— « Eh bien ! pour moi, répondit-il, je crois que c’est un bien de s’enrichir ».
Il voulait encore ajouter quelque chose, mais Critias interrompit : « Or ça, dis-moi, Eryxias, tu penses que c’est un bien d’être riche? »
— « Certes oui, par Zeus, sinon je serais toqué, et il n’est personne, je suppose, qui n’en convienne ».
— « Pourtant, répliqua l’autre, il n’est, je crois, personne non plus que je ne fasse convenir avec moi que, pour certaines gens, c’est un mal d’être riche. Or, si c’était un bien, cela ne pourrait paraître un mal pour quelques-uns d’entre nous ».
Je leur dis alors :
— « Si vous vous trouviez en désaccord sur la question de savoir lequel de vous deux avance les propositions les plus exactes sur l’équitation, comment on monte le mieux à cheval, et s’il arrivait que je fusse moi-même un homme compétent dans la matière, je m’efforcerais de terminer votre différend, — j’aurais honte, moi présent, de ne pas faire tout mon possible pour empêcher vos dissentiments. Ainsi de tout autre sujet de désaccord, car forcément, si vous ne finissez par vous entendre, vous vous séparerez plus ennemis qu’amis. Or maintenant, puisque vous voilà divisés à propos d’une chose dont il faut faire usage durant toute la vie et pour laquelle il importe tant de savoir le cas qu’il en faut faire, si elle est utile ou non, — et cette chose n’est pas de celles qui passent parmi les Grecs pour insignifiante, mais pour très sérieuse : les parents, dès que leurs fils leur paraissent en âge de raisonner, les engagent d’abord à rechercher les moyens de faire fortune *, car si tu as quelque chose, on t’estime ; autrement, non, — puisque donc, on se préoccupe si fort de cette affaire, et que vous, d’accord sur tout le reste, vous différez d’avis en matière si grave ; puisque, de plus, votre désaccord ne porte pas sur le fait de savoir si la richesse est noire ou blanche, légère ou lourde, mais si elle est un bien ou un mal, et que rien ne peut mettre l’inimitié entre vous comme ce dissentiment sur les biens et les maux, alors que les liens du sang et de l’amitié vous unissent si étroitement, — moi, autant que c’est en mon pouvoir, je ne souffrirais pas de vous voir en désaccord l’un contre l’autre, mais, si j’en étais capable, je vous dirais ce qui en est et ferais cesser ainsi ce désaccord. Présentement, puisque je m’en trouve incapable et que, d’autre part, chacun de vous deux se croit de taille à forcer l’assentiment de l’autre, je suis prêt à vous aider autant que je le puis, à convenir entre vous de la vérité sur ce point. A toi donc, Critias, ajoutai-je, de nous amener à ton avis, comme tu as entrepris de le faire ».
— « Mais, répondit-il, ainsi que j’avais commencé, je demanderais volontiers à Eryxias s’il pense qu’il y a des hommes justes et injustes ».
— « Oui, par Zeus, dit celui-ci, absolument ».
— « Mais quoi, commettre une injustice, est-ce un mal, selon toi, ou un bien? »
— « Un mal, évidemment ».
— « Te semble-t-il qu’un homme entretenant, au moyen d’argent, une liaison adultère avec les femmes de ses voisins, commette une injustice, oui ou non ? Et cela, malgré les défenses de la cité et des lois? »
— « Pour moi, je crois qu’il commet une injustice ».
— « Donc, poursuivit-il, s’il est riche et peut dépenser de l’argent, le premier homme injuste venu et quiconque voudra, pourra se rendre coupable. Si, au contraire, il n’est pas riche et n’a pas de quoi dépenser, il ne pourra faire ce qu’il veut et, par conséquent, ne saurait se rendre coupable. C’est pourquoi, il est plus avantageux à l’homme de ne pas être riche, puisque ainsi, il fait moins ce qu’il veut, — et il veut ce qui est mauvais. Mais encore, diras-tu que la maladie est un mal ou un bien? »
— « Un mal certes ».
— « Eh quoi ! Ne crois-tu pas qu’il y ait des gens intempérants? »
— « Je le crois ».
— « Or, s’il valait mieux pour cet homme, eu égard à sa santé, s’abstenir des mets, des boissons et des autres prétendus plaisirs, et s’il n’en avait pas le courage à cause de son intempérance, ne serait-il pas préférable pour lui de ne pas avoir de quoi se les procurer, plutôt que de posséder en abondance ces commodités de la vie ? De cette sorte, il serait dans l’impossibilité de commettre des fautes, même s’il en avait le plus vif désir ».
Critias parut avoir bien parlé, — et si bien, que, n’eût été une certaine pudeur qui le retenait devant l’assistance, Eryxias n’aurait pu s’empêcher de se lever pour aller le battre, tant il croyait avoir perdu à s’apercevoir clairement de la fausseté de son opinion sur la richesse. Mais moi, voyant l’attitude d’Eryxias et craignant qu’on en vînt aux injures et aux altercations, je pris la parole :
— « Ce raisonnement, naguère, au Lycée, un homme sage, Prodicos de Géos le soutenait[1310], mais les assistants jugeaient qu’il disait des bêtises, si bien qu’il n’arrivait à persuader personne que telle était la vérité. Alors, un tout petit jeune homme s’avança. Il babillait agréablement et, s’asseyant, se mit à rire, à se moquer, à tourmenter Prodicos pour qu’il rendît raison de ses paroles. Je vous assure qu’il eut beaucoup plus de succès auprès des auditeurs que Prodicos ».
— « Pourrais-tu nous rapporter la discussion? » demanda Erasistratos.
