Cousin: Le Seconde Alcibiade 139d-143a — Espécies de Insanidade

SOCRATE.

Il me le semble aussi, et c’est ce qu’il faut examiner de cette manière.

ALCIBIADE.

De quelle manière ?

SOCRATE.

Je vais te le dire : il y a des malades, n’est-ce pas ?

ALCIBIADE.

Qui en doute?

[139e] SOCRATE.

Être malade, est-ce avoir ou la goutte, ou la fièvre, ou mal aux yeux ? Et ne crois-tu pas qu’on peut n’avoir aucun de ces maux-là, et être pourtant malade d’une autre maladie ? car il y en a plusieurs espèces, et ce ne sont pas là les seules.

ALCIBIADE.

J’en suis très persuadé.

SOCRATE.

Tout mal d’yeux te paraît une maladie ?

ALCIBIADE.

Oui.

SOCRATE.

Et toute maladie te paraît-elle un mal d’yeux ?

ALCIBIADE.

Non, assurément ; mais je ne vois pas ce que cela prouve.

[140a] SOCRATE.

Si tu veux me suivre, peut-être le trouverons-nous, en le cherchant à deux.

ALCIBIADE.

Je te suis de toutes mes forces.

SOCRATE.

Ne sommes-nous pas convenus que tout mal d’yeux est une maladie, et que toute maladie n’est pas un mal d’yeux ?

ALCIBIADE.

Nous en sommes convenus.

SOCRATE.

Et avec raison ; car tous ceux qui ont la fièvre sont malades ; mais tous ceux qui sont malades n’ont pas la fièvre, ou la goutte, ou mal aux yeux, [140b] je pense. Ce sont bien là des maladies ; mais, à ce que disent les médecins, on les guérit par des moyens très différents : car elles ne sont pas toutes les mêmes, et on ne les traite pas toutes de la même façon, mais chacune selon sa nature. Cependant ce sont toutes des maladies. Dis-moi encore : il y a plusieurs sortes d’artisans, n’est-ce pas ?

ALCIBIADE.

Oui.

SOCRATE.

Il y a des cordonniers, des architectes, des sculpteurs, et une infinité d’autres qu’il n’est pas nécessaire de nommer : ils remplissent les différentes divisions des arts ; ils sont tous [140c] artisans ; et cependant ils ne sont pas tous architectes, cordonniers, sculpteurs, bien qu’ils soient tous artisans en général.

ALCIBIADE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

La folie est divisée de la même manière entre les hommes : le plus haut degré de folie nous l’appelons délire ; un moindre degré, bêtise et stupidité ; mais ceux qui veulent se servir de termes honnêtes, appellent le délire de l’exaltation, et la bêtise, de la simplicité. Ou bien on dit encore que ce sont des gens [140d] qui n’ont pas de méchanceté, qui ont peu d’expérience, des enfants. En cherchant, tu trouveras encore beaucoup d’autres noms ; mais enfin c’est toujours de la folie : et toutes ces espèces de folie ne diffèrent que comme un art diffère d’un autre art, et une maladie d’une autre maladie. Ne le trouves-tu pas comme moi ?

ALCIBIADE.

Tout comme toi.

SOCRATE.

Revenons donc au point d’où nous sommes partis. Notre premier dessein était de reconnaître les fous et les hommes sensés ; car nous sommes tombés d’accord qu’il y a des hommes sensés et d’autres qui ne le sont pas, n’est-ce point ?

ALCIBIADE.

Oui, nous en sommes tombés d’accord.

[140e] SOCRATE.

N’appelles-tu pas sensé celui qui sait ce qu’il faut faire et dire ?

ALCIBIADE.

Oui.

SOCRATE.

Et qu’appelles-tu insensé ? N’est-ce pas celui qui ne sait ni l’un ni l’autre ?

ALCIBIADE.

Assurément.

SOCRATE.

Ceux qui ne savent ni ce qu’il faut dire, ni ce qu’il faut faire, ne disent-ils point et ne font-ils point, sans s’en douter, ce qu’il ne faut pas ?

ALCIBIADE.

Il me semble.

SOCRATE.

Je te disais [141a] qu’Œdipe était de ce nombre ; mais encore aujourd’hui, tu en trouveras beaucoup qui, sans être comme lui transportés par la colère, demandent aux dieux de véritables maux, pensant lui demander de véritables biens. Car pour Œdipe, s’il ne demandait pas des biens, il ne croyait pas non plus en demander, au lieu que les autres font tous les jours le contraire ; et, sans aller plus loin, Alcibiade, si le dieu que tu vas prier paraissait tout d’un coup, et qu’avant que tu eusses ouvert la bouche, il te demandât si tu serais content d’être roi d’Athènes ; ou, si cela te paraissait trop peu de chose, de [141b] toute la Grèce ; ou, si tu n’étais pas encore satisfait, qu’il te promît l’Europe entière, et qu’il ajoutât, pour remplir ton ambition, que, le même jour, tout l’univers saurait qu’Alcibiade, fils de Clinias, est roi ; je suis persuadé que tu sortirais du temple au comble de la joie, comme venant de recevoir le plus grand de tous les biens.

