Chambry: La République VIII 562c-569c — Tirania

— Dès lors, dis-je, c’est le régime politique le plus beau, et l’homme le plus beau, qu’il doit nous rester à décrire : à savoir la tyrannie, et le tyran.

— Oui, parfaitement, dit-il.

— Eh bien voyons, de quelle façon naît la tyrannie, mon cher camarade ? En effet, qu’elle naisse d’une transformation de la démocratie, cela est presque évident.

— Oui, c’est évident.

— Or, n’est-ce pas à peu près de la même façon que la démocratie provient de l’oligarchie, et la tyrannie b de la démocratie ?

— Comment cela !

— Le bien qu’ils se proposaient, dis-je, et que l’oligarchie visait quand elle s’est instaurée — c’était toujours plus de richesse, n’est-ce pas ?

— Oui. ”

— Or c’est ce désir insatiable, et en conséquence le désintérêt pour tout ce qui n’est pas l’acquisition de richesses, qui l’ont détruite.

— C’est vrai, dit-il.

— N’est-ce pas alors le désir insatiable de ce que la démocratie définit comme le bien, qui la détruit elle aussi ?

— Que définit-elle ainsi, selon toi ?

— La liberté, dis-je. Car tel est le bien, n’est-ce pas, dont, dans une cité gouvernée de façon démocratique, tu pourrais entendre dire c que c’est sa plus belle possession, ce qui fait d’elle la seule cité où il vaille la peine de vivre, quand on est, par nature, un homme libre.

— En effet, dit-il, c’est une phrase qu’on y prononce, et même souvent.

— N’est-ce pas par conséquent, repris-je, comme j’allais le dire à l’instant, le désir insatiable d’un tel bien, et le désintérêt pour tout le reste, qui déstabilisent aussi ce régime politique, et préparent le recours à la tyrannie ?

— De quelle façon ? dit-il.

— Cela arrive, je crois, lorsqu’une cité gouvernée de façon démocratique, et assoiffée de liberté, tombe sur des chefs qui savent mal lui servir à boire, d lorsqu’elle s’enivre de liberté pure au-delà de ce qui conviendrait, et va jusqu’à châtier ses dirigeants s’ils ne sont pas tout à fait complaisants avec elle, et ne lui procurent pas la liberté en abondance : elle les accuse d’être des misérables, à l’esprit oligarchique.

— C’est en effet ce qu’ils font, dit-il.

— Quant à ceux qui sont obéissants envers les dirigeants, dis-je, elle les traîne dans la boue en les traitant d’esclaves consentants, et de nullités ; en revanche, les dirigeants qui sont semblables à des dirigés, et les dirigés semblables à des dirigeants, elle en fait l’éloge et les honore aussi bien en privé que publiquement. N’est-il pas inévitable que dans une telle e cité l’esprit de liberté aille jusqu’à atteindre tout domaine ? ”

— Si, bien sûr.

— Et que cela s’insinue, mon ami, dis-je, jusque dans les maisons individuelles, la résistance à la direction finissant par s’implanter jusque chez les animaux.

— Quel sens pouvons-nous donner à un tel propos ? dit-il.

— Que par exemple, dis-je, le père s’habitue à devenir semblable à l’enfant, et à craindre ses fils, et le fils à devenir semblable au père, et à n’éprouver ni honte ni peur devant ses parents, puisque, bien sûr, il cherche à être libre. Et que le métèque 563 s’égale à l’homme du pays, et l’homme du pays au métèque, et pareillement pour l’étranger.

— C’est en effet ce qui se produit, dit-il.

— C’est cela qui se produit, dis-je, ainsi que d’autres petits détails de ce genre : le maître, dans un tel climat, craint ceux qui fréquentent son école, et les cajole, et ces derniers font peu de cas des maîtres ; et il en va de même pour les précepteurs. Et plus généralement les jeunes copient l’apparence des plus âgés, et rivalisent avec eux en paroles et en actes, tandis que les vieillards, s’abaissant au niveau des jeunes, ne sont plus que grâce b et charme, et les imitent, pour ne pas donner l’impression d’être désagréables ni d’avoir l’esprit despotique.

— Oui, exactement, dit-il.

