Cependant il faut que nous découvrions quelque science qui donne à celui qui la possède une sagesse réelle et non une sagesse apparente. Voyons. La recherche où nous allons entrera (976d) quelque chose de bien difficile, puisqu’il s’agit de trouver hors de tout ce que nous avons passé en revue Une science qui mérite véritablement et à juste titre le nom de sagesse, une science enfin qui tire de la classe des artisans et des gens du commun quiconque l’a acquise, et en fasse un homme sage et vertueux, un citoyen juste et réglé dans toute sa conduite, soit qu’il commande, soit qu’il obéisse. Et d’abord voyons quelle est de toutes les sciences celle qui, si elle venait à manquer à l’homme, ou s’il ne l’avait jamais connue, en ferait le plus stupide et le plus insensé des animaux. Elle n’est pas (976e) très difficile à trouver ; car si on les compare une à une, aucune ne produirait plus sûrement cet effet que celle qui donne au genre humain la connaissance du nombre ; et je crois qu’un Dieu plutôt que le hasard nous a fait don de cette science pour notre conservation. Mais il faut vous expliquer de quel Dieu j’entends parler, étrange en un sens, et en un autre sens pas du tout étrange. Comment, en effet, (977a) ne pas regarder comme l’auteur du plus grand de tous les biens, de la sagesse, celui de qui nous tenons tous les autres ? Mais quel est, Mégille et Clinias, ce Dieu dont je parle avec tant d’éloges ? C’est le ciel : c’est à lui qu’il est souverainement juste d’adresser particulièrement nos hommages et nos prières, comme le font tous les autres dieux et les génies. De l’aveu de tout le monde, nous sommes redevables à sa libéralité de tous les autres biens ; et, selon notre pensée, c’est lui qui a découvert aux hommes la science du nombre, et la découvrira encore (977b) à quiconque voudra écouter ses leçons. Qu’on l’appelle monde, olympe ou ciel, peu importe quel nom il plaise de lui donner, pourvu que, s’élevant à la vraie contemplation de ce Dieu, on observe comme il se présente sous mille formes variées, imprime le mouvement aux astres qu’il contient, fait naître les révolutions, les saisons, la vie, les diverses connaissances avec celle du nombre, et tous les autres biens, dont le plus grand est sans contredit cette science du nombre, lorsqu’on sait s’en servir pour expliquer tout l’ordre céleste.
Mais, revenons un moment sur nos pas pour nous rappeler avec (977c) combien de vérité nous avons pensé que si on était le nombre à l’humanité, on lui rendrait impossible toute prudence. En effet, l’âme de l’animal qui serait destitué de raison serait incapable de réunir jamais toutes les vertus. Ignorant ce que c’est que deux et trois, le pair et l’impair, en un mot n’ayant aucune idée du nombre, il ne sera jamais en état de rendre raison d’aucune chose, ne la connaissant que par les sens et la mémoire. Rien n’empêche (977d) qu’il n’ait les autres vertus, comme la force et la tempérance ; mais, privé de la véritable raison, jamais il ne deviendra sage, et quiconque n’a pas la sagesse, qui est la partie principale de toute vertu, ne pouvant devenir parfaitement bon, ne peut conséquemment parvenir au bonheur. Il est donc de toute nécessité que le nombre serve de fondement à tout le reste. Pour l’expliquer, il faudrait entrer dans des développements plus étendus que tout ce qui a été dit jusqu’ici ; mais ce qu’on peut dire de mieux pour le moment, c’est que de tous les arts dont nous avons fait le dénombrement, en voulant bien leur accorder le nom (977e) d’arts, il n’en est aucun qui puisse subsister, aucun qui ne périsse entièrement, si on ôte la science du nombre. A ne jeter les yeux que sur les arts, on pourrait croire avec quelque raison que cette science n’est nécessaire au genre humain que pour des objets de peu d’importance ; cependant c’est déjà beaucoup. Mais si on porte ses regards sur ce qu’il y a de divin et de mortel dans la généralisation, où l’on reconnaîtra le principe de la piété envers les dieux et le nombre (978a) par essence, on verra alors qu’il n’est pas donné à tout le monde de comprendre toute la vertu et l’efficacité de la science des nombres. Il est évident, par exemple, que la musique en entier ne peut se passer de mouvements et de sons mesurés par le nombre. Et, ce qu’il y a de plus admirable, cette science, en même temps qu’elle est la source de tous les biens, n’est la source d’aucun mal, ce dont il est aisé de se convaincre. Le nombre n’entre pour rien dans toute espèce de mouvement où il ne règne ni raison, ni ordre, ni figure, ni mesure, ni harmonie, en un mot dans tout ce qui participe à quelque mal. (978b) Voilà de quoi doit être persuadé tout homme qui veut être heureux jusqu’à la fin de ses jours, et encore qu’à l’égard du juste, du bon, du beau et des autres choses semblables, quiconque ne les connaît point et ne les a pas saisies par une opinion vraie, n’en saura jamais rendre compte d’une manière satisfaisante pour lui-même ou pour autrui.
