est grotesque.
— Eh bien, dis-je, suppose que nous aussi, dans la mesure de notre capacité, nous avons effectué une opération semblable, lorsque nous avons sélectionné les guerriers et les avons éduqués 430 par la musique et par la gymnastique. Ne crois pas que le but de notre dispositif ait été autre que de les persuader le mieux possible des lois, pour qu’ils les reçoivent comme une teinture ; nous voulions que leur opinion devienne grand teint, concernant à la fois les dangers à redouter et les autres sujets, du fait qu’ils auront eu aussi bien une nature qu’une éducation adaptées, et que leur teinture n’aura pas été effacée par ces lessives redoutables pour leur action dissolvante que sont le plaisir — dont l’effet est plus à craindre b que “celui de n’importe quelle soude de Chalestra’ ou de la cendre —, le chagrin, la peur, et le désir, oui, plus à craindre que celui de n’importe quelle lessive. C’est précisément cette capacité à préserver, en toute occasion, l’opinion correcte et conforme aux lois au sujet de ce qui est à craindre et de ce qui ne l’est pas, que pour ma part je nomme virilité, et que je pose comme telle, à moins que tu n’aies autre chose à objecter.
— Mais non, dit-il, je n’ai rien à dire. En effet il me semble que l’opinion correcte sur ces mêmes sujets, quand elle naît sans le concours de l’éducation, l’opinion qui est propre à la fois aux bêtes et aux esclaves, tu ne considères pas qu’elle soit tout à fait stable, et que tu lui donnes un autre nom que celui de virilité. c — Tu dis tout à fait vrai, dis-je.
— J’admets donc que c’est cela, la virilité.
— Admets aussi que c’est la virilité liée à la cité, dis-je, et tu auras eu raison de l’admettre. Mais ce sujet, si tu le veux, nous l’explorerons encore mieux une autre fois. Car à présent ce n’est pas cela que nous recherchons, mais la justice. Pour ce qui est de notre recherche sur ce sujet-là, à ce que je crois, cela suffit.
— Mais oui, dit-il, tu parles comme il faut.
— Il reste donc, dis-je, encore d deux choses qu’il faut considérer dans la cité, à savoir d’une part la modération, et de l’autre ce qui précisément motive toute notre recherche : la justice.
— Oui, exactement.
— Or comment pourrions-nous trouver la justice, de façon à ne plus avoir à nous embarrasser de la modération ?
— Pour ma part, dit-il, je ne le sais pas, mais je ne “voudrais pas non plus que cette qualité apparaisse en premier, si cela doit nous empêcher d’examiner la modé- ration. Alors si tu veux me faire plaisir, examine la seconde qualité avant la première.
— Mais oui, dis-je, je le veux e bien, si je peux le faire sans commettre d’injustice.
— Alors procède à l’examen, dit-il.
— C’est ce qu’il faut faire, dis-je. Eh bien, en tout cas vu d’ici, elle ressemble plus à une sorte d’accord et d’harmonie que les qualités examinées auparavant.
— Comment cela ?
— C’est en une sorte d’ordre, dis-je, que consiste la modération, en une emprise sur certains plaisirs et désirs, comme on l’entend quand on emploie, en je ne sais trop quel sens, l’expression “maître de soi ” , et d’autres expressions du même genre, qui sont comme des traces qu’elle a laissées. N’est-ce pas ?
— Si, certainement. Mais cette expression “maître de soi ” n’est-elle pas ridicule ? Car celui qui serait plus fort que lui-rnême serait aussi bien sûr plus faible que lui-même, et inversement le plus faible serait plus fort. 431 Car c’est le même que l’on désigne, dans tous ces cas.
— Forcément.
— Mais, dis-je, cette expression me semble vouloir dire que dans le même homme, en ce qui touche à l’âme, il y a une partie qui est meilleure, une autre qui est pire, et que lorsque ce qui est meilleur par nature a emprise sur ce qui est pire, c’est ce qu’on appelle “être maître de soi ” — et c’est un éloge, sans aucun doute ; mais lorsque, sous l’influence d’une mauvaise façon d’élever les enfants ou d’une certaine fréquentation, la partie la plus petite, qui est la meilleure, est dominée par la masse de celle qui est pire, cela, on le note comme un motif de reproche b et on appelle “inférieur à lui-même ” et “indiscipliné ” celui qui est ainsi disposé. “- Oui, dit-il, apparemment.