— « Tout à fait, pourvu que je m’en souvienne. Voici je crois bien à peu près comment cela se passa. Le jeune homme demandait à Prodicos en quoi, d’après lui, la richesse était un mal, en quoi elle était un bien. Celui-ci répondit comme tu viens de le faire : « Elle est un bien pour les gens honnêtes, pour ceux qui savent l’usage qu’il faut faire des richesses, oui, pour eux, elle est un bien, mais, pour les méchants, pour ceux qui ne savent pas, elle est un mal. Il en est ainsi de toutes choses, ajouta-t-il : tant valent ceux qui s’en servent, tant nécessairement valent pour eux les choses. Et le vers d’Archiloque me paraît bien juste : Aux sages, les choses sont ce qu’ils les font[1311]. a Par conséquent, dit le jeune homme, si on me rend sage de cette sagesse qu’ont les gens de bien, on devra forcément rendre bonnes pour moi toutes choses, sans se préoccuper d’elles le moins du monde, mais par le simple fait d’avoir changé mon ignorance en sagesse. Ainsi, fait-on de moi présentement un grammairien ? on me rendra nécessairement toutes choses grammaticales ; si c’est musicien, elles deviendront musicales, et de même, quand on fait de moi un homme de bien, on rendra également toutes choses bonnes pour moi ». Prodicos n’admit pas le dernier exemple, mais il convint des premiers. « Te semble-t-il, demanda le jeune homme, que c’est une oeuvre d’homme d’accomplir de bonnes actions, comme de bâtir une maison ? ou, nécessairement, telles ont été les actions dès le début, bonnes ou mauvaises, telles doivent-elles rester jusqu’à la fin? ».
Prodicos me parut soupçonner où tendait très habilement le discours. Pour ne pas avoir l’air d’être confondu devant tout le monde par un jeune homme, — car subir seul cette défaite lui était indifférent, — il répondit que c’était une oeuvre d’homme.
— « Et crois-tu, reprit le jeune homme, que la vertu puisse être enseignée ou qu’elle soit innée? »
— « Je crois qu’on peut l’enseigner ».
— « Dès lors, tu regarderais comme un sot celui qui s’imaginerait, en priant les dieux, devenir grammairien ou musicien ou acquérir quelque autre science, alors qu’on ne peut s’en rendre maître sans l’apprendre d’un autre ou sans la découvrir par soi-même? » — Il convint aussi de cela. — « Par conséquent, dit le jeune homme, toi, Prodicos, quand tu demandes aux dieux le bonheur et les biens, tu ne leur demandes rien de plus que de te rendre honnête et bon, puisque tout est bon pour les gens honnêtes et bons, tout est mauvais pour les méchants. Et s’il est vrai que la vertu peut s’enseigner, tu m’as l’air de leur demander simplement qu’ils t’enseignent ce que tune sais pas ». — Alors, moi, je dis à Prodicos que ce n’était pas, à mon avis, une petite affaire, s’il lui arrivait de se tromper sur ce point et de croire que tout ce que nous demandons aux dieux, nous l’obtenons aussitôt. « Si toutes les fois que tu te rends à la ville, tu pries avec ferveur, demandant aux dieux de t’accorder les biens, tu ne sais pas pourtant s’ils peuvent te donner ce que tu leur demandes ; c’est comme si tu allais frapper à la porte d’un grammairien et le suppliais de t’accorder la science grammaticale, sans rien faire de plus, espérant la recevoir sur le champ et pouvoir accomplir l’œuvre du grammairien ».
Tandis que je parlais, Prodicos se préparait à faire une charge contre le jeune homme, pour se défendre et démontrer les mêmes choses que toi, tout à l’heure. Il se fâchait de paraître invoquer les dieux en vain. Mais le gymnasiarque survint et le pria de quitter le gymnase, car il débitait des discours qui ne convenaient pas pour les jeunes gens, et du moment qu’ils ne convenaient pas, il est évident qu’ils étaient mauvais. Je t’ai raconté cette scène pour que tu voies quels sont les sentiments des hommes à l’égard de la philosophie. Quand c’était Prodicos qui tenait ce discours, il paraissait aux auditeurs délirer à tel point qu’on le chassait du gymnase, et toi, au contraire, tu sembles à l’instant avoir si bien parlé que non seulement tes auditeurs ont été convaincus, mais même ton contradicteur a été forcé de se ranger à ton avis. Il est clair que c’est comme au tribunal : s’il arrive que deux hommes apportent le même témoignage, l’un des deux passant pour honnête et l’autre pour méchant, le témoignage du méchant, loin de convaincre les juges, les inclinerait plutôt vers l’opinion contraire, mais l’affirmation de l’honnête homme donnera aux mêmes choses une grande apparence de vérité. Tes auditeurs et ceux de Prodicos ont peut-être éprouvé des sentiments analogues. En celui-ci, on a vu un sophiste et un bavard ; en toi, un homme politique et de grand mérite. De plus, ils s’imaginent que ce n’est pas au discours qu’il faut regarder, mais aux discoureurs et voir quelle sorte de gens ils sont ».
— « En vérité, Socrate, dit Erasistratos, tu as beau parler en plaisantant, Critias me paraît bien dire quelque chose ».
— « Mais, par Zeus, répondis-je, je ne plaisante pas le moins du monde. Pourquoi donc, puisque vous dissertez si bellement, ne pas terminer la discussion ? Il vous reste encore, je crois, un point à examiner, après vous être mis d’accord sur ce fait que la richesse est un bien pour les uns, un mal pour les autres. Il vous reste à chercher, en effet, ce que c’est précisément que d’être riche. Car, si vous ne savez d’abord cela, vous ne pourrez jamais convenir entre vous si c’est un bien ou un mal. Je suis prêt de mon côté, autant que j’en suis capable, à chercher avec vous.