Cousin: Le Seconde Alcibiade 138a-139d — Insanidade

[138a] SOCRATE.

Alcibiade, vas-tu dans ce temple pour y prier ?

ALCIBIADE.

Oui Socrate, c’est mon dessein.

SOCRATE.

Aussi tu me parais bien rêveur, et je te vois les yeux attachés à terre, comme un homme qui réfléchit profondément.

ALCIBIADE.

Et a-t-on donc besoin de réflexions si profondes, Socrate?

SOCRATE.

Les plus profondes, Alcibiade, ce me [138b] semble. Car, au nom de Jupiter, ne penses-tu pas que lorsque nous adressons nos prières aux dieux, soit en public, soit en particulier, les dieux nous accordent certaines choses et nous en refusent d’autres ? que tantôt ils exaucent, et tantôt ils rejettent nos vœux ?

ALCIBIADE.

Certainement.

SOCRATE.

Eh bien ! alors ne te semble-t-il pas que la prière exige beaucoup d’attention, de peur que, sans qu’on s’en aperçoive, on ne demande aux dieux de grands maux, en croyant leur demander de grands biens, et que les dieux ne se trouvent dans la disposition d’accorder ce qu’on leur demande ; comme Œdipe [138c] qui, dans un accès de colère, demanda aux dieux, à ce qu’on dit, que ses enfants décidassent leurs droits par l’épée. Et tandis qu’il pouvait prier les dieux d’éloigner de lui les maux dont il était accablé, il s’en attira de nouveaux ; car ses vœux furent exaucés, et de là cette longue suite de malheurs épouvantables, qu’il n’est pas nécessaire de te conter ici en détail[444].

ALCIBIADE.

Mais, Socrate, tu me parles-là d’un homme en délire : car peux-tu croire qu’un homme dans son bon sens eût pu faire de telles prières ?

SOCRATE.

Être en délire te paraît opposé à être dans son bon sens ?

ALCIBIADE.

Assurément.

[138d] SOCRATE.

Ne trouves-tu pas qu’il y a des hommes sensés et d’autres qui ne le sont pas ?

ALCIBIADE.

Et bien ?

SOCRATE.

Voyons, tâchons de les bien reconnaître. Il est convenu qu’il y a des hommes sensés et d’autres qui ne le sont pas, et d’autres encore qui sont en délire ?

ALCIBIADE.

Oui, cela est convenu.

SOCRATE.

N’y a-t-il pas des gens sains ?

ALCIBIADE.

Oui.

SOCRATE.

Et d’autres, malades?

[139a] ALCIBIADE.

Sans doute.

SOCRATE.

Ce ne sont pas les mêmes ?

ALCIBIADE.

Non, certes.

SOCRATE.

Y en a-t-il qui ne soient ni malades ni sains ?

ALCIBIADE.

Non pas, que je sache.

SOCRATE.

Car il faut qu’un homme soit sain ou malade.

ALCIBIADE.

A ce qu’il me semble.

SOCRATE.

Mais quoi ! du bon sens et de son contraire, en est-il de même, à ton avis ?

ALCIBIADE.

Comment dis-tu ?

SOCRATE.

Je te demande s’il te paraît nécessaire qu’un homme soit sensé ou insensé, ou s’il y a un certain milieu qui permette de n’être [139b] ni l’un ni l’autre ?

ALCIBIADE.

Non, il n’y a point de milieu.

SOCRATE.

Il faut donc nécessairement qu’on soit l’un ou l’autre ?

ALCIBIADE.

Je le trouve ainsi.

SOCRATE.

Ne te souvient-il pas que tu es convenu que le délire est opposé au bon sens ?

ALCIBIADE.

Je m’en souviens très bien.

SOCRATE.

Et aussi qu’il n’y a pas de milieu qui permette de n’être ni sensé ni insensé ?

ALCIBIADE.

Oui, j’en suis convenu.

SOCRATE.

Mais se peut-il qu’une même chose ait deux contraires qui lui soient opposés ?

ALCIBIADE.

Nullement.

[139c] SOCRATE.

Ne pas être dans son bon sens, et être en délire, ont donc bien l’air d’être une seule et même chose ?

ALCIBIADE.

Il paraît bien.

SOCRATE.

Quand donc nous dirons que tous ceux qui ne sont pas dans leur bon sens sont en délire, nous dirons bien. Sans aller plus loin, nous le dirons des hommes de ton âge, s’il y en a qui ne soient pas dans leur bon sens, comme il y en a sans doute, et dans un âge plus avancé ; car, je te prie, ne trouves-tu pas que dans cette ville les hommes sensés sont fort rares, et que le grand nombre n’a pas de sens, c’est-à-dire, selon toi, qu’il est en délire ?

ALCIBIADE.

Sans difficulté.

SOCRATE.

Mais penses-tu que nous fussions bien en sûreté au milieu de tant de [139d] furieux, et que nous n’eussions pas déjà porté la peine de ce voisinage, reçu des coups, et essuyé toutes les insultes qu’on doit attendre de pareils hommes ? Prends donc garde, mon cher, que la chose ne soit autrement que tu ne dis.

ALCIBIADE.

Comment est-elle donc ? car je pourrais bien m’être trompé.

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