Allons plus loin et observons comment nous avons appris à compter. Dites-moi d’où nous vient la connaissance de l’unité et du nombre deux, (978c) à nous les seuls de tout l’univers doués naturellement de la capacité de réfléchir ? Car la nature n’a pas donné aux autres animaux les facultés nécessaires pour apprendre du père à compter. Mais Dieu a premièrement mis en nous l’intelligence requise, pour concevoir ce qui nous est montré ; ensuite il a montré et il nous montre encore divers objets, parmi lesquels il n’en est point de plus beau que le spectacle du jour. De l’aspect du jour l’homme passe à celui de la nuit, qui lui offre un tableau (978d) tout différents ; et, ne cessant de ramener la révolution successive des jours et des nuits, le ciel ne cesse point d’enseigner aux hommes ce que c’est qu’un et deux, jusqu’à ce que le plus stupide ait suffisamment appris à compter ; car cette même suite de jours et de nuits apprend aussi à chacun de nous ce que c’est que trois, quatre et plusieurs. De plus, entre les corps célestes, Dieu en a fait un, c’est la lune, qui, dans sa course, paraissant tantôt plus grande, tantôt plus petite, nous montre sans cesse (978e) une nouvelle espèce de jour, pendant l’espace de quinze jours et de quinze nuits ; telle est la mesure de sa révolution, si on veut en ajouter ensemble toutes les parties pour en faire un cercle : de sorte que le plus stupide de tous les animaux que Dieu a doués de la faculté d’apprendre conçoit enfin ce que c’est que le nombre. Jusque-là, et tant qu’il ne sera question que de considérer chaque nombre séparément, tout animal qui a l’intelligence nécessaire deviendra habile dans cette science. (979a) Mais il faut, ce me semble, un plus grand effort d’esprit pour combiner ensemble divers nombres : c’est pourquoi Dieu ayant fait, comme je l’ai dit, la lune sujette à croître et à décroître, nous montra par là le rapport des mois aux années(1251), et nous mit heureusement sur la voie de comparer un nombre avec un autre. De là aussi nous sont venus les fruits et la fécondité de la terre, qui donne à tous les animaux leur nourriture, à l’aide des vents et des pluies distribués à propos et avec mesure. Si quelquefois (979b) cet ordre est changé et altéré, ce n’est point Dieu qu’il faut accuser, mais l’homme qui ne vit point conformément aux règles de la justice.
Dans nos recherches sur les lois nous avons jugé qu’en tout le reste il était facile de connaître et de procurer aux hommes leur plus grand bien, et qu’il n’est personne qui ne puisse comprendre et mettre en pratique ce que nous avons dit, pourvu qu’il sache distinguer l’utile du nuisible : nous avons jugé, dis-je, (979c) et nous jugeons encore que tout ce qui concerne les autres devoirs n’a pas beaucoup de difficulté ; mais d’apprendre comment on devient homme de bien est chose difficile. En effet ce que nous avons prescrit pour l’acquisition des autres biens est possible et même aisé. On sait assez quelles sont dans les richesses les bornes du nécessaire et du superflu, comment il faut que le corps soit ou ne soit point affecté. Quant à l’âme, tout le monde est d’accord qu’elle doit être bonne : on convient aussi que pour être bonne il faut qu’elle soit juste, tempérante, forte ; chacun dit encore qu’elle doit être sage. Mais de quelle sagesse ? C’est sur quoi, (979d) comme nous l’avons vu tout à l’heure, les sentiments sont si partagés qu’à peine trouve-t-on deux personnes qui soient de même avis. Maintenant outre les autres espèces de sagesse dont on a parlé, nous venons d’en découvrir une qui n’est pas moins propre que toutes les autres à donner l’apparence d’un homme sage à celui qui posséderait la science que nous avons exposée. Mais serait-il véritablement sage et vertueux ? C’est ce qu’il nous faut examiner.
CLINIAS.
Étranger, tu as eu bien raison de dire que tu allais nous entretenir de grandes choses d’une manière proportionnée au sujet.
(979e) L’ATHÉNIEN.
Oui, mon cher Clinias, ce sont de grandes choses, et, qui plus est, des choses entièrement et absolument vraies.
CLINIAS.
J’en suis persuadé, Étranger ; mais ne te lasse pas de nous expliquer ta pensée.
L’ATHÉNIEN.
Je continuerai ; ne vous lassez pas vous-mêmes de m’écouter.
CLINIAS.
Je te réponds pour Mégille et pour moi de toute notre attention.