Cousin: Apologie de Socrate 35e-42a — Condenação de Sócrates

[Ici les juges avant été aux voix, la majorité déclare que Socrate est coupable. Il reprend la parole : ] [35e] Le jugement que vous venez de [36a] prononcer, Athéniens, m’a peu ému, et par bien des raisons; d’ailleurs je m’attendais à ce qui est arrivé. Ce qui me surprend bien plus, c’est le nombre des voix pour ou contre; j’étais bien loin de m’attendre à être condamné à une si faible majorité; car, à ce qu’il paraît, il n’aurait fallu que trois voix de plus pour que je fusse absous. Je puis donc me flatter d’avoir échappé à Mélitus, et non-seulement je lui ai échappé, mais il est évident que si Anytus et Lycon ne se fussent levés pour m’accuser, il aurait été condamné à payer [36b] mille drachmes, comme n’ayant pas obtenu la cinquième partie des suffrages.

C’est donc la peine de mort que cet homme réclame contre moi; à la bonne heure; et moi, de mon côté, Athéniens, à quelle peine me condamnerai-je ? Je dois choisir ce qui m’est dû; Et que m’est-il dû? Quelle peine afflictive, ou quelle amende mérité-je, moi, qui me suis fait un principe de ne connaître aucun repos pendant toute ma vie, négligeant ce que les autres recherchent avec tant d’empressement, les richesses, le soin de ses affaires domestiques, les emplois militaires, les fonctions d’orateur et toutes les autres dignités; moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conjurations et des cabales si fréquentes dans la république, me [36c] trouvant réellement trop honnête homme pour ne pas me perdre en prenant part à tout cela; moi qui, laissant de côté toutes les choses où je ne pouvais être utile ni à vous ni à moi, n’ai voulu d’autre occupation que celle de vous rendre à chacun en particulier le plus grand de tous les services, en vous exhortant tous individuellement à ne pas songer à ce qui vous appartient accidentellement plutôt qu’à ce qui constitue votre essence, et à tout ce qui peut vous rendre vertueux et sages; à ne pas songer aux intérêts passagers de la patrie plutôt qu’à la patrie elle-même, [36d] et ainsi de tout le reste? Athéniens, telle a été ma conduite; que mérite-t-elle? Une récompense, si vous voulez être justes, et même une récompense qui puisse me convenir. Or, qu’est-ce qui peut convenir à un homme pauvre, votre bienfaiteur, qui a besoin de loisir pour ne s’occuper qu’à vous donner des conseils utiles?

II n’y a rien qui lui convienne plus, Athéniens, que d’être nourri dans le Prytanée; et il le mérite bien plus que celui qui, aux jeux Olympiques, a remporté le prix de la course à cheval, ou de la course des chars à deux ou à quatre chevaux; car celui-ci ne vous rend heureux qu’en [36e] apparence : moi, je vous enseigne à l’être véritablement : celui-ci a de quoi vivre, et moi je n’ai rien. Si donc il me faut déclarer ce que je mérite, en bonne justice, je le déclare, c’est [37a] d’être nourri au Prytanée.

Quand je vous parle ainsi, Athéniens, vous m’accuserez peut-être de la même arrogance qui me faisait condamner tout à l’heure les prières et les lamentations. Mais ce n’est nullement cela; mon véritable motif est que j’ai la conscience de n’avoir jamais commis envers personne d’injustice volontaire; mais je ne puis vous le persuader, car il n’y a que quelques instants que nous nous entretenons ensemble, tandis que vous auriez fini par me croire peut-être, si vous aviez, [37b] comme d’autres peuples, une loi qui, pour une condamnation à mort, exigeât un procès de plusieurs jours , au lieu qu’en si peu de temps , il est impossible de détruire des calomnies invétérées. Ayant donc la conscience que je n’ai jamais été injuste envers personne, je suis bien éloigné de vouloir l’être envers moi-même, d’avouer que je mérite une punition, et de me condamner à quelque chose de semblable; et cela dans quelle crainte? Quoi ! pour éviter la peine que réclame contre moi Mélitus, et de laquelle j’ai déjà dit que je ne sais pas si elle est un bien ou un mal, j’irai choisir une peine que je sais très-certainement être un mal, et je m’y condamnerai moi-même!

