Chambry: La République VIII 550c-555b — Oligarquia

— Eh bien après cela allons-nous parler, avec le vers d’Eschyle, d’ un autre homme placé en face d’une autre cité ou plutôt, selon notre plan, d’abord de la cité ?

— Oui, procédons plutôt ainsi, dit-il.

— Ce doit être l’oligarchie, à ce que je crois, qui vient après un tel régime politique.

— Quelle constitution appelles-tu oligarchie ? dit-il.

— Le régime, dis-je, qui dépend de l’estimation des richesses, régime dans lequel les riches dirigent, et où le pauvre d n’a pas de part au pouvoir de direction,

— Je comprends, dit-il,

— Donc, ce qu’il faut exposer, c’est comment on passe d’abord de la timarchie à l’oligarchie ?

— Oui. — Eh bien, dis-je, même un aveugle peut voir comment se fait le passage.

— Comment ?

— Ce dépôt dont nous avons parlé, dis-je, que chacun emplit d’or, mène à sa perte un tel régime politique. En effet pour commencer les gens se découvrent pour eux-mêmes des sujets de dépense, et pour cela se dérobent aux lois, et leur désobéissent, e eux-mêmes aussi bien que leurs épouses.

— C’est normal.

— Ensuite, je crois, chacun voyant agir autrui, et se piquant d’émulation envers lui, voilà qu’ils rendent la masse semblable à eux.

— C’est normal.

— Eh bien ils partent de là, dis-je, et continuent à progresser dans le goût de l’enrichissement : plus ils le “tiennent en honneur, moins ils accordent de prix à l’excellence. L’excellence n’est-elle pas distante de la richesse comme si l’une et l’autre étaient placées sur les plateaux d’une balance, et qu’elles ne cessaient de pousser en sens opposé ?

— Si, exactement.

— Donc quand ce qui est 551 prisé dans une cité, c’est la richesse et les riches, l’excellence et les gens de bien y sont moins honorés.

— Visiblement. Or ce qui est toujours honoré, on s’y adonne, et on néglige ce qui est méprisé.

— Oui, c’est cela.

— Donc d’amis des victoires et des honneurs qu’ils étaient, ils deviennent, pour finir, amis de l’acquisition des richesses, et amis des richesses ; le riche, ils le louent et l’admirent, et le portent aux charges de direction ; et ils méprisent le pauvre.

— Exactement.

— Eh bien c’est alors qu’ils établissent une loi qui est la définition du régime oligarchique : b ils fixent une somme de ressources, plus importante là où il y a plus d’oligarchie, plus petite là où il y en a moins, et proclament que ne participera pas aux charges de direction quiconque n’a pas un bien atteignant l’estimation fixée. Et cela ils le mettent en application par la force des armes, ou bien, avant même d’en venir là, c’est par l’intimidation qu’ils instituent un tel régime. N’est-ce pas ?

— Si, c’est cela.

— Telle est donc à peu près la façon dont ce régime est institué.

— Oui, dit-il. Mais quel est le caractère de ce régime politique ? Et quelles sont ces déviations que nous lui avions c attribuées ?

— En premier lieu, dis-je, c’est tout simplement le contenu de sa définition. Imagine en effet ce qui se passerait, si on nommait de la même façon les pilotes des “vaisseaux, en se fondant sur l’estimation des fortunes, et si on n’avait pas recours au pauvre, même s’il était plus apte à piloter…

— C’est une bien misérable navigation que l’on ferait, dit-il.

— N’en irait-il pas aussi de même pour toute tâche de direction, quelle qu’elle soit ?

— Si, je le crois.

— Excepté pour une cité ? dis-je. Ou pour une cité aussi ?

— Pour elle surtout, dit-il, d’autant que sa direction est ce qu’il y a de plus difficile et de plus important.

— Telle est alors d l’importante déviation que comporterait l’oligarchie.

— Apparemment.

— Mais quoi ? Le point suivant est-il moins important que celui-là ?

— Quel point ?

— Le fait qu’une telle cité est nécessairement non pas une, mais deux : d’un côté celle des pauvres, de l’autre celle des riches, habitant le même lieu sans cesser de comploter les uns contre les autres.

— Non, par Zeus, dit-il, ce n’est en rien moins important.

— Mais, sans doute, ceci non plus n’est guère honorable : qu’ils seraient presque incapables de mener aucune guerre, vu qu’ils seraient contraints, s’ils avaient recours à la masse après l’avoir armée, de la craindre plus que e leurs ennemis ; ou bien, s’ils n’avaient pas recours à elle, d’apparaître comme de vrais oligarques dans la conduite même du combat, alors même qu’ils manifesteraient leur amour de l’argent par leur refus de verser une contribution financière.

— Non, ce n’est guère honorable.

— Mais dis-moi : ce que nous dénonçons depuis long “temps, à savoir que les mêmes hommes s’occupent de plusieurs choses à la fois — que dans un tel régime ils cultivent la terre, 552 gagnent de l’argent, et fassent la guerre — cela semble-t-il être correct ?

