— Pouvons-nous affirmer alors que c’est pour ainsi dire à une vague que nous échappons là, dans la discussion sur cette loi des femmes : nous avons évité d’être totalement submergés, en posant c que nos gardiens et nos gardiennes devaient pratiquer toutes choses en commun ; en quelque sorte, au contraire, notre discours s’accordait avec lui-même en soutenant des propositions à la fois réalisables, et avantageuses ?
— Ce n’est certes pas à une petite vague que tu échappes là ! dit-il.
— Pourtant, dis-je, tu n’affirmeras plus qu’elle était grande, lorsque tu auras vu celle qui vient ensuite.
— Parle, reprit-il, que je la voie.
— À cette loi, dis-je, et aux autres lois mentionnées auparavant, fait suite, je crois, la loi que voici.
— Laquelle ?
— Que ces femmes soient toutes communes à tous ces hommes, et qu’aucune d ne vive en privé avec aucun; que les enfants eux aussi soient communs, et qu’un parent ne connaisse pas son propre rejeton, ni un enfant son parent.
— Voilà, dit-il, qui va susciter encore plus d’incrédulité que ce qui précédait, quant à savoir à la fois si c’est réalisable, et si c’est avantageux.
— Non, je ne crois pas, dis-je, en tout cas quant à savoir si c’est avantageux, qu’on aille contester que ce soit un très grand bien que les femmes soient communes, et que les enfants soient communs, si toutefois cela est réalisable. Je crois en revanche que sur la question de savoir si c’est réalisable ou non, on aurait le plus de controverse. e — C’est sur l’un et sur l’autre, dit-il, qu’il pourrait bien y avoir controverse.
— Tu parles en rendant les arguments solidaires, dis-je. Alors que moi je croyais pouvoir échapper au moins au débat sur le premier, si tu avais été d’avis que c’était avantageux, et ne rester alors qu’avec la question de savoir si c’était réalisable ou non. ”
— Eh bien, dit-il, ta tentative de fuite n’est pas passée inaperçue. Alors va, rends-moi raison à la fois de l’un et de l’autre.
— Il faut que j’en sois châtié, dis-je. Cependant accorde-moi au moins une grâce : laisse-moi 458 un temps de répit, comme celui dont jouissent les paresseux, dont l’habitude est de faire banqueter leur pensée à partir de leur propre substance, lorsqu’ils laissent vagabonder leurs idées, dans la solitude. Ce genre d’hommes, tu le sais, avant même d’avoir trouvé de quelle manière se réalisera tel de leurs désirs, laissent cette question de côté, évitant ainsi de se fatiguer à délibérer sur ce qui est réalisable et sur ce qui ne l’est pas ; ils supposent que ce qu’ils désirent est déjà à leur disposition, et dès lors arrangent tout le reste, et prennent plaisir à passer en revue tout ce qu’ils feront quand cela se sera produit, rendant ainsi leur âme, déjà paresseuse par ailleurs, plus paresseuse encore. Eh bien maintenant b moi aussi je cède à la mollesse : j’ai envie de repousser, pour l’examiner plus tard, la première question, celle de la possibilité ; pour l’instant, supposant que c’est possible, je vais examiner, si tu me laisses faire, comment les dirigeants arrangeront cela, quand cela se sera produit, et faire voir que si c’était réalisé, il en résulterait les plus grands avantages, à la fois pour la cité et pour les gardiens. C’est ce que je vais essayer d’abord d’examiner en commun avec toi, et ensuite seulement la première question, si toutefois tu me laisses faire.
— Mais oui, dit-il, je te laisse faire, examine.
— Je crois donc, dis-je, que si toutefois les dirigeants sont dignes de ce c nom, et leurs auxiliaires de la même façon, ils accepteront, les seconds de faire ce qui leur sera ordonné, et les premiers de donner des ordres, pour une part en obéissant eux-mêmes aux lois, et pour une autre encore en imitant ces lois, dans tous les cas que nous confierons à leur appréciation.
— C’est prévisible, dit-il. ”
— Toi donc, dis-je, leur législateur, de la même façon que tu as sélectionné les hommes, tu sélectionneras aussi les femmes, et les leur attribueras, en les choisissant avec des natures aussi semblables que possible. Ainsi, comme ils auront en commun logements et repas collectifs, et qu’aucun d’entre eux ne possédera personnellement rien de tel, ils seront forcément d ensemble; et comme c’est ensemble qu’ils se mêleront aussi bien au gymnase que dans l’ensemble de leur éducation, sous l’effet. d’une nécessit. é qui est, je crois, innée, ils seront poussés à s’unir les uns aux autres. À ton avis, ce que je dis là n’est-il pas nécessaire ?
— D’une nécessité qui n’est sans doute pas géomé- trique, dit-il, mais érotique, oui, nécessité qui risque d’être plus stimulante que la première pour convaincre et entraîner la masse du peuple.
— Oui, certainement, dis-je. Mais qu’après cela, Glaucon, ce soit de façon désordonnée qu’ils s’unissent les uns aux autres, ou e se comportent en général, voilà qui n’est pas conforme à la piété dans une cité d’hommes heureux, et les dirigeants ne le permettront pas.