ALCIBIADE.

Et je suis convaincu, Socrate, qu’il en serait ainsi de tout autre que moi, si la même fortune lui arrivait.

[141c] SOCRATE.

Mais tu ne voudrais pas donner ta vie pour le plaisir de commander aux Grecs et aux Barbares ?

ALCIBIADE.

Non, sans doute ; car a quoi bon ? Je ne pourrais en jouir.

SOCRATE.

Mais si tu devais en jouir, et que cette jouissance dût t’être funeste, n’en voudrais-tu pas encore ?

ALCIBIADE.

Non, certes.

SOCRATE.

Tu vois donc bien qu’il n’est pas sûr d’accepter au hasard ce qui se présente, ni de faire soi-même des vœux, si l’on [141d] doit par là attirer sur sa tête des calamités, ou perdre même la vie : et on pourrait citer beaucoup d’ambitieux qui, ayant désiré avec passion la tyrannie, et n’ayant rien épargné pour y parvenir comme au plus grand de tous les biens, n’ont dû à cette élévation que de périr sous les embûches de leurs ennemis. Il n’est pas possible que tu n’aies entendu parler de ce qui vient d’arriver hier, ce matin même. Archélaüs, roi de Macédoine, avait un favori qu’il aimait avec une passion démesurée ; ce favori, encore plus amoureux du trône d’Archélaüs, qù’Archélaüs ne l’était de lui, vient de le tuer pour se mettre à sa place, se flattant qu’il ne serait pas plus tôt roi qu’il serait l’homme du monde [141e] le plus heureux ; mais à peine a-t-il joui trois ou quatre jours de la tyrannie, que le voilà égorgé, a son tour, par d’autres ambitieux.

Et parmi nos Athéniens (et quant à ceci nous ne l’avons pas ouï dire, nous l’avons vu de nos propres yeux), [142a] combien y en a-t-il qui, après avoir souhaité avec ardeur d’être généraux d’armée et avoir obtenu ce qu’ils désiraient, errent encore aujourd’hui dans l’exil, ou ont péri ; ou bien, et c’est encore là le sort le plus beau, ont passé leur vie dans des dangers innombrables et des frayeurs continuelles, non-seulement pendant leur généralat, mais encore après leur retour dans leur patrie, où ils ont eu à soutenir contre les délateurs une guerre plus cruelle que toutes les guerres contre l’ennemi ; au point que la plupart ont fini par maudire leur élévation. [142b] Encore si tous ces dangers et toutes ces fatigues conduisaient à quelque chose d’utile, il y aurait quelque raison à s’y exposer ; mais c’est tout le contraire.

Ce que je dis des honneurs, je le dis aussi des enfants. Combien avons-nous vu de gens qui, après en avoir demandé aux dieux et en avoir obtenu, se sont attiré par là de grands chagrins ! les uns ont passé toute leur vie dans la douleur et l’amertume, pour en avoir eu de méchants ; et les autres, qui en ont eu de bons, [142c] venant à les perdre, ont été aussi malheureux que les premiers, et auraient beaucoup mieux aimé n’avoir jamais été pères. Néanmoins, malgré l’éclat de ces dures leçons, à peine trouverait-on un homme qui refusât ces faux biens si les dieux les lui envoyaient, ou qui cessât de les demander s’il croyait les obtenir par ses prières. La plupart ne refuseraient ni la tyrannie, ni le commandement des armées, ni tous les autres [142d] biens, qui sont réellement beaucoup plus pernicieux qu’utiles ; et ils les solliciteraient, s’ils ne se présentaient pas d’eux-mêmes. Mais attends un moment, bientôt tu les entendras chanter la palinodie, et faire des vœux tout contraires aux premiers. Pour moi, je crains que ce ne soit véritablement à tort que les hommes se plaignent des dieux, et les accusent d’être la cause de leurs maux ; tandis que ce sont eux-mêmes qui, par leurs vices ou leurs folies,

Se rendent misérables [142e] malgré le sort.

Et c’est pourquoi, Alcibiade, je trouve bien du sens à ce poète qui, ayant, comme je pense, des amis fort imprudents, et leur voyant faire tous les jours et demander aux dieux des choses qui leur paraissaient bonnes et qui étaient pourtant très mauvaises, composa pour eux tous en commun une prière ; la voici :

[143a] « Puissant Jupiter, donne-nous les vrais biens, que nous les demandions, ou que nous ne les demandions pas ; et éloigne de nous les maux, quand même nous te les demanderions. »

Cette prière me paraît très belle et très sûre. Si tu y trouves quelque chose à redire, parle.

,