CLINIAS.
Étranger, quelle méthode faut-il observer dans ce qui nous reste à dire après cela ?
L’ATHÉNIEN.
Je pense qu’il nous faut parcourir de nouveau tous les exercices qui appartiennent à la force, comme nous avons commencé à le faire ; de là nous passerons, si vous voulez, à une autre espèce de vertu, et de celle-ci à une troisième. La méthode que nous aurons tenue dans l’examen de la première nous servira de modèle pour la discussion des suivantes ; et en discourant de la sorte, nous adoucirons la fatigue du voyage. Enfin, après avoir ainsi considéré la vertu tout entière, nous montrerons, si Dieu le permet, quel est le centre auquel vient aboutir tout ce que nous avons dit tout à l’heure.
MÉGILLE.
Fort bien. Commence par l’avocat de Minos, notre compagnon Clinias.
L’ATHÉNIEN.
Soit ; mais il faudra aussi que toi et moi nous subissions la même épreuve : car ici nous sommes tous également intéressés. Répondez-moi donc. Nous convenons que le législateur a établi les repas en commun et les gymnases en vue de la guerre ?
MÉGILLE.
Oui.
L’ATHÉNIEN.
Et qu’a-t-il établi en troisième et quatrième lieu ? Permettez-moi cette énumération ; car il faudra peut-être bien l’employer aussi quand nous examinerons la vertu dans ses autres parties, si vous me passez ce mot, et vous pouvez prendre celui qui vous plaira, pourvu qu’il exprime ce que j’entends par là.
MÉGILLE.
Je dirais volontiers, et tout Lacédémonien en dira autant, que la troisième chose que le législateur a instituée, est la chasse[674].
L’ATHÉNIEN.
Essayons, si nous pouvons, de dire quelle est la quatrième ou la cinquième.
MÉGILLE.
Je mettrais pour la quatrième les exercices où l’on s’endurcit contre la douleur, exercices très fréquents chez nous, comme les combats de main, et certains vols, qu’on ne peut guère exécuter sans s’exposer à bien des coups[675]. Nous avons de plus un exercice nommé Cryptie, qui est d’un merveilleux usage pour accoutumer l’âme à la douleur[676]. J’en dis autant de l’habitude où nous sommes de marcher l’hiver nu-pieds, de dormir sans être couverts, de nous servir nous-mêmes sans recourir à des esclaves, et d’aller çà et là par tout le pays, soit de nuit, soit de jour. Les jeux où l’on s’exerce nu[677] sont encore admirables pour cet effet, par la nécessité où ils mettent de supporter l’excès de la chaleur. Je ne finirais pas, si je voulais parcourir tous les exercices qui tendent au même but.
L’ATHÉNIEN.
Tu as raison, étranger lacédémonien. Mais, dis-moi, ferons-nous consister la force uniquement dans la résistance qu’on oppose aux objets terribles et douloureux ? Ne s’exerce-t-elle pas aussi en luttant contre les désirs, les voluptés, et ces séductions qui, amollissant même le cœur de ceux qui se croient les plus fermes, les rendent souples comme la cire à toutes leurs impressions ?
MÉGILLE.
Je crois que la force s’exerce aussi sur tout cela.
L’ATHÉNIEN.
Si nous nous rappelons ce qui a été dit tout à l’heure, Clinias prétendait qu’il y a des États et des particuliers inférieurs à eux-mêmes. N’est-ce pas, étranger de Cnosse ?
CLINIAS.
Oui.
L’ATHÉNIEN.
Lequel des deux, à ton avis, mérite plutôt le nom de lâche, celui qui succombe à la douleur, ou celui qui se laisse vaincre par le plaisir ?
CLINIAS.
Il me paraît que c’est ce dernier ; et tout le monde s’accorde à dire que l’homme qui cède au plaisir est inférieur à lui-même d’une manière plus honteuse que celui qui cède à la douleur,
L’ATHÉNIEN.
Hé quoi ! vos deux législateurs inspirés par Jupiter et par Apollon n’ont-ils établi qu’une force boiteuse qui ne peut se soutenir que du côté gauche, et penche du côté droit vers les objets agréables et flatteurs ? ou cette force peut-elle se soutenir de l’un et de l’autre côté ?
CLINIAS.
De l’un et de l’autre, je pense.
L’ATHÉNIEN.
Montrez-moi donc quelles sont, dans vos deux cités, les institutions qui vous apprennent à vaincre le plaisir, non en l’évitant, mais en le goûtant, comme vous venez de me montrer les institutions qui, loin de vous permettre de fuir la douleur, vous mettent aux prises avec elle, et vous engagent à en triompher par l’espoir des récompenses et la crainte des châtiments. Y a-t-il dans vos lois quelque chose de semblable par rapport au plaisir ? Dites moi ce qui vous rend également forts contre le plaisir et la douleur, et par là vous met à portée de vaincre tout ce qu’il faut vaincre, et de ne point céder à des ennemis redoutables et qui sont sans cesse à nos côtés.