— Mais le point extrême, mon ami, dis-je, auquel atteint la liberté de la masse, dans une telle cité, c’est lorsque ceux et celles qui ont été vendus n’en restent pas pour autant moins libres que ceux qui les ont achetés. Et nous allions presque oublier de dire jusqu’à quel point, dans les relations des femmes avec les hommes et des hommes avec les femmes, vont l’égalité des droits et la liberté,

— Eh bien, dit-il, selon la formule d’Eschyle, c “allons-nous dire ce qui à l’instant nous venait à la bouche ? ” . ”

— Oui, certainement, dis-je, c’est bien ce que je vais faire. Car à quel point les animaux soumis aux hommes sont plus libres dans cette cité que dans une autre, qui ne l’a pas vu ne pourrait le croire. En effet les chiennes, comme dans le proverbe , y deviennent exactement telles que leurs maîtresses, et aussi bien les chevaux et les ânes, qui ont pris l’habitude de marcher de façon tout à fait libre et solennelle, bousculant le long des routes quiconque vient à leur rencontre sans s’écarter ; et tout le reste d y devient ainsi débordant de liberté.

— C’est ce à quoi je songeais, dit-il, que tu me racontes là. Car moi-même, quand je marche pour aller à la campagne, il m’arrive souvent la même chose.

— Or, dis-je, si l’on fait la somme de tous ces faits accumuIés, conçois-tu à quel point ils rendent l’âme des citoyens délicate, si bien qu’au moindre soupçon de servitude dans les relations qu’on a avec eux, ils s’irritent et ne le supportent pas ? Et tu sais sans doute qu’ils finissent par ne même plus se soucier des lois, écrites ou non écrites ; ils veulent évidemment que personne, à aucun égard, ne soit pour eux e un maître.

— Oui, je le sais bien, dit-il.

— Eh bien donc, mon ami, dis-je, tel est le point de départ, si beau et si juvénile, d’où naît la tyrannie, à ce qu’il me semble.

— Juvénile, c’est sûr, dit-il. Mais qu’arrive-t-il après cela ? La même évolution, dis-je, qui quand elle intervenait dans l’oligarchie comme un fléau a causé sa perte, quand elle intervient aussi dans la démocratie, avec plus d’ampleur et de vigueur à cause des possibilités dont on y jouit, la réduit à l’esclavage. Et en réalité exagérer dans un sens a tendance à provoquer un grand changement en “sens inverse, dans les saisons, dans les 564 plantes et dans les corps, et plus encore dans les régimes politiques.

— C’est normal, dit-il.

— Ainsi la liberté excessive semble ne se changer en rien d’autre qu’en un esclavage excessif, à la fois pour l’individu et pour la cité.

— Oui, c’est normal.

— Il est par conséquent normal, dis-je, que ce ne soit pas à partir d’un autre régime que de la démocratie que la tyrannie s’instaure : à partir de ce qui est, je crois, la liberté extrême, l’esclavage le plus entier et le plus sauvage.

— Oui, dit-il, cela est cohérent.

— Mais ce n’est pas cela, je crois, que tu demandais, dis-je ; tu demandais quel est le fléau unique qui, quand il se développe b dans l’oligarchie comme dans la démocratie, asservit cette dernière.

— Tu dis vrai, dit-il

— Eh bien ce que je voulais désigner par là, dis-je, c’est la race des hommes paresseux et dépensiers, la part la plus virile conduisant les autres, la part la moins virile venant à la suite. Ce sont ceux que nous assimilons aux faux-bourdons, les uns pourvus d’aiguillons, les autres non.

— Et nous avons raison de le faire, dit-il.

— Eh bien les uns et les autres, dis-je, causent du trouble dans tout régime, quand ils y naissent, comme le font, dans un corps, l’inflammation et la bile. c C’est justement à leur sujet que le bon médecin et législateur de la cité, tout comme un apiculteur avisé, doit prendre des précautions longtemps à l’avance pour qu’au mieux ils ne s’y développent pas, et que s’ils s’y développent, on les retranche les uns et les autres le plus tôt possible, en même temps que les cellules à cire elles-mêmes.

— Oui, par Zeus, dit-il, exactement.

