— Est-ce qu’alors le principe de notre accord ne serait “pas de nous demander à nous-mêmes quel est le plus grand bien que nous puissions désigner, dans la mise en place d’une cité, celui que le législateur doit viser quand il établit les lois, et quel est le plus grand mal ? et ensuite examiner si ce que nous venons d’exposer est en harmonie avec ce qui est pour nous la piste du bien, et en dysharmonie avec celle du mal ?
— Si, absolument, dit-il,
— Or connaissons-nous un plus grand mal, pour une cité, que ce qui la scinde, et en fait b plusieurs au lieu d’une seule ? Ou de plus grand bien que ce qui la lie ensemble et la rend une ?
— Non, nous n’en connaissons pas,
— Or la communauté du plaisir aussi bien que du déplaisir, voilà.ce qui lie les hommes ensemble, lorsque tous les citoyens, autant que possible, peu vent se réjouir et s’affliger pareillement aux mêmes succès comme aux mêmes désastres ?
— Oui, certainement, dit-il.
— Et c’est au contraire l’appropriation personnelle des choses de ce genre qui divise, lorsque les uns sont consternés, et que les autres exultent, à l’occasion des mêmes événements affectant c la cité et ceux qui sont dans la cité ?
— Forcément.
— Or est-ce que cela ne provient pas du fait que les gens, dans la cité, ne prononcent pas au même moment les expressions comme “c’est à moi ” et également “ce n’est pas à moi ” ? et de même pour “c’est à autrui ” ?
— Si, parfaitement.
— Dès lors, la cité, quelle qu’elle soit, où le plus grand nombre dit, pour la même chose, et dans la même mesure : “c’est à moi ” et “ce n’est pas à moi ” , est la mieux administrée ?
— Oui, de loin.
— Et c’est bien celle qui se rapproche le plus d’un “homme unique ? De la même façon quand un de nos doigts, par exemple, est frappé par quelque chose, alors toute la communauté qui organise’ le corps, dans son rapport avec l’âme, en une seule organisation soumise à l’élément qui, d en elle, dirige, cette communauté à la fois ressent le coup, et tout entière, dans son ensemble, éprouve la douleur en même temps que la partie qui a mal ; c’est bien en ce sens que nous disons : “l’homme a mal au doigt ” ; et pour tout autre élément de ce qui compose l’homme, on emploie la même expression, qu’il s’agisse de la souffrance d’une partie douloureuse ou du plaisir de celle qui est soulagée ?
— Oui, c’est la même expression, dit-il. Et pour la question que tu poses : c’est la cité la plus proche de l’homme ainsi décrit, qui est la mieux gouvernée.
— Dès lors, je crois, lorsque l’un des citoyens éprouvera quoi que ce soit de bien ou de mal, une telle cité sera la plus apte à e la fois à déclarer que l’élément qui éprouve fait partie d’elle-même, et à se réjouir ou souffrir tout entière avec lui.
— Cela est nécessairement le cas, dit-il, en tout cas dans une cité qui a de bonnes lois.
— Ce serait le moment, dis-je, que nous revenions à notre cité, et examinions en elle les points sur lesquels nous venons de nous accorder dans le dialogue, pour savoir si c’est bien elle qui les possède le plus, ou alors quelque autre plus qu’elle.
— Oui, c’est ce qu’il faut faire, dit-il.
— Eh bien dis-moi : il existe, 463 n’est-ce pas, dans les autres cités aussi, à la fois des dirigeants et un peuple, comme il en existe dans celle-ci aussi ?
— Oui.
— Tous ceux-là, n’est-ce pas, se donnent les uns aux autres le nom de citoyens ? ”
— Bien sûr.
— Mais en plus de “citoyens ” , de quel autre nom le peuple appelle, dans les autres cités, les dirigeants ?
— Dans la plupart, “maîtres ” , mais dans celles qui ont un régime démocratique, de ce nom même de “dirigeants ” .
— Mais qu’en est-il du peuple dans notre cité ? En plus d’être des “citoyens ” , que déclare-t-il que sont les dirigeants ?
