— C’est la démocratie dès lors, semble-t-il, qu’il faut examiner après cela : de quelle manière elle naît, et une fois née ce qu’est sa manière d’être, afin de pouvoir, une “fois que nous connaîtrons la manière d’être de l’homme qui est pareil à elle, le faire passer en jugement.
— En tout cas nous procéderions là, dit-il, en restant cohérents avec nous-mêmes.
— Ne passe-t-on donc pas, dis-je, de l’oligarchie à la démocratie à peu près de la façon suivante : parce qu’on est insatiable du bien qu’on se propose, à savoir devenir le plus riche possible ? Comment cela ? c — Du fait, je crois que ceux qui dirigent dans le régime oligarchique sont dirigeants parce qu’ils ont beaucoup acquis, ils ne cherchent pas à contrôler ceux des jeunes qui se dévergondent, par une loi qui leur interdirait de dépenser et de perdre ce qui leur appartient : car les dirigeants veulent, en achetant eux-mêmes les biens des hommes de ce genre ou en les acquérant par voie d’hypothèques, devenir encore plus riches et encore plus puissants.
— Oui, c’est ce qu’ils veulent plus que tout.
— Par conséquent ce point-ci est déjà clair : que dans une cité, s’agissant des citoyens, il leur est impossible d’honorer la richesse et de posséder en même temps de la tempérance de façon satisfaisante, d mais qu’ils négligent nécessairement soit l’un, soit l’autre ?
— C’est assez clair, dit-il.
— Ainsi dans les oligarchies, c’est en les négligeant et en les laissant se dévergonder, que l’on contraint quelquefois des hommes qui ne sont pas sans naissance à devenir des pauvres.
— Oui, exactement.
— Dès lors ces hommes restent assis là dans la cité, armés de leurs aiguillons, les uns chargés de dettes, les autres privés de leurs droits, d’autres subissant l’un et l’autre malheur, pleins de haine et de mauvais projets contre ceux qui ont acquis leurs biens, et contre les autres, et désireux de voir l’avènement d’un régime nouveau. ” e — C’est cela.
— Les acquéreurs de richesses, eux, recroquevillés, ne semblant pas voir les précédents, piquent quiconque parmi les autres veut bien se laisser faire, en lui faisant une injection d’argent ; et en multipliant ainsi les intérêts qu’ils amassent, rejetons de leur capital, 556 ils multiplient en fait faux-bourdons et mendiants dans la cité.
— En effet, dit-il, comment ne le feraient-ils pas ?
— Et de plus, dis-je, ils ne veulent éteindre ce genre de mal dont les flammes se répandent, ni par le premier moyen, en empêchant qu’on consacre ses propres biens à en faire ce qu’on veut, ni par un autre moyen, par lequel, en vertu d’une autre loi, on peut résoudre ce genre de problèmes.
— Quelle loi ? Une loi qui viendrait en second, après celle de tout à l’heure, et qui contraindrait les citoyens à se soucier d’honnêteté. Si l’on prescrivait en effet de conclure la plupart des contrats volontaires b aux risques du prêteur, on s’enrichirait de manière moins éhontée dans la cité, et s’y développeraient en moins grand nombre ces fléaux dont nous parlions à l’instant.
— Beaucoup moins, dit-il.
— Mais à présent, dis-je, pour toutes ces raisons, telle est la situation à laquelle les dirigeants réduisent les dirigés ; d’autre part, pour ce qui est d’eux-mêmes et des leurs, ne rendent-ils pas leurs jeunes, à force de luxe, incapables aussi bien des travaux du corps que de ceux de l’âme, trop tendres pour s’endurcir c contre plaisirs et souffrances, et paresseux ?
— Si, bien sûr.
— Quant à eux-mêmes, ne se transforment-ils pas en hommes insoucieux de tout ce qui n’est pas l’enrichissement, et qui ne se soucient pas plus d’excellence que ne le font les pauvres ? ”
— En effet.