— Eh bien, dis-je, prenons les choses de la façon “suivante, pour voir de façon plus distincte ce que nous cherchons à voir.

— De quelle façon ?

— Divisons en trois, par la parole, la cité gouvernée de façon démocratique, comme d’ailleurs il se trouve qu’elle est divisée en fait. La première part en elle est sans doute la race d en question, qui s’y développe, à cause des possibilités d’agir dont on y dispose, autant que dans celle qui est gouvernée de façon oligarchique.

— Oui, c’est cela.

— Mais elle y est beaucoup plus entreprenante que dans cette dernière.

— Comment cela ?

— C’est que dans l’oligarchie, du fait qu’elle n’est pas tenue en honneur mais qu’on l’écarte des charges de direction, elle manque d’exercice et de vigueur. Tandis que dans la démocratie c’est elle, en quelque sorte, qui est au premier plan, à quelques exceptions près ; et c’est sa part la plus entreprenante qui parle et qui agit ; quant au reste, assis autour des tribunes, il bourdonne, sans supporter que quiconque parle e en un autre sens, si bien que tout est administré par un tel parti, dans un tel régime politique, sauf un petit nombre de domaines.

— Oui, exactement, dit-il.

— Par ailleurs il y a toujours une autre race qui se distingue de la masse.

— Laquelle est-ce ?

— Comme tous s’efforcent plus ou moins d’acquérir de l’argent, ceux qui ont naturellement le plus le sens de l’ordre deviennent le plus souvent les plus riches.

— On peut s’y attendre.

— C’est donc chez eux, je crois, que les faux-bourdons peuvent récolter en plus grande quantité et de la façon la plus aisée.

— Oui, dit-il, car comment en récolterait-on chez ceux qui possèdent peu ? ”

— Ce sont donc ces riches, je crois, que l’on nomme “le pâturage des faux-bourdons ” .

— Oui, à peu près, dit-il.

— Et c’est le peuple qui constituerait 565 la troisième race : à savoir tous ceux qui travaillent eux-mêmes sans s’occuper des affaires, vu qu’ils ne possèdent guère. C’est elle qui est la plus nombreuse dans une démocratie et qui y est souveraine, en tout cas chaque fois qu’elle se rassemble.

— Oui, c’est elle, dit-il. Mais elle ne consent pas souvent à le faire, à moins qu’elle ne reçoive une part du miel,

— Aussi en reçoit-elle une part, dis-je, à chaque fois, dans la mesure où ceux qui sont au premier plan peuvent confisquer les biens de ceux qui possèdent, et les distribuer au peuple, tout en gardant eux-mêmes la plus grande partie.

— Oui, en effet, dit-il, b c’est de cette façon qu’elle en reçoit une part.

— Quant aux victimes de la confiscation, ils sont contraints, je crois, de se défendre, en prenant la parole devant le peuple et en agissant de toutes les façons dont ils le peuvent.

— Oui, forcément.

— Dès lors, quand bien même ils ne désireraient pas instaurer un ordre nouveau, ils sont accusés par les autres de comploter contre le peuple, et d’être partisans de l’oligarchie.

— Evidemment.

— Par conséquent lorsque pour finir ils voient le peuple, non pas délibérément mais par ignorance et parce qu’il a été trompé par ceux qui les calomnient, entreprendre c de leur nuire injustement, dès lors, qu’ils le veuillent ou non, c’est comme s’ils devenaient véritablement partisans de l’oligarchie, non pas de leur plein gré, mais parce que ce mal-là aussi, c’est le faux-bourdon de tout à l’heure qui l’engendre en les piquant avec son aiguillon. ”

— Oui, parfaitement.

— Alors naissent mises en accusation, jugements, et procès opposant les uns aux autres.

— Oui, exactement.

— Or le peuple a l’habitude constante de se choisir un chef, en le distinguant, de l’entretenir et de faire croître son importance ?

— Oui, c’est son habitude.

— Il est donc visible, d dis-je, que chaque fois que naît un tyran, c’est sur une racine de chef, et pas ailleurs, qu’il se développe.

— C’est tout à fait visible.