[37c] Choisirai-je les fers? Mais pourquoi me faudrait-il passer ma vie en prison, esclave du pouvoir des Onze, qui se renouvelle toujours? Une amende, et la prison jusqu’à ce que je l’aie payée? Mais cela revient au même, car je n’ai pas de quoi la payer. Me condamnerai-je à l’exil? Peut-être y consentiriez-vous. Mais il faudrait que l’amour de la vie m’eût bien aveuglé, Athéniens, pour que je pusse m’imaginer que, si vous, mes concitoyens, vous n’avez pu supporter [37d] ma manière d’être et mes discours, s’ils vous sont devenus tellement importuns et odieux qu’aujourd’hui vous voulez enfin vous en délivrer, d’autres n’auront pas de peine à les supporter. Il s’en faut de beaucoup, Athéniens. En vérité, ce serait une belle vie pour moi, vieux comme je suis, de quitter mon pays, d’aller errant de ville en ville, et de vivre comme un proscrit. Car je sais que partout où j’irai, les jeunes gens viendront m’écouter comme ici; si je les rebute, eux-mêmes me feront bannir par les hommes [37e] plus âgés; et si je ne les rebute pas, leurs pères et leurs parents me banniront, à cause d’eux.

Mais me dira-t-on peut-être : Socrate, quand tu nous auras quittés, ne pourras-tu pas te tenir en repos, et garder le silence? Voilà ce qu’il y a de plus difficile à faire entendre à [38a] quelques-uns d’entre vous; car si je dis que ce serait désobéir au dieu, et que, par, cette raison, il m’est impossible de me tenir en repos, vous ne me croirez point, et prendrez cette réponse pour une plaisanterie; et, d’un autre côté, si je vous dis que le plus grand bien de l’homme, c’est de s’entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses dont vous m’avez entendu discourir, m’examinant et moi-même et les autres: car une vie sans examen n’est pas une vie; si je vous dis cela, vous me croirez encore moins. Voilà pourtant la vérité, Athéniens ; mais il n’est pas aisé de vous en convaincre. Au reste, je ne suis point accoutumé à me juger digne de souffrir aucun mal.

[38b] Si j’étais riche, je me condamnerais volontiers à une amende telle que je pourrais la payer, car cela ne me ferait aucun tort; mais, dans la circonstance présente… car enfin je n’ai rien…à moins que vous ne consentiez à m’imposer seulement à ce que je suis en état de payer; et je pourrais aller peut-être jusqu’à une mine d’argent; c’est donc à cette somme que je me condamne. Mais Platon, que voilà, Criton, Critobule et Apollodore veulent que je me condamne à trente mines, dont ils répondent. En conséquence, je m’y condamne; et assurément je vous présente des cautions qui sont très-solvables.

[Ici les juges vont aux voix pour l’application de la peine, et Socrate est condamné à mort. Il poursuit:] [38c] Point n’avoir pas eu la patience d’attendre un peu de temps, Athéniens, vous allez fournir un prétexte à ceux qui voudront diffamer la république; ils diront que vous avez fait mourir Socrate, cet homme sage; car pour aggraver votre honte, ils m’appelleront sage, quoique je ne le sois point. Mais si vous aviez attendu encore un peu de temps, la chose serait venue d’elle-même; car voyez mon âge; je suis déja bien [38d] avançé dans la vie, et tout près de la mort. Je ne dis pas cela pour vous tous, mais seulement pour ceux qui m’ont condamné à mort ; c’est à ceux-là que je veux m’adresser encore. Peut-être pensez-vous que si j’avais cru devoir tout faire et tout dire pour me sauver, je n’y serais point parvenu, faute de savoir trouver des paroles capables de persuader? Non, ce ne, sont pas les paroles qui m’ont manqué, Athéniens, mais l’impudence: je succombe pour n’avoir, pas voulu vous dire les choses que vous aimez tant à entendre; pour n’avoir pas voulu me [38e] lamenter, pleurer, et descendre à toutes les bassesses auxquelles on vous a accoutumés. Mais le péril où j’étais ne m’a point paru une raison de rien faire qui fût indigne d’un homme libre, et maintenant encore je ne me repens pas de m’être ainsi défendu; j’aime beaucoup mieux mourir après m’être défendu comme je l’ai fait, que de devoir la vie à une lâche apologie. Ni devant les tribunaux, ni dans les combats, il n’est permis ni à moi ni à aucun autre d’employer toutes sortes de moyens pour éviter la mort. Tout le monde [39a] sait qu’à la guerre il serait très-facile de sauver sa vie, en jetant ses armes, et en demandant quartier à ceux qui vous poursuivent; de même, dans tous les dangers, on trouve mille expédients pour éviter la mort, quand on est décidé à tout dire et à tout faire. Eh! ce n’est pas là ce qui est difficile, Athéniens, que d’éviter la mort; [39b] mais il l’est beaucoup d’éviter le crime; il court plus vite que la mort. C’est pourquoi, vieux et pesant comme je suis, je me suis laissé atteindre par le plus lent des deux; tandis que le plus agile, le crime, s’est attaché à mes accusateurs, qui ont de la vigueur et de la légèreté. Je m’en vais donc subir la mort à laquelle vous m’avez condamné, et eux l’iniquité et l’infamie à laquelle la vérité les condamne. Pour moi, je m’en tiens à ma peine, et eux à la leur. En effet, peut-être est-ce ainsi que les closes devaient se passer; et, selon moi, tout est pour le mieux.