— Lorsque ainsi disposés les dirigeants et les dirigés se retrouvent côte à côte, quand ils cheminent sur les routes, ou lors d’autres occasions de vie en commun, lors de pèlerinages, ou d’expéditions guerrières, qu’ils naviguent ensemble ou soient compagnons à la guerre, ou encore au milieu même des dangers, d et qu’ils se regardent les uns les autres, alors ce ne sont nullement les pauvres qui sont méprisés par les riches ; souvent au contraire lorsqu’un homme pauvre, maigre, tanné par le soleil, est placé dans la bataille à côté d’un homme riche élevé à l’ombre, avec sur lui toute une chair en trop, et qu’il le voit essouffié et embarrassé, ne crois-tu pas qu’il pense que c’est bien de leur faute, à eux les pauvres, si de tels hommes sont riches ? et ne crois-tu pas que les pauvres, quand ils se retrouvent entre eux, se passent le mot : “Ces hommes sont à notre merci ! e ils ne sont rien ! ”
— Si, dit-il, je sais bien que c’est ce qu’ils font.
— Par conséquent, de la même façon qu’un corps maladif n’a besoin que de recevoir une petite impulsion du dehors pour tomber malade, et que quelquefois même, sans rien d’extérieur, il entre en dissension avec lui-même, de même la cité qui est dans les rnêmes dispositions que lui, au moindre prétexte, que les uns demandent alliance à l’extérieur à une cité gouvernée de façon oligarchique, ou les autres à une cité gouvernée démocratiquement, tombe malade et se combat elle-même, et quelquefois même entre en dissension interne sans que des éléments extérieurs soient intervenus ? 557 — Oui, exactement.
— Or la démocratie, je crois, naît lorsque après leur victoire, les pauvres mettent à mort un certain nombre des autres habitants, en expulsent d’autres, et font Patriciaper ceux qui restent, à égalité, au régime politique et aux charges de direction, et quand, dans la plupart des cas, c’est par le tirage au sort qu’y sont dévolues les charges de direction. ”
— Oui, dit-il, c’est comme cela que la démocratie est instituée, que cela ait lieu par les armes, ou encore que l’autre parti, intimidé, cède la place.
— Eh bien, dis-je, de quelle façon ces gens-là se gouvernent-ils ? et quelle est cette fois-ci ce genre b de régime politique ? Car il est visible que l’homme qui est comme lui nous apparaîtra être l’homme démocratique.
— Oui, c’est visible, dit-il.
— Eh bien en premier lieu, sans doute, ils sont libres, la cité devient pleine de liberté et de licence de tout dire, et on y a la possibilité de faire tout ce qu’on veut ?
— Oui, on le dit en tout cas, dit-il.
— Or partout où existe cette possibilité, il est visible que chacun voudra, pour sa propre vie, l’arrangement particulier qui lui plaira.
— Oui, c’est visible.
— Je crois dès lors que c’est surtout dans ce régime politique c qu’on pourrait trouver les hommes les plus divers.
— Forcément.
— Ce régime, dis-je, a des chances d’être le plus beau des régimes politiques. Pareil à un manteau multicolore, brodé d’une juxtaposition de fils de toutes teintes, ce régime lui aussi, brodé de la juxtaposition de toutes sortes de caractères, pourrait apparaître comme le plus beau. Et, ajoutai-je, peut-être que beaucoup de gens, à l’instar des enfants et des femmes quand ils regardent les objets multicolores, jugeraient en effet que c’est lui le plus beau.
— Oui, certainement, dit-il.
— Et c’est en lui, heureux homme, dis-je, d qu’il est tout indiqué d’aller chercher un régime politique.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’il contient toute espèce de régimes, à cause de la possibilité de choix dont on y jouit ; et il se peut bien que celui qui veut établir une cité — ce que nous, nous faisions tout à l’heure — doive nécessairement venir dans une cité “gouvernée de façon démocratique pour voir si tel mode lui plairait, et pour le choisir, comme s’il était arrivé là à un grand marché des régimes ; et pour, une fois son choix fait, fonder une cité sur ce mode-là.
— En tout cas, dit-il, il ne risquerait pas d’avoir pénurie e de modèles, Et sache en plus, dis-je, qu’on n’est nullement contraint de diriger, dans cette cité-là, même si l’on est apte à le faire, ni non plus d’être dirigé, si on ne le veut pas, ni de faire la guerre, quand les autres la font, ni d’être en paix quand les autres y sont, si soi-même on ne désire pas la paix ; et inversement, si une loi vous empêche d’exercer une charge de dirigeant ou de juge, de renoncer à exercer néanmoins la charge de dirigeant ou celle de juge si l’envie vous en vient : 558 une telle façon de vivre n’est-elle pas un don des dieux et un délice, sur le moment ?
