Cousin: Du Juste

DU JUSTE

Interlocuteurs :

SOCRATE, UN ANONYME

L’ANONYME

Peux-tu me dire ce qu’est le juste ? Ne te semble-t-il pas que la question mérite d’être discutée [1298]?

SOCRATE

Je le crois tout à fait.

L’ANONYME

Qu’est-ce donc?

SOCRATE

Serait-ce autre chose que ce que la coutume consacre comme juste?

L’ANONYME

Ne me réponds pas ainsi.

SOCRATE

Mais voyons : si tu me demandais ce qu’est l’œil, je te dirais : ce par quoi nous voyons, et si tu me priais de te le montrer, je te le montrerais ; si tu me demandais : à quoi donne-t-on le nom d’âme, je te dirais : à ce par quoi nous connaissons, et si tu me demandais encore ce qu’est la voix, je te répondrais : ce par quoi nous parlons. A ton tour, exprime-toi de cette manière : est juste ce par quoi nous faisons telle chose, comme je viens de te le demander.

L’ANONYME

Je suis embarrassé pour te répondre ainsi.

SOCRATE

Eh bien ! puisque tu ne le peux de cette façon, peut-être par cet autre biais arriverons-nous plus facilement. Voyons, à quoi nous référons-nous pour discerner ce qui est plus grand de ce qui est plus petit ? N’est-ce pas à la mesure?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Et avec la mesure, à quel art ? N’est-ce pas à la métrétique?

L’ANONYME

(373a) Oui, à la métrétique.

SOCRATE

Et pour distinguer ce qui est léger de ce qui est lourd ? N’est-ce pas au poids?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Et avec le poids, à quel art ? A l’art de peser, n’est-ce pas?

L’ANONYME

Sans aucun doute.

SOCRATE

Et alors, pour discerner ce qui est juste de ce qui est injuste, à quel instrument nous référons-nous, et avec l’instrument, à quel art de préférence ? Même sous cette forme, cela ne te paraît-il pas encore bien clair?

L’ANONYME

Non.

SOCRATE

Reprenons donc de cette autre manière. Quand nous ne sommes pas d’accord sur ce qui est plus grand ou plus petit, qui tranche pour nous ? Les mesureurs, n’est-ce pas?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Et quand il s’agit de quantité grande ou petite, qui tranche ? Ce sont les calculateurs?

L’ANONYME

Évidemment.

SOCRATE

Et lorsque c’est au sujet du juste ou de l’injuste que nous ne sommes pas d’accord, à qui nous adressons-nous, quels sont ceux qui tranchent pour nous dans tous les cas ? Réponds.

L’ANONYME

Veux-tu parler des juges, Socrate?

SOCRATE

Bien, tu as trouvé. Allons, essaie donc maintenant de répondre à cette nouvelle question. Comment s’y prennent les mesureurs pour juger de ce qui est grand et de ce qui est petit ? Ne mesurent-ils pas?

L’ANONYME

Si.

SOCRATE

Et pour discerner ce qui est lourd de ce qui est léger ? Ne pèse-t-on pas?

L’ANONYME

On pèse assurément.

SOCRATE

Et pour ce qui concerne les quantités grandes ou petites ? Ne compte-t-on pas?

L’ANONYME

Si.

L’ANONYME

Et alors, pour ce qui concerne le juste et l’injuste ? Réponds.

L’ANONYME

Je ne sais.

SOCRATE

On parle, n’est-ce pas?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

C’est donc en parlant que les juges tranchent pour nous, quand ils se prononcent sur le juste et l’injuste ? Quand ils se prononcent sur l’injuste est-ce qu’ils possèdent l’injustice ? ou est-ce malgré eux ? Je veux dire : penses-tu qu’ils commettent l’injustice et sont injustes le voulant bien, ou sans le vouloir?

L’ANONYME

Sans doute le voulant bien, Socrate, car ils sont mauvais.

SOCRATE

Et, d’après toi, c’est volontairement que les hommes sont méchants et injustes?

L’ANONYME

Mais oui. Pas pour toi?

SOCRATE

Non, si du moins il faut en croire le poète.

L’ANONYME

Quel poète?

SOCRATE

Celui qui a dit : Nul n’est volontairement malheureux, ni involontairement heureux[1299].

L’ANONYME

Mais, Socrate, le vieux proverbe a raison qui prétend que les poètes mentent souvent

SOCRATE

Je serais surpris si dans ce cas notre poète mentait. Au reste, as-tu le temps ? Nous pourrions examiner s’il ment ou dit la vérité.

L’ANONYME

J’ai le temps.

SOCRATE

Eh bien ! qu’est-ce qui est juste, d’après toi, mentir ou dire la vérité?

L’ANONYME

Dire la vérité, évidemment.

SOCRATE

Mentir est donc injuste?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Et s’il s’agit de tromper ou de ne pas tromper?

L’ANONYME

Ne pas tromper, sans aucun doute.

SOCRATE

Tromper est donc injuste?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Et encore, est-ce nuire qui est juste, ou rendre service?

L’ANONYME

Rendre service.

SOCRATE

Nuire est donc injuste?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Donc, dire la vérité, ne pas tromper, rendre service, voilà ce qui est juste ; mentir, au contraire, nuire, tromper, voilà l’injuste.

L’ANONYME

Par Zeus, c’est absolument cela.

SOCRATE

Et même s’il s’agit des ennemis?