[39c] Après cela, ô vous qui m’avez condamné voici ce que j’ose vous prédire; car je suis précisément dans les circonstances où les hommes lisent dans l’avenir, au moment de quitter la vie. Je vous dis donc que si vous me faites périr; vous en serez punis aussitôt après ma mort par une peine bien plus cruelle crue celle à laquelle vous me condamnez; en effet, vous ne me faites mourir que pour vous délivrer de l’importun fardeau de rendre compte de votre vie: mais il vous arrivera tout le contraire, je vous le prédis.

[39d] Il va s’élever contre vous un bien plus grand nombre de censeurs que je retenais sans que vous vous en aperçussiez; censeurs d’autant plus difficiles, qu’ils sont plus jeunes, et vous n’en, serez que plus irrités; car si vous pensez qu’en tuant les gens, vous empêcherez qu’on vous reproche de mal vivre, vous vous trompez. Cette manière de se délivrer de ses censeurs n’est ni honnête ni possible : celle qui est en même temps et la plus honnête et la plus facile, c’est, au lieu de fermer la bouche aux autres, de se rendre meilleur soi-même. Voilà ce que j’avais à prédire à ceux qui m’ont condamné : il ne me reste qu’à prendre congé d’eux.

[39e] Mais pour vous, qui m’avez absous par vos suffrages, Athéniens, je m’entretiendrai volontiers avec vous sur ce qui vient de se passer, pendant que les magistrats sont occupés, et qu’on ne me mène pas encore où je dois mourir. Arrêtez-vous donc quelques instants, et employons à converser ensemble le temps qu’on me laisse.

[40a] Je veux vous raconter, comme à mes amis, une chose qui m’est arrivée aujourd’hui, et vous apprendre ce qu’elle signifie. Oui, juges (et en vous appelant ainsi, je vous donne le nom que vous méritez), il m’est arrivé aujourd’hui quelque chose d’extraordinaire. Cette inspiration prophétique qui n’a cessé de se faire entendre à moi dans tout le cours de ma vie, qui dans les moindres occasions n’a jamais manqué de me détourner de tout ce que j’allais faire de mal, aujourd’hui qu’il m’arrive ce que vous voyez, ce qu’on pourrait prendre, et ce qu’on prend en [40b] effet pour le plus grand de tous les maux, cette voix divine a gardé le silence; elle ne m’a arrêté ni ce matin quand je suis sorti de ma maison, ni quand je suis venu devant ce tribunal, ni tandis que je parlais, quand j’allais dire quelque chose. Cependant, dans beaucoup d’autres circonstances, elle vint m’interrompre au milieu de mon discours; mais aujourd’hui elle ne s’est opposée à aucune de mes actions, à aucune de mes paroles: quelle en peut être la cause? Je vais vous le dire; c’est que ce qui m’arrive est, selon toute vraisemblance, un bien; et nous nous trompons sans [40c] aucun doute, si nous pensons que la mort soit un mal. Une preuve évidente pour moi, c’est qu’infailliblement, si j’eusse dû mal faire aujourd’hui, le signe ordinaire m’en eût averti.