— Peut-être, dit-il, sur le moment en tout cas.
— Mais dis-moi : la douceur qu’on y manifeste envers certains de ceux qui ont été jugés n’a-t-elle pas de l’élé- gance ? N’as-tu jamais vu, sous un tel régime politique, des hommes contre qui on a voté la peine de mort ou d’exil, qui n’en restent pas moins là et se déplacent au beau milieu de tous, et de quelle façon, comme si personne ne s’en souciait ni ne le voyait, le condamné hante les lieux comme le ferait un héros ?
— Si, dit-il, et j’en ai même vu beaucoup.
— Et l’esprit large, b dénué de toute mesquinerie, de ce régime ? et au contraire son mépris pour ce dont nous, nous parlions avec solennité lorsque nous fondions la cité, quand nous disions que l’homme qui n’avait pas une nature exceptionnelle ne pourrait jamais devenir un homme de bien, à moins d’être amené à jouer dès “l’enfance parmi les belles choses et à pratiquer tous les exercices qui tendent au beau : avec quel dédain, piétinant tout cela, ce régime refuse de se soucier des pratiques qui vont précéder l’accès au domaine politique, mais honore quiconque déclare simplement être bien disposé envers la c masse ?
— C’est certes un bien noble régime, dit-il.
— Voilà donc ce que comporterait la démocratie, avec d’autres traits aussi apparentés aux précédents ; et ce serait là, apparemment, un délicieux régime politique, sans vraie direction, et multicolore, distribuant une certaine forme d’égalité, de façon identique, à ceux qui sont égaux et à ceux qui ne le sont pas.
— Ce sont des choses bien connues que tu décris là, dit-il.
— Observe alors, dis-je, ce qu’est l’homme qui est similaire dans sa vie personnelle. Ou bien faut-il examiner en premier lieu, comme nous l’avons fait pour le régime politique, de quelle façon il naît ?
— Oui, dit-il.
— N’est-ce pas de la façon suivante ? Il serait, je crois, le fils d de cet homme avaricieux et oligarchique de tout à l’heure, élevé par son père dans les façons d’être qui sont les siennes ?
— Oui, bien sûr.
— Dès lors, c’est par la force que ce jeune homme lui aussi dirige les penchants au plaisir qui sont en lui, tous ceux qui visent la dépense, mais pas. l’acquisition ; ceux que précisément on nomme non nécessaires.
— C’est visible, dit-il.
— Veux-tu alors, dis-je, pour que notre dialogue ne reste pas obscur, que nous commencions par distinguer les désirs nécessaires de ceux qui ne le sont pas ?
— Oui, je le veux, dit-il.
— Eh bien, ceux que nous ne serions pas capables de repousser, il serait juste de les appeler “nécessaires ” , “ainsi que tous ceux e qui, quand on les satisfait, nous profitent ? Car c’est pour nous une nécessité naturelle que de désirer les uns et les autres. N’est-ce pas ?
— Exactement. C’est donc à juste titre 559 que nous leur attribuons ce trait : la nécessité.
— Oui, à juste titre.
— Mais dis-moi : ceux dont on pourrait se débarrasser si l’on s’y appliquait dès la jeunesse, et qui de plus, quand on les a en soi, n’y font rien de bon, et ceux qui font même le contraire, si tous ceux-là nous affirmions qu’ils sont “non nécessaires ” , ne parlerions-nous pas comme il faut ?
— Si, comme il faut.
— Pouvons-nous alors choisir quelque exemple des uns et des autres, afin de les saisir à travers un type ?
— Oui, nous le devons.
— Est-ce qu’ainsi le désir de manger — dans les limites de la santé et du bien-être -, celui de la nourriture elle-même et des plats cuisinés, serait b un désir nécessaire ?
— Oui, je le crois.
— Le désir de nourriture est en quelque sorte nécessaire pour les deux raisons : en tant qu’il est profitable, et en tant qu’il a le pouvoir de causer la fin de la vie.
— Oui. Et celui de plats cuisinés l’est, s’il contribue au bien-être d’une façon quelconque. Oui, certainement.