— Or comment débute la transformation d’un chef en tyran P N’est-il pas visible que c’est lorsque le chef commence à faire la même chose que dans l’histoire qu’on raconte à propos du temple de Zeus le Lycien’, en Arcadie ?

— Quelle histoire ? dit-il.

— Celui qui a goûté des entrailles humaines, fût-ce un seul morceau mélangé avec celles d’autres victimes sacrées, devrait nécessairement e devenir un loup. N’as-tu pas entendu raconter cette histoire ?

— Si, je l’ai entendue.

— N’est-ce donc pas de la même façon que celui qui est à la tête du peuple, quand il dispose d’une foule qui se laisse complètement convaincre par lui, ne s’abstient plus de goûter au sang de sa propre tribu : il accuse injustement les gens, comme ces hommes-là aiment à le faire, les traîne devant les tribunaux, et se souille du crime consistant à détruire la vie d’un homme ; il apprécie, d’une langue et d’une bouche impies, le goût du sang des gens de sa race ; il exile et fait mettre à mort, 566 tout en laissant entrevoir des suppressions de dettes et une redistribution “de la terre. Un tel homme, après cela, n’est-il pas soumis à la nécessité fatale, ou bien d’être détruit par ses ennemis, ou bien d’exercer la tyrannie et de se transformer d’homme en loup ?

— Si, c’est tout à fait nécessaire.

— C’est donc lui, dis-je, qui s’avère fomenter la dissension contre ceux qui possèdent les richesses.

— Oui, c’est lui.

— Et s’il lui arrive d’être expulsé et qu’il revient en s’imposant contre ses ennemis, n’est-ce pas en tyran accompli qu’il revient ?

— Si, visiblement.

— Mais si eux ne sont pas capables de l’expulser ou b de le faire mourir en le mettant en opposition avec la cité, alors ils complotent de le faire mourir en secret de mort violente.

— Oui, dit-il, c’est ainsi que les choses ont tendance à se produire.

— Alors c’est la demande tyrannique bien connue qu’en cette occasion découvrent tous ceux qui en sont venus jusqu’à ce point, consistant à demander au peuple des gardes du corps, pour assurer la sauvegarde du défenseur du peuple.

— Oui, exactement, dit-il. — Ils les lui accordent, parce que, je crois, il sont inquiets pour lui, tandis que pour eux-mêmes ils sont sans crainte.

— Oui, c exactement.

— Par conséquent, lorsqu’un homme qui a de l’argent, et avec son argent une bonne raison d’être accusé d’être un ennemi du peuple, voit cela, alors cet homme-là, mon camarade, conformément à l’oracle rendu à Crésus, …le long du caillouteux Hermos il fuit, il ne résiste pas, et n’a pas honte d’être lâche . ”

— Non, dit-il, car il n’aurait pas une seconde occasion d’avoir honte.

— Et en tout cas, dis-je, je crois que s’il se fait prendre, il est mis à mort.

— Oui, nécessairement.

— Quant à ce chef lui-même, on voit bien qu’il ne gît pas là, “son long corps allongé d à terre ” , mais qu’il abat de nombreux concurrents, et reste debout sur le char de la cité, devenu tyran accompli, de chef qu’il était.

— C’est ce qui devait arriver, dit-il.

— Décrirons-nous alors, dis-je, le bonheur que connaissent aussi bien cet homme que la cité dans laquelle a pu naître un tel mortel ?

— Oui, certainement, dit-il, décrivons-le.

— N’est-ce pas, dis-je, que les premiers jours et les premiers temps il sourit et fait fête à tous ceux qu’il rencontre, affirme e ne pas être un tyran, et fait beaucoup de promesses en privé et en public, qu’il libère les gens de leurs dettes et distribue la terre au peuple ainsi qu’à ceux qui l’entourent lui-même, et présente à tous l’apparence d’un homme affable et complaisant ?

— Si, nécessairement, dit-il.

— Mais, je crois, lorsqu’il a réglé ses relations avec les ennemis de l’extérieur en se réconciliant avec les uns, et en détruisant les autres, et que le calme s’est s’instauré de leur côté, il commence par susciter sans cesse de nouveaux ennemis, pour que le peuple éprouve le besoin d’un guide.