— Regarde donc, dis-je, notre cité toute neuve, et tu constateras qu’on y trouve l’une de ces dispositions : en effet tu diras qu’il est juste de la nommer “maîtresse d’elle-même ” , s’il est vrai que l’être en qui la meilleure partie dirige la pire doit être appelé modéré et maître de soi.
— Eh bien je la regarde, dit-il ; tu dis vrai.
— Et cependant on pourrait y trouver nombre et variété de désirs, de plaisirs c et de déplaisirs, surtout chez les enfants, les femmes, les domestiques et, parmi les hommes dits libres, dans la masse et chez les hommes médiocres.
— Oui, certainement.
— Mais les désirs simples et mesurés, ceux qui se laissent conduire par le raisonnement accompagné d’intelligence et de l’opinion correcte, tu les rencontreras chez le petit nombre, chez ceux dont la nature est la meilleure, et qui en plus ont été le mieux éduqués.
— C’est vrai, dit-il.
— Alors vois-tu qu’on trouve cela précisément dans ta cité, et que les désirs qui existent dans la masse d et chez les médiocres, y sont dominés par les désirs, et par la réflexion, qu’on trouve chez le petit nombre et chez les hommes les plus respectables ?
— Oui, dit-il.
— S’il y a donc une cité qu’il faut appeler maîtresse de ses plaisirs et de ses désirs, et d’elle-même, c’est précisé- ment celle-là qu’il faut nommer ainsi.
— Oui, certainement, dit-il.
— Et ne faut-il pas, pour toutes ces raisons, la nommer aussi modérée ?
— Si, tout à fait modérée, dit-il.
— Et de plus, sur un autre plan, s’il y a une cité où l’on peut trouver chez les dirigeants et chez les dirigés la même opinion e sur la question de savoir quels hommes “doivent diriger, ce serait précisément celle-là, N’est-ce pas ton avis ?
— Si, dit-il, certainement.
— Alors chez lesquels, parmi les citoyens, diras-tu que se trouve la conduite modérée, lorsqu’ils sont dans cette disposition ? Chez les dirigeants, ou chez les dirigés ?
— Sans doute chez les uns comme chez les autres, dit-il.
— Tu vois donc, dis-je, que notre anticipation divinatoire de tout à l’heure était appropriée, quand nous disions que la modération ressemblait à une sorte d’harmonie.
— En quoi ?
— Parce que son effet n’est pas comme celui de la virilité et la sagesse, dont la présence respective dans telle ou telle partie de la cité, rend la cité dans un cas 432 sage, et dans l’autre virile ; la modération n’agit pas ainsi, mais s’étend totalement à travers la cité tout entière, faisant chanter la même chose, au diapason , à ceux qui sont les plus faibles comme à ceux qui sont les plus forts et à ceux qui sont entre les deux par leur capacité à réfléchir, si tu veux, mais aussi par leur force, si tu veux, et si tu veux, aussi par leur nombre, leurs richesses, ou tout autre facteur de ce genre, Si bien que nous aurions tout à fait raison d’affirmer que c’est cette identité de vues qui est la modération, l’accord conforme à la nature entre l’élément qui est moins bon et celui qui est. meilleur pour savoir lequel d’entre eux doit diriger, à la fois dans la cité, b et en chaque individu.
— C’est aussi tout à fait mon avis, dit-il.
— Bien, dis-je. Les trois premières qualités, nous les avons repérées dans notre cité, du moins à ce qu’il semble. Dès lors, l’espèce qui reste, celle qui ferait encore participer la cité à l’excellence, que pourrait-elle bien être ? Il est bien visible que c’est la justice. “- Oui, c’est visible.