— Mais que dire du désir qui, allant au-delà, porte sur des nourritures autres que celles que nous avons dites, désir qui est susceptible, quand il est réprimé dès l’enfance, et éduqué, d’être extirpé chez la plupart ’? un désir qui est certes nocif pour le corps, mais nocif aussi pour l’âme, par son effet sur la réflexion et la tempé- rance ? c Ne serait-il pas exact de le nommer “non nécessaire ” ? ”
— Si, tout à fait exact.
— Par conséquent nous pouvons affirmer aussi que ce sont là des désirs dépensiers, tandis que les premiers portent à l’acquisition, puisqu’ils sont utiles à nos travaux ?
— Oui, bien sûr.
— Et nous affirmerons la même chose des désirs d’Aphrodite aussi, et des autres désirs ?
— La même chose.
— Or à travers celui que tout à l’heure nous appelions “faux-bourdon ” , nous visions celui qui déborde de convoitises et de désirs de ce genre, et qui est dirigé par ceux de ces désirs qui sont non nécessaires, tandis que celui qui l’est par les désirs nécessaires, nous l’appelions avaricieux d et oligarchique ?
— Mais bien sûr !
— Retournons dès lors, dis-je, à la question de savoir comment, à partir d’un homme oligarchique, naît un homme démocratique. Il me semble, en tout cas la plupart du temps, naître de la façon que voici.
— Laquelle !
— Lorsqu’un jeune homme, élevé comme nous le disions tout à l’heure, sans éducation et de façon avaricieuse, a goûté au “miel ” des faux-bourdons, et qu’il s’est lié à ces bêtes ardentes et terribles, capables de procurer des plaisirs multiples, multicolores, et multiplement variés, alors, crois-le, c’est là le début de la transformation en lui e d’un régime oligarchique en un régime démocratique .
— Très nécessairement, dit-il.
— Est-ce qu’alors, de même que la cité s’est transformée quand une alliance venue de l’extérieur est venue “porter secours à l’une de ses parties, semblable à semblable, de même le jeune homme lui aussi ne se transforme pas lorsqu’une espèce de désirs vient, de l’exté- rieur, porter secours à une partie des désirs qui sont en lui, une espèce qui leur est parente et semblable ?
— Si, certainement.
— Et, je crois, si quelque alliance vient porter secours en sens contraire à ce qui en lui est oligarchique, venant soit de son père, soit d’autres proches 560 qui l’avertissent et le critiquent, alors naissent en lui parti, et parti adverse, et lutte de lui-même contre lui-même.
— Bien sûr.
— Parfois, je crois, l’élément démocratique cède à l’oligarchique ; alors, parmi les désirs, les uns sont détruits, d’autres encore sont expulsés, car une certaine pudeur s’est levée dans l’âme du jeune homme, et l’ordre inté- rieur a été rétabli.
— Oui, cela arrive parfois, dit-il.
— Mais voici que d’autres désirs, je crois, parents des désirs expulsés, élevés en cachette, profitent de l’ignorance b caractéristique de la façon dont le père a élevé son fils pour se multiplier et se renforcer.
— Certes, dit-il, c’est en tout cas ce qui a tendance à se produire.
— Dès lors, ils l’ont entraîné à partager leurs fréquentations et, s’unissant à lui en secret, ont engendré une foule d’autres désirs.
— Bien sûr.
— Ainsi, je crois, ils ont fini par investir l’Acropole de l’âme du jeune homme, quand ils se sont aperçus qu’elle était vide de connaissances, de belles occupations, et de discours vrais ; car ce sont là les meilleurs veilleurs et gardiens dans les esprits c des hommes aimés des dieux.
— De loin les meilleurs, dit-il. ”
— Alors, je crois, ce sont à leur place des discours et des jugements faux et vantards qui sont montés à l’assaut, et se sont emparés de ce même lieu, dans cet homme-là.
— Exactement, dit-il.
— Ne retourne-t-il pas alors chez les Lotophages de tout à l’heure, pour s’y installer ouvertement ? et au cas où quelque aide vient porter secours, de la part de ceux de sa maison, à l’élément avaricieux de son âme, ces discours vantards dont nous parlions ferment à clef les portes du mur royal qui est en lui, ne laissent pas passer d cet allié, et refusent d’accueillir la délégation des discours des hommes d’un certain âge ; ce sont eux qui remportent le combat, et ils repoussent à l’extérieur la pudeur, la nommant niaiserie, et faisant d’elle une exilée privée de ses droits ; appelant la tempérance manque de virilité et la couvrant de boue, ils l’expulsent ; et le sens de la mesure, et la modération dans la dépense, ils font croire que ce sont des façons de vivre grossières, dépourvues du sens de la liberté, et ils leur font repasser les frontières, avec l’aide de nombreux désirs non profitables.