— Ils sont à la fois “sauveurs ” b et “secourables’ ” , dit-il.
— Et eux, quel nom donnent-ils au peuple ?
— Celui de “donneurs de salaire ” et de “nourriciers ” .
— Et les dirigeants dans les autres cités, quel nom donnent-ils aux peuples ?
— Celui d’ “esclaves ” , dit-il.
— Et quel nom les dirigeants se donnent-ils les uns aux autres ?
— Celui de “co-dirigeants ” , dit-il.
— Et les nôtres ?
— Celui de “co-gardiens ” .
— Peux-tu alors dire si parmi les dirigeants des autres cités, l’un d’eux peut appeler tel de ceux qui dirigent avec lui un proche, et tel autre un étranger ?
— Oui, dans beaucoup de cas.
— Par conséquent il considère celui qui est proche de lui comme étant l’un des siens, et il le dit tel, c mais celui qui est étranger comme n’étant pas l’un des siens ?
— Oui, c’est bien cela.
— Mais qu’en est-il de tes gardiens ? Est-il possible que l’un d’entre eux considère l’un de ses co-gardiens comme étranger à lui, ou le nomme tel ? ”
— Aucunement, dit-il. Car à toute personne qu’il rencontrera, c’est comme un frère, ou une sœur, ou comme un père, une mère, un fils, une fille, ou les descendants ou ascendants de ceux-ci qu’il pensera rencontrer.
— Tu parles tout à fait comme il faut, répondis-je, mais dis-moi encore ceci : leur prescriras-tu par la loi seulement ces noms de parenté, ou aussi d d’accomplir toutes les actions correspondant à ces noms ? ainsi à l’égard des pères, tout ce que la loi prescrit envers les pères en matière de respect, de soins, et de l’obligation d’être soumis à ceux qui vous ont engendré ; que sinon, on ne recevra rien de bon de la part des dieux ni de la part des hommes, car on agirait de façon impie et injuste en agissant autrement ? Sont-ce ces voix-là, ou d’autres, qui, venues de tous tes citoyens, iront chanter sans attendre aux oreilles des enfants, pour leur parler aussi bien de leurs pères — de ceux qu’on leur désignera comme tels — que de leurs autres parents ? e — Ce sont bien celles-là, dit-il. Car il serait risible d’avoir seulement des noms de parenté dépourvus de signification effective, prononcés par leurs bouches.
— Parmi toutes les cités, la nôtre sera donc la seule où ils prononceront, d’une voix accordée, à propos de quelqu’un qui réussit ou qui échoue, l’expression dont nous parlions à l’instant : “ce qui est à moi réussit ” ou “échoue ” .
— C’est encore tout à fait vrai, dit-il.
— Or, pour accompagner 464 la croyance liée à cette expression, nous avons affirmé qu’il s’ensuivrait que les plaisirs comme les déplaisirs seraient partagés en commun ?
— Oui, et nous avons eu raison de l’affirmer.
— Par conséquent nos citoyens auront le plus en commun la même chose, qu’ils nommeront “ce qui est à moi ” ? Et c’est en ayant cela en commun qu’ils jouiront d’une complète communauté, de déplaisir comme de plaisir ? ”
— Oui, très complète.
— Or la cause de cela, en plus de l’organisation en général, n’est-elle pas, chez les gardiens, la mise en commun des femmes comme des enfants ?
— Si, c’est de loin la cause la plus importante.
— Mais nous sommes tombés d’accord b que c’était là le plus grand bien pour une cité, quand nous avons comparé une cité bien administrée à un corps, pour la relation qu’il a avec une partie de lui-même quant au déplaisir et au plaisir.
— Oui, dit-il, et nous avons eu raison d’en tomber d’accord.
— Par conséquent, à nos yeux, il est apparu que la cause du plus grand bien pour la cité était la mise en commun, chez les auxiliaires, des enfants et des femmes.
— Oui, exactement.