— Alors, Glaucon, il faut qu’à présent, comme des chasseurs, nous fassions cercle autour du buisson, en faisant attention que la justice n’échappe pas de quelque côté, et ne disparaisse pour devenir invisible. Car il est clair c qu’elle est quelque part par ici. Regarde donc, et efforce-toi de la distinguer, au cas où tu la verrais avant moi, et pourrais me l’indiquer.
— Si seulement je le pouvais ! dit-il. Aie plutôt recours à moi pour te suivre, comme à un homme qui n’est capable que de distinguer ce qu’on lui montre, et tu feras de moi un usage tout à fait approprié.
— Suis-moi, dis-je alors, après avoir comme moi adressé des vœux.
— Je vais le faire, dit-il, conduis-moi seulement.
— Il est vrai, dis-je, que le lieu paraît quelque peu difficile d’accès, et couvert d’ombre ; il est sans aucun doute obscur et difficile à explorer. Cependant, en route ! il faut y aller. d — Oui, il faut y aller, dit-il. Et moi, ayant jeté un regard : — Oh oh ! dis-je, Glaucon ! Il se peut bien que nous tenions une trace, et il me semble que la chose ne risque guère de nous échapper.
— Voilà une bonne nouvelle, dit-il.
— Sans aucun doute, dis-je, ce qui nous est arrivé est une belle preuve de sottise.
— Qu’est-ce donc ?
— Depuis longtemps, depuis le début, bienheureux, la chose est visiblement en train de se rouler à nos pieds, et nous ne la voyions décidément pas, nous étions tout à fait ridicules. De la même façon que les gens qui ont quelque chose dans les mains et qui cherchent e ce qu’ils ont déjà, nous aussi, au lieu de regarder la chose elle-même, nous “cherchions quelque part dans le lointain : c’est sans doute justement comme cela qu’elle a échappé à notre regard.
— Que veux-tu dire ? dit-il.
— De la même façon, dis-je, il me semble que depuis un certain temps, alors que c’est de la chose elle-même que nous parlons et que nous entendons parler, nous ne nous comprenons pas nous-mêmes, nous ne comprenons pas que d’une certaine façon c’est d’elle-même que nous parlions.
— Voilà un bien long prélude, dit-il, pour quelqu’un qui a le désir d’entendre une explication.
— Allons, dis-je, écoute, 433 pour voir si je dis vraiment quelque chose qui vaille. Ce que dès le début, lorsque nous avons fondé la cité, nous avons posé qu’il fallait faire en toute circonstance, c’est cela, à ce qu’il me semble, ou alors quelque espèce de cela, qu’est la justice. Nous avons posé, n’est-ce pas, nous l’avons dit à plusieurs reprises, si tu t’en souviens, que tout un chacun devait s’appliquer à une seule des fonctions de la cité, celle à laquelle sa propre nature serait, de naissance, la mieux adaptée.
— Oui, c’est ce que nous avons dit.
— Et aussi que s’occuper de ses propres affaires, et ne pas se mêler de toutes, c’est la justice, et cela nous l’avons entendu dire par beaucoup d’autres que nous, et b nous-mêmes l’avons dit souvent .
— Oui, nous l’avons dit.
— Eh bien voilà, dis-je, mon ami, quand cela se manifeste sur un certain mode, ce en quoi risque bien de consister la justice : s’occuper de ses propres affaires. Sais-tu d’où j’en tire les preuves ?
— Non, répondit-il, dis-le-moi.
— Il me semble, dis-je, que ce qui reste dans la cité, après que nous y avons examiné la modération, la virilité, et la réflexion, c’est ce qui procure à toutes ces qualités la “capacité de s’y manifester, et qui, une fois qu’elles s’y sont manifestées, leur assure la préservation, tant que cela y est, Or nous avons déclaré que la justice c serait ce qui resterait à trouver, si nous avions trouvé les trois premières.
— C’est en effet nécessaire, dit-il.