— Oui, certainement.
— Quand ils ont réussi à vider et à nettoyer de ces qualités l’âme de celui qui est possédé e par eux, et qu’ils initient à des mystères grandioses, ce sont ensuite désormais la démesure, l’absence de direction, la prodigalité et l’impudence que ces discours font entrer, brillantes, couronnées, accompagnées d’un chœur nombreux ; ils les célèbrent et les flattent par des noms aimables ; ils appellent la démesure bonne éducation, l’absence de direction liberté, la prodigalité largeur d’esprit, et l’impudence virilité. 561 N’est-ce pas à peu près ainsi, dis-je, que quand il est jeune, on transforme quelqu’un qui a été “élevé au milieu des désirs nécessaires, en l’amenant à libérer et à relâcher les plaisirs non nécessaires et non profitables P
— Si, dit-il, c’est très clairement ce qui se passe.
— Après cela, je crois, un tel homme vit en ne dépensant pour les plaisirs nécessaires rien de plus que pour les non nécessaires, en argent, en efforts, et en temps passé. Toutefois, s’il a de la chance, et qu’il ne pousse pas sa frénésie dionysiaque au-delà des bornes, et si, quand il est devenu un peu plus âgé, et que le gros b du tumulte est passé, il accueille certaines parties des désirs expulsés, sans se donner tout entier aux nouveaux venus, alors il vit en plaçant les plaisirs à peu près à égalité ; il livre le pouvoir de direction en lui-même à chaque fois au premier plaisir venu, comme s’il avait été tiré au sort, jusqu’à ce qu’il ait été assouvi ; et ensuite à un autre, n’en méprisant aucun, mais les nourrissant à égalité.
— Oui, exactement.
— Quant au discours vrai, dis-je, il ne l’accueille pas, il ne le laisse même pas entrer dans la salle des gardes, ce discours qui prétend que certains c plaisirs sont propres aux désirs honnêtes et bons, mais les autres aux désirs mauvais, et qu’il faut pratiquer et les honorer les premiers, réprimer les autres et les asservir. Devant tout cela il secoue la tête, et affirme qu’ils sont tous semblables, et qu’il faut les honorer à égalité.
— Oui, dit-il, étant donné sa disposition, c’est exactement ce qu’il fait.
— Par conséquent, dis-je, il passe sa vie au jour le jour, à ainsi satisfaire le premier désir venu : tantôt il s’enivre en se faisant jouer de la flûte, puis à l’inverse il ne boit que de l’eau et se laisse maigrir, d tantôt encore il s’exerce nu, quelquefois il est oisif et insoucieux de tout, et tantôt il a l’air de se livrer à la philosophie. Et souvent il se mêle des affaires de la cité, et sur une impulsion, il dit ou fait ce qui lui vient à l’idée. Et si jamais il envie les spécialistes “de la guerre, il se porte de ce côté-là ; ou les spécialistes de l’argent, de cet autre côté encore. Il n’y a ni ligne directrice ni contrainte qui s’imposent à sa vie ; il nomme ce genre de vie délicieux, évidemment, libre, et heureux, et c’est celui qu’il adopte en tout temps.
— Tu as parfaitement e bien décrit, dit-il, le genre de vie d’un homme dont la loi est l’égalité.
— Je crois aussi, dis-je, qu’il est à la fois multiple et plein d’un très grand nombre de caractères, et que c’est lui l’homme beau et multicolore à l’instar de cette cité, à qui nombre d’hommes et de femmes pourraient bien envier son genre de vie, car il contient en lui-même le plus grand nombre de modèles de régimes politiques et de caractères.
— Oui, dit-il, c’est lui.
— Eh bien dis-moi : n’est-ce pas un tel homme 562 que nous devons placer en face de la démocratie, comme celui qu’on peut nommer avec exactitude l’homme démocratique ?
— Si, plaçons-le en face d’elle, dit-il.