— Et par là nous sommes en particulier en accord avec ce qui a été dit avant : en effet nous avions déclaré, n’est-ce pas, qu’ils ne devaient posséder ni maisons personnelles, ni terre, ni aucun avoir, mais c recevoir leur subsistance des autres, comme salaire de leur garde, et la dépenser tous en commun, si l’on voulait qu’ils soient réellement des gardes.
— Nous avions raison, dit-il.
— Eh bien est-ce que, comme je viens de le dire, ce qui a été prescrit auparavant, allié à ce que nous disons à présent, ne fait pas d’eux, encore plus, des gardiens véritables, et ne les empêche pas de scinder la cité en nommant “le mien ” non pas la même chose, mais les uns une chose, les autres une autre, ce qui arriverait si tel attirait dans sa propre maison tout ce qu’il peut acquérir à l’écart des autres, et tel autre dans une autre, d la sienne à lui ? Et s’ils avaient une femme et des enfants différents pour chacun, rendant privés — puisqu’ils seraient des individus privés — leurs souffrances et leurs plaisirs ? Au contraire, avec une seule et même croyance concernant ce “qui est à eux, ils tendraient tous à la même chose, et éprouveraient autant qu’il est possible les mêmes souffrances et les mêmes plaisirs ?
— Oui, parfaitement, dit-il.
— Mais dis-moi : les procès en justice, et les plaintes des uns contre les autres, ne disparaîtront-ils pas d’eux-mêmes, pour ainsi dire, du fait qu’on ne possédera rien de personnel, sinon son corps, et que le reste sera commun ? D’où précisément il découlera qu’ils seront exempts de dissension interne, de toutes ces dissensions en tout cas qui e entraînent les hommes à cause de la possession de richesses, ou d’enfants et de parents ?
— Si, dit-il, ils en seront débarrassés, très nécessairement.
— Et de plus il n’y aurait chez eux de façon légitime d’actions en justice ni pour violences ni pour brutalités, En effet, que des hommes se défendent contre des hommes de leur âge, nous affirmerons, n’est-ce pas, que c’est beau et juste, attribuant ainsi un caractère de nécessité au soin que chacun prend de protéger son corps.
— Nous aurons raison, dit-il.
— Et cette loi, dis-je, 465 a raison aussi en ceci, que si jamais quelqu’un se met en colère contre quelqu’un d’autre, donnant par là satisfaction à son cœur, il risquera moins de se lancer dans des dissensions plus importantes.
— Oui, exactement.
— Par ailleurs c’est à l’homme plus âgé qu’il aura été prescrit à la fois de diriger les plus jeunes, et de les châtier.
— Oui, c’est visible,
— Et il est sans doute visible aussi qu’un plus jeune, dans ses relations avec un plus vieux, à moins que les dirigeants ne le lui prescrivent, n’entreprendra jamais de lui faire subir aucune violence, ni de le frapper, comme il est normal. Et, je crois, il ne lui fera pas subir d’autre indignité non plus. Suffiront en effet ces deux gardiens b pour “l’en empêcher : la crainte, alliée à la pudeur. La pudeur en l’empêchant de toucher à l’un des géniteurs ; et la crainte de voir les autres venir au secours de la victime, les uns en tant que fils, les autres en tant que frères, les autres encore en tant que pères.
— Oui, c’est ainsi que les choses se passent, dit-il.
— Ainsi donc, grâce aux lois, les guerriers vivront à tous égards en paix les uns avec les autres ?
— Oui, une paix complète. — Mais comme ils n’ont pas de dissensions internes entre eux, il n’est pas non plus à craindre que le reste de la cité ne prenne parti contre eux, ou ne se divise contre lui-même.
— Non, en effet.
— Quant aux moindres c des maux dont ils seraient débarrassés, j’hésite même — serait-ce convenable ! — à en parler : la flatterie à l’égard des riches à laquelle les pauvres sont soumis’ ; toute l’indigence et les tracas que l’on subit quand on élève des enfants, et qu’on gagne de l’argent pour subvenir au nécessaire entretien de ses proches ; les dettes que l’on fait, celles que l’on nie, les ressources qu’on se procure de toutes les façons possibles pour les placer entre les mains des femmes et des domestiques, en les leur confiant pour qu’ils les gèrent ; tout ce qu’on subit pour cela, mon ami, et la peine que c’est, on le voit bien, c’est sans noblesse, et cela ne vaut pas d la peine d’en parler.