— Pas du tout.

— Vois alors si ce régime n’est pas le premier à comporter le plus grave de tous ces défauts.

— Lequel ?

— Qu’il y soit permis à un homme de vendre tout ce qui est à lui, et permis à un autre de tout acquérir de ce qui est au précédent ; et qu’une fois qu’on l’a vendu, on puisse résider dans la cité sans appartenir à aucune des composantes de la cité, sans être un acquéreur d’argent, ni un artisan, ni un cavalier, ni un homme d’armes, mais en portant le nom de pauvre et de sans-ressources. b — Oui, il est bien le premier, dit-il.

— Une telle situation en tout cas n’est pas interdite dans les cités gouvernées oligarchiquement . Sinon, les uns n’y seraient pas excessivement riches, et les autres tout à fait pauvres.

— C’est exact.

— Alors observe ceci : lorsque, du temps de sa richesse, un tel homme dépensait son bien, apportait-il alors plus de profit à la cité dans les fonctions dont nous parlions à l’instant ? Ou n’était-il qu’en apparence l’un des dirigeants, alors qu’en vérité il n’était ni son dirigeant ni son serviteur, mais un simple dissipateur de ses ressources ?

— La seconde réponse, dit-il : il semblait être un dirigeant, mais n’était rien c d’autre qu’un dissipateur.

— Veux-tu alors, dis-je, que nous déclarions pour le décrire que de la même façon que dans une ruche naît un faux-bourdon , fléau de l’essaim, de même également un “tel homme naît dans une maison tel un faux-bourdon, fléau de la cité ?

— Oui, Socrate, dit-il, exactement.

— Eh bien, Adimante, les faux-bourdons ailés, le dieu les a tous créés sans aiguillon, tandis que pour les pédestres, il en a créé certains sans aiguillons, et d’autres avec des aiguillons redoutables. N’est-ce pas ? Et de ceux qui sont sans aiguillon, viennent ceux qui finissent par devenir mendiants, dans leur vieillesse, d tandis que de ceux qui sont dotés d’aiguillons, viennent tous ceux que l’on nomme des malfaiteurs ?

— Oui, c’est tout â fait vrai.

— Il est donc visible, dis-je, que si dans un lieu d’une cité tu vois des mendiants, c’est qu’il se trouve dissimulés quelque part dans ce lieu-là des voleurs, des coupeurs de bourses, des pilleurs de temples, et des artisans de tous les méfaits de ce genre.

— C’est visible, dit-il.

— Or dis-moi : dans les cités gouvernées de façon oligarchique, ne vois-tu pas que se trouvent des mendiants ?

— Si, dit-il, et peu s’en faut qu’ils ne le soient tous, à l’exception des dirigeants.

— Ne devons-nous pas penser alors, dis-je e quant à moi, qu’il s’y trouve aussi de nombreux malfaiteurs avec aiguillons, que les autorités veillent à contenir par la force ?

— Si, nous devons le penser, dit-il.

— N’affirmerons-nous pas alors que c’est à cause du manque d’éducation, de la mauvaise façon de les élever, et de la mauvaise institution du régime politique, que de tels hommes sont venus à y naître ? ”

— Si, nous l’affirmerons,

— Eh bien, voilà donc à peu près ce que serait la cité gouvernée de façon oligarchique, et voilà tous ses maux ; peut-être même en aurait-elle plus.

— Oui, à peu près. 553 — Posons donc, dis-je, que nous en avons terminé avec ce régime politique aussi que l’on nomme oligarchie, et qui recrute ses dirigeants à partir d’une estimation des fortunes.

Après cela examinons l’homme qui lui est semblable : à la fois de quelle façon il naît, et ce qu’il est une fois né.

— Oui, faisons-le, dit-il.

— N’est-ce pas de la façon suivante qu’il se transforme de timocratique en oligarchique ?

— De quelle façon ?

— Lorsqu’un fils né de l’homme timocratique commence par devenir un émule de son père et par suivre ses traces, et qu’ensuite il le voit soudain se heurter b contre la cité comme contre un écueil, épuiser ses biens et s’épuiser lui-même, pour avoir exercé soit la charge de stratège soit quelque autre grande charge de direction, puis tomber devant un tribunal sous les coups de dénonciateurs professionnels et être soit mis à mort, soit exilé, soit privé des honneurs civiques et dépossédé de tout son bien.

— Oui, c’est normal, dit-il.

— Alors, mon ami, quand il a vu et subi cela, et qu’il a perdu ses biens, je crois que sous l’effet de la crainte il précipite tout de suite au bas du trône installé dans son âme c l’amour des honneurs et l’élément apparenté au cœur dont nous parlions ; se sentant humilié par la pauvreté, il se tourne avidement vers l’accumulation de richesses, et peu à peu, par son épargne et par son travail, il accumule des richesses. Ne crois-tu pas qu’un tel “homme fera alors siéger sur le trône dont je parlais l’élérnent désirant et amoureux des richesses, et en fera un grand Roi siégeant en lui-même, le couronnant de tiares, de colliers de métal, et le ceignant du sabre court ?