— En effet, voilà qui n’est pas juste, dit-il.
— Il est donc visible que les mariages, en tenant compte de cela, nous les ferons saints, le plus que nous pourrons ; et seraient “saints ” les plus avantageux.
— Oui, certainement. 459 — Or comment seront-ils les plus avantageux ? Dis-le moi, Glaucon. Dans ta maison je vois à la fois des chiens de chasse, et une foule d’oiseaux de race. N’as-tu pas, par Zeus, prêté quelque attention à leurs “mariages ” et à leur procréation ?
— Sur quel point ? dit-il.
— En premier lieu : parmi eux, bien qu’ils soient de race, n’y en a-t-il pas certains qui sont ou deviennent les meilleurs ?
— Si, il y en a. ”
— Cela étant, est-ce que tu fais procréer également à tous, ou as-tu à cœur de le faire faire surtout aux meilleurs ?
— Aux meilleurs. b — Mais dis-moi : surtout aux plus jeunes, ou aux plus âgés, ou à ceux qui sont à la force de l’âge ?
— À ceux qui sont à la force de l’âge.
— Et si on ne faisait pas procréer de cette façon, penses-tu que la race des oiseaux et celle des chiens seraient chez toi bien inférieures ?
— Oui, dit-il,
— Mais pour ce qui est de la race des chevaux, dis-je, et de celle des autres êtres vivants, penses-tu qu’il en aille autrement ?
— Ce serait bien étrange, dit-il.
— Oh là là ! dis-je, mon cher camarade, alors c’est qu’il nous faut avoir des dirigeants bien éminents, si toutefois il en va de même quand il s’agit de la race des humains. c — Bien sûr qu’il en va de même, dit-il. Mais pourquoi dis-tu cela ?
— Parce qu’il y a nécessité, dis-je, à ce qu’ils fassent usage de nombreuses drogues. Quand il s’agit d’un médecin, tu le sais, et pour des corps qui n’ont pas besoin de drogues, mais sont ceux de gens qui veulent bien se soumettre à un régime, nous pensons que même un médecin assez médiocre suffit ; mais lorsque décidément il faut prescrire des drogues, nous savons qu’on a besoin d’un médecin plus vaillant.
— C’est vrai. Mais que vises-tu en disant cela ?
— La chose suivante, dis-je : nos dirigeants risqueront de devoir recourir à une masse de mensonges et de tromperies, d dans l’intérêt des dirigés. Et nous avons déclaré quelque part que, dans l’ordre des drogues, toutes les choses de ce genre étaient utiles. ”
— Oui, et cette conclusion était correcte, dit-il.
— Eh bien c’est dans le cas des mariages et de la procréation qu’apparemment ce correct-là n’est pas le moins correct.
— Comment cela ?
— C’est qu’il faut, d’après nos points d’accord, que les hommes les meilleurs s’unissent aux femmes les meilleures le plus souvent possible, et les plus médiocres aux femmes les plus médiocres au contraire le moins souvent possible ; nourrir les rejetons des uns, e et pas ceux des autres, si l’on veut que le cheptel soit de la meilleure qualité possible ; et il faut que la mise en œuvre de tout cela passe inaperçue, sauf des dirigeants eux-mêmes, si l’on veut qu’en contrepartie la troupe des gardiens reste le plus possible exempte de dissension interne.
— Oui, c’est éminemment correct, dit-il.
— Il faudra donc instituer par la loi des fêtes au cours desquelles nous rassemblerons les promises et les promis, et des sacrifices, et il faut faire composer par nos poètes des hymnes, appropriés 460 aux mariages qui ont lieu. Et quant à décider de la quantité des mariages, nous en ferons une prérogative des dirigeants, de façon qu’ils préservent le plus possible le même nombre de guerriers, en prenant en compte les guerres, les maladies, et tous les facteurs de ce genre, et que notre cité, autant que possible, ne grandisse ni ne diminue.
— Nous aurons raison, dit-il.
— Aussi je crois qu’il faut faire des tirages au sort subtils, de far,on que l’homme de qualité médiocre, à chaque union, accuse le sort et non les dirigeants.
— Oui, certainement, dit-il.
— Quant à b ceux des jeunes, bien sûr, qui sont vaillants à la guerre ou ailleurs, il faut leur accorder des privilèges, n’est-ce pas, et une variété de prix : en particulier être moins regardants sur les permissions qu’on leur donne de coucher avec les femmes, de façon en “même temps à avoir un prétexte pour que le plus grand nombre des enfants soient issus de la semence de tels hommes.
— Oui, cela est correct.
— Et donc les rejetons qui naissent sont à chaque fois pris en charge par les organes dirigeants institués pour cela, constitués soit d’hommes, soit de femmes, soit des uns et des autres, puisque les charges de direction sont, n’est-ce pas, communes aux femmes et aux hommes.