— Oui, dit-il, cela est visible même pour un aveugle.
— Ils seront donc débarrassés de tout cela, et ils vivront une vie plus bienheureuse encore que la vie la plus bienheureuse que vivent les vainqueurs d’Olympie.
— Comment cela ? ”
— C’est que ces derniers n’ont en quelque sorte qu’une petite part du bonheur qui reviendra aux gardiens, En effet leur victoire à eux est plus belle, et l’entretien qu’ils reçoivent à frais publics est plus complet. Car la victoire qu’ils remportent est le salut de la cité tout entière, et c’est leur entretien, et la fourniture de tout ce que la vie requiert, qui est la couronne dont eux-mêmes et leurs enfants sont couronnés ; ils reçoivent des privilèges e de la part de leur propre cité quand ils sont vivants, et une fois qu’ils ont terminé leur vie ils bénéficient d’une digne sépulture.
— Oui, dit-il, ce sont là de bien belles récompenses.
— Te souviens-tu alors, dis-je, que dans ce qui précé- dait, nous avions été assaillis par l’argument de je ne sais plus qui , disant que nous ne rendions pas les gardiens heureux : 466 il leur serait possible de posséder tout ce qui appartenait aux citoyens, mais en fait ils n’en posséderaient rien ? Nous avions dit, n’est-ce pas, que c’était là quelque chose que nous examinerions plus tard, si cela se présentait ; mais que pour l’instant nous avions à produire des gardiens qui fussent des gardiens, et une cité qui fût la plus heureuse que nous pouvions, mais pas à considérer un seul groupe social en elle pour chercher à le rendre heureux ?
— Oui, je m’en souviens, dit-il.
— Eh bien que dire désormais ? La vie de nos auxiliaires, si l’on admet qu’elle apparaît être bien plus belle et bien meilleure que celle des vainqueurs à Olympie, se peut-il qu’elle b apparaisse encore comparable à celle des savetiers, ou de certains autres artisans, ou à celle des agriculteurs ?
— Non, il ne me semble pas, dit-il.
— Et pourtant ce que je disais déjà à ce moment-là, il est juste de le dire aussi à présent : si le gardien veut “entreprendre de devenir heureux au point de ne plus être un gardien, et si ne doit pas lui suffire une vie ainsi assurée et appropriée, et qui est, à ce que nous nous déclarons, la meilleure ; si une conception insensée et juvénile du bonheur l’envahit et le pousse à s’approprier par sa puissance c tout ce qui est dans la cité, alors il reconnaîtra qu’Hésiode était réellement sage quand il disait que d’une certaine façon “la moitié est plus que le tout ” .
— Si c’est moi qu’il prend comme conseiller, dit-il, il en restera à cette vie-là.
— Alors tu approuves, dis-je, la mise en commun que nous avons exposée, entre les femmes et les hommes, en matière d’éducation, d’enfants, et de garde des autres citoyens ? tu es d’accord qu’elles doivent participer à la garde (aussi bien en restant dans la cité, qu’en allant à la guerre), et participer à la chasse, comme chez les chiens, et doivent d de tou tes les façons, autant qu’il est possible, prendre leur part de tout ? et qu’en faisant cela elles agiront d’une façon qui à la fois est la meilleure, et ne contredit pas la nature du sexe femelle comparé au mâle, dans la mesure où les sexes sont naturellement destinés à vivre en communauté l’un avec l’autre ?
— Je l’approuve, dit-il.
— Par conséquent, dis-je, voici ce qu’il reste à exposer : est-il vraiment possible que chez les humains, comme chez les autres êtres vivants, s’instaure cette communauté, et de quelle façon cela est-il possible ?
— En disant ces mots, répondit-il, tu as anticipé sur ce que j’allais soulever.