— Si, je le crois, dit-il.

— Quant à l’élément raisonnable et à celui qui est apparenté au cœur, je crois d qu’il les fait s’asseoir à terre de part et d’autre en dessous de ce Roi, et les rend esclaves de ce dernier : il ne laisse le premier calculer ni examiner rien d’autre que le moyen, à partir de moins d’argent, d’en acquérir plus ; et au second, il ne laisse admirer et honorer rien d’autre que la richesse et les riches, et tirer gloire d’aucun autre honneur que de l’acquisition de richesses, ou de tout ce qui peut y mener.

— Oui, dit-il, il n’y a pas d’autre moyen, à la fois aussi rapide et aussi efficace, pour transformer un jeune d’ami des honneurs, en ami de l’argent. e — N’est-ce pas lui, dis-je, l’homme oligarchique ?

— En tout cas sa transformation part d’un homme qui était semblable au régime politique dont l’oligarchie est sortie.

— Examinons alors s’il serait semblable à elle. 554 — Examinons cela.

— En premier lieu, il lui serait semblable en ceci : que ce sont les richesses qu’il estime le plus ?

Bien sûr.

— Et sans doute en ce qu’il est économe et travailleur, qu’il satisfait seulement les désirs nécessaires qu’il a en lui, et ne subvient pas aux autres dépenses, mais asservit les autres désirs, les considérant comme vains.

— Oui, exactement.

— Il est quelque peu sordide, dis-je, et se fait un profit de tout ; c’est un accumulateur de trésors — un de ces “hommes b que loue la foule. Alors ne serait-ce pas lui, l’homme semblable à un tel régime politique ?

— Si, en tout cas à mon avis, dit-il. En tout cas ce sont les richesses qui sont surtout en honneur, à la fois dans la cité et dans l’homme que nous décrivons.

— Oui, car je ne crois pas, dis-je, qu’un tel homme ait prêté attention à son éducation.

— Il ne me semble pas, dit-il. Sinon il n’aurait pas placé un aveugle comme guide de son chœur intérieur, et il ne l’honorerait pas plus que tout.

Bien, dis-je. Mais examine ce qui suit : ne devrons-nous pas affirmer que des désirs apparentés au faux-bourdon naissent en lui à cause de cette absence d’éducation, les uns voués à la mendicité, c les autres carrément criminels, que seules contiennent par la force ses autres préoccupations ?

— Si, certainement, dit-il.

— Or sais-tu, dis-je, où regarder pour apercevoir leurs méfaits ?

— Où ? dit-il.

— Dans les cas où la tutelle d’un orphelin lui est confiée, et chaque fois que quelque autre occasion de ce genre se présente à eux de profiter d’une pleine licence de commettre l’injustice.

— C’est vrai.

— Par là, n’est-il pas visible que quand un tel homme, dans d’autres relations contractuelles, dans lesquelles il jouit d’une bonne réputation parce qu’il donne l’impression d’être juste, parvient à contenir, en exerçant sur lui-même une décente violence, d’autres d désirs mauvais qui sont en lui, il le fait, non pas en persuadant ces désirs qu’il vaut mieux s’abstenir, ni en les calmant par la raison, mais en agissant par la contrainte et par la crainte, parce qu’il tremble pour le reste de sa fortune ?

— Si, exactement, dit-il.

— Et par Zeus, mon ami, dis-je, tu trouveras qu’en tout “cas chez la plupart d’entre eux, lorsqu’il s’agit de dépenser ce qui est à autrui, sont présents les désirs apparentés au faux-bourdon.

— Et bien présents, dit-il.

— Un tel homme ne serait donc pas exempt de sédition interne, puisqu’il n’est pas un, mais en quelque sorte double, même si la plupart du temps ce sont en lui e les désirs meilleurs qui l’emportent sur les désirs les pires.

— Oui, c’est cela.

— C’est pour cette raison, je crois, qu’il aurait de meilleures manières que beaucoup d’autres ; mais la véritable excellence de l’âme en accord et harmonisée avec elle-même, fuirait bien loin de lui.

— Oui, il me semble,

— Et en plus l’homme avaricieux est un adversaire médiocre dans les compétitions entre individus 555 dans la cité, là où l’on vise une victoire ou l’honneur de quelque autre beau prix ; car il ne veut pas dépenser ses richesses pour une bonne réputation et pour ces sortes de compétition : il craint d’éveiller les désirs dépensiers et de les appeler à venir à l’aide de son désir de vaincre ; dès lors, de façon typiquement oligarchique’, il ne combat qu’avec une petite partie de ses moyens, et la plupart du temps il est vaincu, et il peut rester riche.

— Exactement, dit-il.

— Refuserons-nous encore de croire, dis-je, qu’en face de la cité gouvernée de façon oligarchique, c’est — pour la ressemblance — l’homme avaricieux et acquéreur de richesses b qui doit être rangé !

— Non, plus du tout, dit-il.