— Oui, on peut s’y attendre. 567 — Et sans doute aussi pour qu’à force de verser des “contributions et de s’appauvrir, ils soient contraints de se consacrer à leur subsistance quotidienne, et songent moins à comploter contre lui ?

— Oui, visiblement.

— Et si, je crois, il soupçonne certains d’entre eux, qui ont des pensées de liberté, de ne pas vouloir s’en remettre à lui pour diriger, la guerre servira de bon prétexte pour les perdre, en les livrant aux ennemis ? C’est pour toutes ces raisons qu’un tyran est dans la constante nécessité de provoquer la guerre ?

— Oui, cela lui est nécessaire.

— Or agir ainsi le mène à être plus détesté b par ses concitoyens ?

— Forcément.

— Par conséquent aussi certains de ceux qui ont contribué à le mettre en place et qui sont en position de puissance s’autorisent à prendre la parole, à la fois devant lui et les uns devant les autres, s’en prenant à ce qui se passe, ceux d’entre eux en tout cas qui se trouvent avoir l’esprit le plus viril ?

— Oui, on peut s’y attendre.

— Il faut alors que le tyran les détruise tous, s’il veut continuer à diriger, jusqu’à ne laisser, parmi ses amis ou ennemis, personne qui soit bon à quelque chose.

— Oui, visiblement.

— Il doit donc discerner avec acuité qui est viril, qui a de la hauteur de vues, c qui est sage, qui est riche. Et son bonheur est tel que la nécessité s’impose à lui, qu’il le veuille ou non, d’être leur ennemi à tous et d’intriguer contre eux, jusqu’à purifier la cité de leur présence.

— C’est là une belle purification ! dit-il.

— Oui, dis-je, à l’opposé de ce que font les médecins pour les corps. Eux enlèvent ce qu’il y a de plus mauvais pour laisser le meilleur, tandis que lui fait le contraire.

— C’est qu’apparemment, dit-il, il y est contraint, s’il veut continuer à diriger.

— Le voici alors, dis-je, ligoté par une bienheureuse nécessité, d qui lui enjoint soit de cohabiter avec la masse des bons à rien, et d’être haï par eux, soit de renoncer à vivre. Oui, telle est bien la nécessité où il est, dit-il.

— N’arrivera-t-il pas alors que plus il se rendra odieux à ses concitoyens en procédant ainsi, plus il aura besoin de sbires armés nombreux et dignes de sa confiance ?

— Si, bien sûr.

— Or lesquels seront dignes de sa confiance ? Et d’où pourrait-il les faire venir ?

— Beaucoup, dit-il, viendront de leur propre mouvement, ils voleront même, pourvu qu’on leur donne un salaire.

— C’est de faux-bourdons, par le Chien, dis-je, qu’à mon avis tu parles encore, e de faux-bourdons d’origine étrangère, et de toute sorte.

— Oui, dit-il, tu as raison.

— Mais dis-moi : est-ce qu’il ne voudrait pas, sur place…

— Quoi donc ?

— …enlever leurs esclaves à ses concitoyens, les rendre libres, et les enrôler parmi les sbires armés qui sont autour de lui ?

— Si, certainement, dit-il. Car ce sont bien là les hommes les plus dignes de sa confiance.

— C’est certes un heureux entourage que tu attribues au tyran, dis-je, si ce sont de tels hommes 568 qu’il a comme amis et hommes de confiance, une fois qu’il a fait périr les précédents.

— Mais ce sont bien eux qui jouent pour lui ce rôle, dit-il.

— Et sans doute, dis-je, ces camarades-là l’admirent, et les citoyens de fraîche date le fréquentent, tandis que les hommes convenables le haïssent et le fuient.

— Que pourraient-ils faire d’autre ? ”

— Ce n’est pas pour rien, dis-je, que la tragédie en . général semble être chose sage, et qu’Euripide y passe pour éminent.

— Pourquoi cela !

— Pour avoir énoncé en particulier cette formule, qui est la marque d’une pensée profonde : “Si les tyrans sont sages, b c’est pour leur fréquentation des sages ” ; et visiblement il voulait désigner par ces “sages ” , ceux avec qui le tyran est lié.

