Cousin : Apologie de Socrate

L’accusation intentée à Socrate, telle quelle existait encore, au second siècle de l’ère chrétienne, à Athènes, dans le temple de Cybèle, au rapport de Phavorinus, cité par Diogène Laërce, reposait sur ces deux chefs : 1) que Socrate ne croyait pas à la religion de l’état; 2) qu’il corrompait la jeunesse , c’est-à-dire, évidemment, qu’il instruisait la jeunesse à ne pas croire à la religion de l’état.

Or l’Apologie de Socrate ne répond d’une manière satisfaisante ni à l’un ni à l’autre de ces deux chefs d’accusation. Au lieu de déclarer qu’il croit à la religion établie, Socrate prouve qu’il n’est pas athée ; au lieu de faire voir qu’il n’instruit pas la jeunesse à douter des dogmes consacrés par la loi, il proteste qu’il lui a toujours enseigné une morale pure. Comme plaidoyer, comme défense régulière, on ne peut nier que l’Apologie de Socrate ne soit très faible.

C’est qu’elle ne pouvait guère ne pas l’être, que l’accusation était fondée, et qu’en effet, dans un ordre de choses dont la base est une religion d’état, on ne peut penser, comme Socrate, de cette religion, et publier ce qu’on en pense, sans nuire à cette religion, et par conséquent sans troubler l’état, et provoquer, à la longue, une révolution; et la preuve en est que, deux siècles plus tard, quand cette révolution éclata, ses plus zélés partisans, dans leurs plus violentes attaques contre le paganisme, n’ont fait que répéter les arguments de Socrate dans l’Euthyphron. On peut l’avouer aujourd’hui, Socrate ne s’élève tant comme philosophe que précisément à condition d’être coupable comme citoyen à prendre ce titre et les devoirs qu’il impose dans le sens étroit et selon l’esprit de l’antiquité. Lui-même connaissait si bien sa situation qu’au commencement de l’Apologie il déclare qu’il ne se défend que pour obéir à la loi.

Quel est donc le but direct, l’effet réel de l’Apologie de Socrate?

C’est de montrer sous son vrai point de vue le caractère de Socrate, et d’expliquer le mystère de la singulière destinée qu’il s’était faite a Athènes, en dehors de la vie commune, ne prenant aucune part aux affaires publiques négligeant les siennes, et n’ayant d’autre occupation que de proposer des questions à tout le monde. L’explication de ce mystère est une mission supérieure dont Socrate se croit chargé. Il croit qu’il est appelé à rendre les hommes meilleurs, à démasquer la fausse sagesse, à humilier l’orgueil de l’esprit devant le bon sens et la vertu, à ramener la raison humaine de la recherche ambitieuse d’un savoir chimérique et vain, au sentiment de sa faiblesse, à l’étude et à la pratique des vérités morales. Telle est la mission que Socrate a reçue : elle domine à ses yeux tous les devoirs et les intérêts ordinaires; c’est pour elle qu’il a soulevé contre lui tant d’ennemis puissants intéressés au maintien des préjugés qu’il combattait ; c’est elle qui le fait comparaitre devant le tribunal ; et, plutôt que de l’abandonner, il déclare qu’il est prêt à la sceller de son sang.

Il y a plus ; on voit qu’il a reconnu la nécessité de sa mort. Il dit expressément qu’il ne servirait à rien de l’absoudre, parce qu’il est décidé à mériter de nouveau l’accusation maintenant portée contre lui ; que l’exil même ne peut le sauver, ses principes, qu’il n’abandonnera jamais, et sa mission, qu’il poursuivra partout, devant le mettre toujours et partout dans la situation où il est; qu’enfin il est inutile de reculer devant la nécessité, qu’il faut que sa destinée s’accomplisse, et que sa mort est venue.

Socrate avait raison : sa mort était forcée, et le résultat inévitable de la lutte qu’il avait engagée contre le dogmatisme religieux et la fausse sagesse de son temps. C’est l’esprit de ce temps et non pas Anytus ni l’Aréopage qui a mis en cause et condamné Socrate. Anytus, il faut le dire, était un citoyen recommandable ; l’Aréopage un tribunal équitable et modéré; et, s’il fallait s’étonner de quelque chose, ce serait que Socrate ait été accusé si tard, et qu’il n’ait pas été condamné à une plus forte majorité.

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