L’ANONYME

Oh ! nullement.

SOCRATE

Mais il est juste de nuire aux ennemis, injuste de leur rendre service?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Donc, il est juste de les tromper, et ainsi de leur nuire?

L’ANONYME

Pourquoi pas?

SOCRATE

De plus, mentir pour les tromper et pour leur nuire, n’est-ce pas juste ?

L’ANONYME

Si.

SOCRATE

Et encore, aider ses amis, ne concèdes-tu pas que ce soit juste?

L’ANONYME

Évidemment.

SOCRATE

En ne les trompant pas, ou en les trompant, si c’est pour leur intérêt?

L’ANONYME

Même en les trompant, par Zeus.

SOCRATE

Il est donc juste de leur être utile en les trompant. Mais pas en mentant, ou même en mentant?

L’ANONYME

Même en mentant, c’est juste.

SOCRATE

D’où il est manifeste que mentir et dire la vérité est à la fois juste et injuste.

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

De même ne pas tromper et tromper sont juste et injuste.

L’ANONYME

C’est manifeste.

SOCRATE

De même, nuire et rendre service est juste et injuste.

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Ces mêmes choses, manifestement, sont donc toutes justes et injustes.

L’ANONYME

Je le crois aussi.

SOCRATE

Écoute : j’ai un œil droit et un œil gauche comme tout le monde ?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Une narine droite et une narine gauche?

L’ANONYME

Assurément.

SOCRATE

Une main droite et une main gauche?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Eh bien ! puisque ces mêmes parties de mon corps, tu les appelles les unes droites et les autres gauches, si je te demandais lesquelles, ne pourrais-tu me répondre : celles qui sont de ce côté sont droites, celles qui sont de cet autre sont gauches?

L’ANONYME

Si.

SOCRATE

Fais-en autant ici. Puisque tu donnes aux mêmes choses tantôt le nom de justes, tantôt le nom d’injustes, peux-tu me dire lesquelles sont justes, lesquelles injustes?

L’ANONYME

A mon avis, toutes celles qui sont faites à propos et au moment propice sont justes, et celles qui sont faites hors de propos sont injustes.

SOCRATE

Ton idée est bonne. Donc celui qui accomplit toutes ces actions à propos agit justement, celui qui les accomplit hors de propos, injustement?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Par conséquent, l’un accomplissant les actions justes est juste, l’autre accomplissant des actions injustes est injuste?

L’ANONYME

C’est cela.

SOCRATE

Mais quel est celui qui peut, à propos et au moment propice tailler et brûler, ou faire maigrir?

L’ANONYME

Le médecin.

SOCRATE

Parce qu’il sait, ou pour une autre raison?

L’ANONYME

Parce qu’il sait.

SOCRATE

Et qui peut à propos bêcher, labourer, planter?

L’ANONYME

L’agriculteur.

SOCRATE

Parce qu’il sait, oui ou non?

L’ANONYME

Parce qu’il sait.

SOCRATE

N’en est-il pas ainsi de toute chose ? Celui qui sait est capable de faire ce qu’il faut, quand il le faut et au moment propice, et celui qui ne sait pas en est incapable?

L’ANONYME

Il en est ainsi.

SOCRATE

Et alors, pour ce qui est de mentir, de tromper, de rendre service, celui qui sait est capable d’accomplir toutes ces actions quand c’est à propos et au moment propice : celui qui ne sait pas, non?

L’ANONYME

Tu dis vrai.

SOCRATE

Donc celui qui fait tout cela à propos est juste?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Et c’est grâce à la science qu’il fait tout cela.

L’ANONYME

Sans aucun doute.

SOCRATE

C’est donc par la science qu’est juste celui qui est juste.

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Mais l’injuste, n’est-ce pas par le contraire du juste qu’il est injuste?

L’ANONYME

Il le semble.

SOCRATE

Or, le juste est juste par la sagesse.

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

C’est donc par l’ignorance que l’injuste est injuste.

L’ANONYME

Apparemment.

SOCRATE

Il y a donc toute chance pour que cette sagesse que nous ont léguée nos ancêtres, ce soit la justice, et que le nom d’ignorance recouvre l’injustice.

L’ANONYME

Apparemment.

SOCRATE

Mais est-ce volontairement que les hommes sont ignorants ou involontairement?

L’ANONYME

Involontairement.

SOCRATE

C’est donc involontairement aussi qu’ils sont injustes?

L’ANONYME

Il semble.

SOCRATE

Et les injustes sont mauvais?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

C’est donc involontairement qu’on est mauvais et injuste.

L’ANONYME

Oui, absolument.

SOCRATE

Et c’est parce qu’ils sont injustes qu’ils commettent l’injustice?

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Donc, par quelque chose d’involontaire?

L’ANONYME

Tout à fait.

SOCRATE

Or, ce n’est pas par de l’involontaire que le volontaire se produit.

L’ANONYME

Assurément non.

SOCRATE

Et c’est parce qu’on est injuste qu’on produit l’acte injuste.

L’ANONYME

Oui.

SOCRATE

Mais le fait d’être injuste est involontaire?

L’ANONYME

Involontaire.

SOCRATE

Par conséquent, c’est involontairement qu’on commet l’injustice et que l’on est injuste et méchant.

L’ANONYME

Involontairement, du moins à ce qu’il semble.

SOCRATE

Donc, il ne mentait pas en cela, le poète?

L’ANONYME

Apparemment non.

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