— Et il fait l’éloge de la tyrannie comme de ce qui nous égale aux dieux, dit-il, avec bien d’autres formules en ce sens, lui et les autres poètes aussi bien.

— C’est pourquoi, dis-je, puisqu’ils sont sages, les poètes tragiques vont nous pardonner, à nous et à ceux qui vivent sous un régime politique proche du nôtre, si nous ne les accueillons pas dans ce régime politique, puisqu’ils chantent des hymnes à la tyrannie.

— Pour ma part je crois, dit-il, qu’ils vont nous pardonner, du moins ceux c d’entre eux qui ne manquent pas de finesse.

— Mais je crois qu’ils font le tour des autres cités, y rassemblent les foules, engagent contre salaire des voix belles, fortes et persuasives, pour entraîner les régimes politiques à devenir des tyrannies et des démocraties.

— Oui, exactement.

— Et de plus, ils reçoivent pour cela salaires et honneurs, surtout des tyrans, comme il est normal, et en second lieu de la démocratie. Mais plus ils remontent la pente des régimes politiques, plus la considération qu’ils “reçoivent d recule, comme si, à bout de souffle, elle ne pouvait plus avancer.

— Oui, exactement.

— Mais, dis-je, en ce point nous nous sommes écartés de notre chemin. Revenons à la question de cette fameuse armée du tyran, si belle, si nombreuse, si multicolore, et jamais la même, et voyons d’où elle tirera sa nourriture.

— Il est visible, dit-il, que s’il y a des richesses sacrées dans la cité, il les dépensera tant que suffira le produit de leur vente’, diminuant d’autant les contributions exigées du peuple. e — Mais que se passera-t-il lorsque ces richesses feront défaut ?

— Il est visible, dit-il, qu’il se nourrira des biens paternels, lui-même comme ses compagnons de beuverie, ses camarades, et ses compagnes.

— Je comprends, dis-je : le peuple, qui a engendré le tyran, aura à l’entretenir, lui et ses camarades.

— Il y sera bien contraint, dit-il.

— Comment cela, “contraint ” ? dis-je. Et si le peuple se met en colère et lui dit qu’il n’est pas juste qu’un fils dans la fleur de l’âge soit nourri par son père, mais qu’à l’opposé il est juste que le père soit nourri par le fils ; que ce n’est pas pour cela 569 qu’il l’a engendré et l’a établi : pour devenir lui-même, quand le fils deviendrait grand, l’esclave des esclaves de son fils, et devoir l’entretenir, lui et ses esclaves ainsi que d’autres épaves qui l’entourent, mais pour être, quand le fils serait à sa tête, délivré des riches et des prétendus gens de bien de la cité ; et s’il lui ordonne à présent de quitter la cité, lui et ses camarades, comme un père qui chasse un fils de la maison, avec la bande de ses compagnons de beuverie ?

— Alors, par Zeus, dit-il, le peuple comprendra b quel “genre de nourrisson il a engendré pour le choyer et le faire grandir, et qu’il n’est qu’un homme moins fort, qui essaie de chasser des gens plus vigoureux que lui.

— Comment cela ? dis-je. Le tyran osera faire violence à son père, et si celui-ci n’obéit pas, le frapper ?

— Oui, dit-il, en tout cas à présent qu’il lui a enlevé ses armes,

— C’est un parricide, dis-je, qu’est selon toi le tyran, et un piètre nourricier des vieillards ; et on aurait bien là désormais, apparemment, ce qu’on s’accorde à nommer la tyrannie. Quant au peuple, en essayant, comme on dit, de fuir la fumée d’un esclavage subi des mains d’hommes libres, il serait tombé c dans le feu d’un pouvoir despotique exercé par des esclaves ; au lieu de cette fameuse liberté totale et de tous les instants, il aurait endossé à la place l’esclavage le plus pénible et le plus amer : celui qui vous soumet à des esclaves.

— Mais c’est exactement ainsi que cela se passe, dit-il.

— Eh bien, dis-je, n’aurons-nous pas dit les choses sans dissonance si nous affirmons avoir expliqué de façon suffisante comment la tyrannie provient de la démocratie, et ce qu’elle est une fois née ?

— Oui, de façon tout à fait suffisante, dit-il.