Voici encore quelques raisons d’espérer que la mort est un bien. Il faut qu’elle soit de deux choses l’une, ou l’anéantissement absolu, et la destruction de toute conscience, ou, comme on le dit, un simple changement, le passage de l’âme d’un lieu dans un autre. Si la mort est la [40d] privation de tout sentiment, un sommeil sans aucun songe, quel merveilleux avantage n’est-ce pas que de mourir? Car, que quelqu’un choisisse une nuit ainsi passée dans un sommeil profond que n’aurait troublé aucun songe, et qu’il compare cette nuit avec toutes les nuits et avec tous les jours qui ont rempli le cours entier de sa vie; qu’il réfléchisse, et qu’il dise en conscience combien dans sa vie il a eu de jours et de nuits plus heureuses et; plus douces que celle-là; je suis persuadé que non-seulement un simple [40e] particulier, mais que le grand roi lui-même en trouverait un bien petit nombre, et qu’il serait aisé de les compter. Si la mort est quelque chose de semblable, je dis qu’elle n’est pas un mal; car la durée tout entière ne paraît plus ainsi qu’une seule nuit. Mais si la mort est un passage de ce séjour dans un autre, et si ce qu’on dit est véritable, que là est le rendez-vous de tous ceux qui ont vécu, quel plus grand bien peut-on imaginer, [41a] mes juges? Car enfin, si en arrivant aux enfers, échappés à ceux qui se prétendent ici-bas des juges, l’on y trouve les vrais juges, ceux qui passent pour y rendre la justice, Minos, Rhadamanthe, Éaque, Triptolème et tous ces autres demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie, le voyage serait-il donc si malheureux? Combien ne donnerait-on pas pour s’entretenir avec Orphée, Musée, Hésiode, Homère? Quant à moi, si cela [41b] est véritable, je veux mourir plusieurs fois. O pour moi surtout l’admirable passe-temps, de me trouver là avec Palamède, Ajax fils de Télamon, et tous ceux, des temps anciens, qui sont morts victimes de condamnations injustes !

Quel agrément de comparer mes aventures avec les leurs! Mais mon plus grand plaisir serait d’employer ma vie, là comme ici, à interroger et à examiner tous ces personnages, pour distinguer ceux qui sont véritablement sages, et ceux qui croient l’être et ne le sont point. A quel prix ne voudrait-on, pas, mes juges, examiner [41c] un peu celui qui mena contre Troie une si nombreuse armée, ou Ulysse ou Sisyphe, et tant d’autres, hommes et femmes, avec lesquels ce serait une félicité inexprimable de converser et de vivre, en les observant et les examinant? Là du moins on n’est pas condamné à mort pour cela; car les habitants de cet heureux séjour, entre mille avantages qui mettent leur condition bien au-dessus de la nôtre, jouissent d’une vie immortelle, si du moins ce qu’on en dit est véritable.

C’est pourquoi, mes juges, soyez pleins d’espérance dans la mort, et ne pensez qu’à [41d] cette vérité, qu’il n’y a aucun mal pour l’homme de bien, ni pendant sa vie ni après sa mort, et que les dieux ne l’abandonnent jamais; car ce qui m’arrive n’est point l’effet du hasard; et il est clair pour moi que mourir dès à présent, et être délivré dés soucis de la vie, était ce qui me convenait le mieux; aussi la voix céleste s’est tue aujourd’hui, et je n’ai aucun ressentiment contre mes accusateurs, ni contre ceux qui m’ont condamné, quoique leur intention n’ait pas été de me faire du bien, et qu’ils n’aient cherché qu’à me nuire; en quoi j’aurais bien quelque raison de me plaindre d’eux.

[41e] Je ne leur ferai qu’une seule prière. Lorsque mes enfants seront grands, si vous les voyez rechercher les richesses ou toute autre chose plus que la vertu, punissez-les, en les tourmentant comme je vous ai tourmentés; et, s’ils se croient quelque chose, quoiqu’ils ne soient rien, faites-les rougir de leur insouciance et de leur présomption; c’est ainsi que je me suis conduit avec vous. Si vous faites cela, moi et mes enfants nous n’aurons qu’à nous louer de votre justice.

[42a] Mais il est temps que nous nous quittions, moi pour mourir, et vous pour vivre.

Qui de nous a le meilleur partage ? Personne ne le sait, excepté Dieu.

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