— Oui. c — Recevant donc les rejetons des hommes de valeur, selon moi, ils les porteront dans l’enclos auprès de certaines femmes chargées de l’élevage, qui habiteront à part, dans une certaine partie de la cité. Quant aux rejetons des hommes de peu de valeur, et chaque fois que chez les premiers naîtra quelque rejeton disgracié, ils les dissimuleront dans un lieu qu’il ne faut ni nommer ni voir, comme il convient.
— Il le faut, dit-il, si l’on veut que la race des gardiens soit pure.
— Donc ces gens prendront soin aussi de l’élevage des enfants, en amenant les mères à l’enclos au moment où le lait leur vient, et en mettant en œuvre tous les moyens pour qu’aucune d ne reconnaisse celui qui est d’elle; ils en feront venir d’autres qui ont du lait, si les premières ne suffisent pas ; ils prendront soin qu’elles n’allaitent que pendant un temps mesuré, et confieront les veilles et le reste de la peine aux nourrices et aux femmes chargées de l’élevage.
— Ce que tu dis donne toute facilité pour l’élevage des enfants à celles des gardiens qui sont des femmes, dit-il. C’est ce qui convient, dis-je. Mais continuons à exposer ce que nous avions annoncé. Nous avions déclaré qu’il fallait faire engendrer les rejetons par des hommes à la force de l’âge.
— C’est vrai. ” e — Eh bien, es-tu du même avis que moi, que la durée moyenne de la force de l’âge est de vingt années pour une femme, et de trente pour un homme ?
— Mais quelles années ? dit-il.
— Pour une femme, dis-je, il s’agit d’enfanter pour la cité en commençant à vingt ans, et jusqu’à quarante ans ; et pour un homme, à partir du moment où il atteint le point le plus haut de sa course, qu’on le fasse engendrer pour la cité jusqu’à cinquante-cinq ans.
— Chez l’un et chez l’autre 461 en effet, dit-il, c’est là la force de l’âge, pour le corps et pour l’intelligence.
— Par conséquent, chaque fois qu’un plus âgé ou qu’un plus jeune, parmi eux, touchera à la tâche commune des procréations, nous déclarerons que c’est une faute impie et injuste : car il fait naître pour la cité un enfant qui, si cela passe inaperçu, aura été engendré sans bénéficier des sacrifices ni des vœux que prononceront à chaque mariage prêtresses et prêtres aussi bien que la cité tout entière, pour demander que nés de parents valeureux, les rejetons soient encore meilleurs qu’eux ; que nés de parents utiles à la cité, ils soient encore plus utiles qu’eux ; b cet enfant au contraire aura été conçu dans l’ombre, dans le cadre d’une effrayante incapacité à se dominer,
— Nous aurons raison, dit-il.
— Ce sera la même loi, dis-je, si l’un de ceux qui procréent encore touche à l’une des femmes qui sont en âge de le faire, sans qu’un dirigeant s’en soit mêlé. Nous déclarerons que c’est un enfant bâtard, né sans engagement et sans consécration, qu’il impose là à la cité.
— Nous aurons tout à fait raison, dit-il.
— En revanche, je crois, dès lors que les femmes et les hommes seront sortis de l’âge d’engendrer, nous les laisserons à peu près libres de coucher avec qui ils veulent, sauf avec leur fille, c leur mère, les filles de leurs filles et les femmes en remontant plus haut que la mère, et de “même pour les femmes : sauf avec leur fils, leur père, et les parents de ceux-ci, en descendant et en remontant ; et tout cela, dès lors, en les incitant à avoir surtout à cœur de ne pas laisser fût-ce un seul fruit de la grossesse voir le jour, s’il a été conçu ; et au cas où l’un d’eux forcerait le chemin, de l’exposer , car un tel enfant, il n’y aura rien pour le nourrir. Cet énoncé lui aussi, dit-il, est approprié ; mais leurs pères, leurs filles, et les rangs que tu disais à l’instant, d comment les distingueront-ils les uns des autres ?
— Ils ne les distingueront nullement, dis-je. Mais à partir du jour où l’un d’eux deviendra un promis, les rejetons qui naîtront entre le dixième et le huitième mois après, tous ceux-là il les appellera, les mâles ses fils, et les femelles ses filles, et eux le nommeront père, et de la même façon leurs rejetons il les nommera petits-enfants, et eux à leur tour le nommeront grand-père (et grand-mère) ; et ceux qui seront nés pendant le moment où leurs mères et leurs pères engendraient se nommeront sœurs et frères : et par conséquent, comme e nous le disions à l’instant, ils ne toucheront pas les uns aux autres. Mais la loi accordera que des frères et sœurs cohabitent, si le tirage au sort échoit en ce sens, et qu’en outre la Pythie acquiesce.
— La loi aura tout à fait raison, dit-il.
— Voilà donc, Glaucon, ce que sera dans l’ensemble la mise en commun des femmes et des enfants entre les gardiens de ta cité. Qu’elle soit à la fois conséquente avec le reste du régime politique, et de loin la meilleure, c’est ce qu’il faut après cela faire assurer par le dialogue. Comment faire autrement ? 462 — Non, faisons comme tu le dis, par Zeus, dit-il.