MÉGILLE.
Il m’a été aisé de vous rapporter un grand nombre de lois qui nous donnent des armes contre la douleur ; mais il ne me sera pas également facile d’en produire touchant l’usage des plaisirs : j’entends des lois remarquables et sur des points importants : car j’en pourrais peut-être trouver sur de minces objets.
CLINIAS.
Je conviens aussi que je serais embarrassé à vous montrer quelque chose de semblable dans les lois de Crète.
L’ATHÉNIEN.
Ô les meilleurs des étrangers ! cela n’a rien qui m’étonne. Cependant, si quelqu’un de nous, cherchant le vrai et le plus parfait, trouve quelque chose à redire aux lois de notre patrie, ne nous en offensons pas, et prenons sa critique en bonne part.
CLINIAS.
Cette demande est juste, étranger athénien, et il faut y avoir égard
L’ATHÉNIEN.
D’autant plus, Clinias, qu’il ne serait pas séant à notre âge de nous piquer pour un pareil sujet.
CLINIAS.
Non, sans doute.
L’ATHÉNIEN.
Il ne s’agit pas ici de prononcer si c’est à tort ou avec raison que l’on critique le gouvernement de Lacédémone et de Crète ; mais peut-être suis-je plus à même que vous de savoir ce qu’on en dit dans les autres pays. En effet, quelque sages que puissent être vos autres lois, une des plus belles est celle qui interdit aux jeunes gens la recherche de ce qu’il pourrait y avoir dans les lois de bon ou de défectueux, et qui leur ordonne au contraire de dire tout d’une voix et de concert qu’elles sont parfaitement belles, ayant des Dieux pour auteurs, et de ne point écouter quiconque tiendrait en leur présence un autre langage, permettant aux vieillards seulement de proposer leurs réflexions aux magistrats et à ceux de leur âge, en l’absence des jeunes gens.
CLINIAS.
Tu as parfaitement raison, étranger. Malgré l’éloignement, tu as conjecturé à merveille, comme un devin habile, l’intention du législateur quand il fit cette loi ; et il me semble que tu n’en dis rien que de vrai.
L’ATHÉNIEN.
Puis donc qu’il n’y a point de jeune homme présent à cet entretien, et que notre âge nous donne droit d’user de la permission du législateur, nous ne pécherons point contre sa loi en nous communiquant seuls à seuls nos pensées sur cette matière.
CLINIAS.
Non. Ainsi blâme sans scrupule ce que tu trouveras à blâmer dans nos lois ; d’autant plus qu’il n’y a point de déshonneur a reconnaître qu’une chose est défectueuse, et qu’au contraire la censure met en état de réformer les abus celui qui la reçoit sans s’en fâcher, mais avec reconnaissance.
L’ATHÉNIEN.
Fort bien. Je vous déclare au reste que je ne me déterminerai à censurer vos lois, qu’après les avoir examinées avec toute l’attention possible ; ou plutôt je ne ferai que vous proposer mes doutes.
Vous êtes les seuls des Grecs, et des Barbares que nous connaissons, a qui le législateur ait interdit l’usage des divertissements et des plaisirs les plus vifs, tandis que, pour les fatigues, les dangers et la douleur, il a cru, comme nous le disions tout à l’heure, que si dès l’enfance on s’applique à les éviter, lorsque ensuite on y est exposé par nécessité, on fuit devant ceux qui s’y sont exercés et on devient leur esclave. Il me semble néanmoins que la même pensée devait lui venir à l’esprit par rapport aux plaisirs, et qu’il devait se dire à lui-même : Si mes citoyens ne font dès la jeunesse aucun essai des plus grands plaisirs, s’ils ne sont point exercés d’avance à les surmonter quand ils y seront exposés, en sorte que le penchant qui nous entraîne tous vers la volupté ne les contraigne jamais à commettre aucune action honteuse, il leur arrivera la même chose qu’à ceux que le danger abat ; ils tomberont d’une autre manière et avec plus de honte encore dans l’esclavage de ceux qui seront assez forts pour résister aux plaisirs, de ceux même qui s’en permettent librement la jouissance, et qui quelquefois sont tout-à-fait corrompus : leur âme sera en partie libre et en partie esclave ; ils ne mériteront pas le titre d’hommes vraiment courageux et vraiment libres. Voyez si ce que je dis vous semble raisonnable.
CLINIAS.
La chose nous paraît telle tandis que tu parles ; mais ne conviendrait-il pas à des jeunes gens et à des imprudents plutôt qu’à nous, de te croire sur-le-champ et à la légère, en des matières de cette conséquence ?