— Cependant, dis-je, si l’on avait à déterminer laquelle de ces qualités contribuera le plus à rendre notre cité bonne, quand elle s’y manifestera, il serait difficile de déterminer si c’est l’identité de vues entre les dirigeants et les dirigés ; ou si c’est la capacité, qui se manifeste chez les guerriers, à préserver l’opinion conforme aux lois sur ce qu’il faut craindre, et ce qu’il ne faut pas craindre ; ou si c’est la réflexion et le sens de la garde qui se trouvent chez les dirigeants ; ou d bien si ce qui contribue le plus à la rendre bonne, quand cela se trouve à la fois chez l’enfant, chez la femme, chez l’esclave, chez l’homme libre, chez l’artisan, chez le dirigeant et chez le dirigé, c’est que chacun, étant un lui-même, s’occupe de ses propres affaires et ne s’occupe pas de toutes.
— Oui, ce serait difficile à juger, dit-il, inévitablement.
— Il y a donc apparemment un concurrent, pour produire l’excellence d’une cité, à sa sagesse, à sa modération, et à sa virilité, c’est la capacité à faire que chacun en elle s’occupe de ses propres affaires.
— Oui, exactement, dit-il.
— Donc tu poserais que c’est la justice, ce qui est en concurrence avec ces qualités pour contribuer e à l’excellence d’une cité ?
— Oui, tout à fait.
— Alors poursuis ton examen sur le point suivant, pour voir si ton avis sera le même : est-ce aux dirigeants de la cité que tu enjoindras de juger les procès ?
— Bien sûr.
— Jugeront-ils en visant un autre but que de faire en sorte que ni les uns ni les autres ne possèdent les choses d’autrui, ni ne soient privés de ce qui est à eux ? “- Non, ils viseront bien ce but-là.
— Dans l’idée que cela est juste ?
— Oui.
— Et donc, de cette façon-là, on tomberait d’accord que posséder ce qui vous appartient en propre et qui est à vous, et s’en occuper, 434 c’est cela la justice.
— C’est cela.
— Alors vois si ton avis est le même que le mien. Si un charpentier entreprenait d’accomplir l’ouvrage d’un cordonnier, ou un cordonnier celui d’un charpentier, qu’ils échangent leurs outils l’un avec l’autre, ou leurs positions sociales, ou encore si le même homme entreprenait de faire l’un et l’autre métier, bref si l’on intervertissait tout cet ordre de choses, te semble-t-il que cela porterait un grand tort à une cité ?
— Non, pas très grand, dit-il.
— En revanche, je crois, quand quelqu’un qui est artisan, ou quelque autre naturellement fait pour gagner de l’argent, ensuite s’élève b grâce à sa richesse, ou au nombre de ses gens, à sa force physique, ou à quelque autre avantage de ce genre, et essaie d’entrer dans l’espèce des hommes de guerre ; ou quand l’un des hommes de guerre essaie d’entrer dans l’espèce du spé- cialiste de la délibération, du gardien, alors qu’il en est indigne ; et quand ces hommes-là échangent les uns avec les autres leurs outils, et leurs positions ; ou quand c’est un seul homme qui entreprend de faire tout cela à la fois, alors, je crois, toi aussi tu seras d’avis que cette interversion des hommes, et cette façon de s’occuper de tout à la fois, est un désastre pour la cité.
— Oui, certainement.
— Donc cette façon de s’occuper à la fois de tout ce qui appartient aux trois races, et ces échanges c des races les unes avec les autres, causeraient le plus grand dommage à la cité, et on aurait tout à fait raison de nommer cela un comble de malfaisance. “- Oui, parfaitement.
— Or la plus grande malfaisance dans sa propre cité, ne diras-tu pas que c’est cela l’injustice ?
— Si, bien sûr.
— Voilà donc ce qu’est l’injustice. En sens inverse, disons les choses de la façon suivante : le fait que la race de l’acquéreur d’argent, celle de l’auxiliaire, celle du gardien, s’occupent chacune de ses propres affaires, chacune d’entre elles s’occupant dans une cité de ce qui la concerne, ce serait là, à l’opposé de ce que nous décrivions tout à l’heure, la justice, et cela rendrait la cité juste ?
— À mon avis en tout cas, d dit-il, il n’en va pas autrement.