Cousin: Lois I 635e-650b — A Temperança

L’ATHÉNIEN.

Maintenant, Clinias, et toi étranger de Lacédémone, si nous passons, comme nous nous le sommes proposé, de la force à la tempérance, que trouverons-nous sur ce point, comme tout à l’heure sur la guerre, de mieux réglé dans vos deux États que dans les autres, qui se gouvernent au hasard?

MÉGILLE.

C’est ce qu’il n’est pas aisé de dire.

CLINIAS.

Pour moi, je trouve que les repas en commun et les gymnases sont très bien imaginés pour le courage et la tempérance.

L’ATHÉNIEN.

Je vois bien, étrangers, qu’en fait de lois, il est rare de régler toutes choses, soit en théorie, soit en pratique, de manière que personne n’y trouve à redire ; et il me paraît qu’il en est de la politique comme de la médecine, à laquelle il est impossible de prescrire pour chaque tempérament un régime qui ne soit en même temps nuisible et salutaire à certains égards. En effet, vos gymnases et vos repas en commun sont avantageux aux États en bien des points ; mais ils ont de grands inconvénients par rapport aux séditions. Les Milésiens, les Béotiens et les Thuriens en fournissent la preuve[678]. Cet établissement a encore produit un très grand mal, en pervertissant l’antique loi instituée par la nature sur les plaisirs de l’amour, non seulement pour les hommes, mais aussi pour les animaux : et c’est à vos deux cités surtout, et aux autres États où les gymnases sont introduits, qu’il faut attribuer la cause de ce désordre.

De quelque façon qu’on veuille envisager les plaisirs de l’amour, sérieusement ou en badinant, il paraît certain que la nature les a attachés à cette union des deux sexes qui a pour fin la génération ; et que toute autre union des mâles avec les mâles, ou des femelles avec les femelles, est un attentat contre la nature que l’excès de l’intempérance a pu seul inventer. Tout le monde accuse les Crétois d’avoir fabriqué la fable de Ganymède[679]. Jupiter passant pour l’auteur de leurs lois, ils ont imaginé cette fable sur son compte, afin de pouvoir goûter ce plaisir à l’exemple de leur dieu ; mais laissons-là cette fiction. Lorsque les hommes se proposent de faire des lois, presque toute leur attention doit rouler sur ces deux grands objets : le plaisir et la douleur, tant par rapport aux mœurs publiques qu’à celles des particuliers. Ce sont deux sources ouvertes par la nature, et qui coulent sans cesse. Tout État, tout homme, tout animal qui va y puiser dans l’endroit, dans le temps et dans la mesure convenables, est heureux ; quiconque au contraire y puise sans discernement et hors de propos, est malheureux.

MÉGILLE.

Étranger, tout cela est vrai sous un certain jour, et lorsque nous cherchons ce qu’on pourrait y opposer, nous sommes fort embarrassés. Cependant je pense que ce n’est pas sans raison que le législateur de Lacédémone nous a ordonné de fuir les plaisirs. Je laisse à Clinias le soin de défendre, s’il veut, les institutions de Cnosse ; pour celles de Sparte, il ne me paraît pas qu’on puisse rien prescrire de mieux touchant l’usage des plaisirs. La loi a banni de tout le pays ce qui donne le plus occasion aux hommes de se livrer à des excès de volupté, d’intempérance et de brutalité. Ni dans les campagnes ni dans les villes dépendantes de Sparte, tu ne verras pas de banquets, ni rien de ce qui les accompagne et excite en nous le sentiment de toute espèce de plaisirs. Il n’est personne qui, venant à rencontrer un citoyen qui eût poussé le divertissement jusqu’à l’ivresse, ne le châtiât sur-le-champ très sévèrement, eût-il beau alléguer pour excuse les fêtes de Bacchus. Ce n’est pas comme chez vous, où j’en ai vu ces jours-là dans des charrettes[680] ; ni comme à Tarente, une de nos colonies, où je vis toute la ville plongée dans l’ivresse le jour des Bacchanales. Il ne se passe rien de semblable chez nous.

L’ATHÉNIEN.

Étranger lacédémonien, ces sortes de divertissements n’ont rien que de louable lorsqu’on y apporte une certaine modération ; ils n’énervent que lorsqu’ils sont excessifs. D’ailleurs nos Athéniens pourraient vous rendre la pareille, en vous reprochant la licence où vous laissez vivre vos femmes[681]. Enfin, à Tarente, ainsi que chez nous et chez vous, une seule raison suffit pour justifier tous les usages semblables, et montrer qu’ils sont bien établis ; c’est que chacun ne manquera pas de répondre à l’étranger qui témoignerait sa surprise à la vue d’un usage auquel il n’est pas accoutumé : Étranger, ne t’étonne pas ; telle est la loi parmi nous ; peut-être en suivez-vous une autre. Mais dans cet entretien, mes chers amis, il ne s’agit pas des préjugés du vulgaire, mais de la sagesse et de l’ignorance des législateurs eux-mêmes. Entrons donc dans quelque détail au sujet des excès de la table en général. Ce point est de grande importance, et le bien régler n’est pas le fait d’un législateur ordinaire ; je ne parle point ici de l’usage du vin, s’il faut en boire ou non ; je parle de l’excès, de la débauche en ce genre, et je demande s’il est plus à propos d’en user à cet égard comme les Scythes, les Perses, les Carthaginois, les Celtes, les Ibères et les Thraces, toutes nations belliqueuses, ou comme vous. Chez vous on s’en abstient entièrement, à ce que tu dis : au contraire les Scythes et les Thraces boivent toujours pur, eux et leurs femmes ; ils vont même jusqu’à répandre le vin sur leurs habits[682], persuadés que cet usage n’a rien que d’honnête, et qu’en cela consiste le bonheur de la vie. Les Perses, quoique plus modérés, ont aussi leurs raffinements que vous rejetez.

MÉGILLE.

Aussi mettons-nous en fuite chacun de ces peuples, toutes les fois qu’ils en viennent aux mains avec nous.

L’ATHÉNIEN.

Crois-moi, mon ami, ne fais pas valoir cette raison-là. Car il y a eu et il y aura encore bien des défaites et des victoires dont il est difficile d’assigner la cause. Ne nous servons donc point des batailles gagnées ou perdues, comme d’une preuve décisive de la bonne ou de la mauvaise disposition des lois : c’en est une preuve fort douteuse. Dans la guerre, ce sont les grands États qui triomphent des petits et les subjuguent. Ainsi les Syracusains ont subjugué les Locriens, qui passent pour le peuple le mieux policé de cette contrée : ainsi les Athéniens ont soumis les habitants de Céos[683]. On pourrait citer mille exemples semblables. Voyons plutôt ce qu’il nous faut penser de chaque institution, en l’examinant en elle-même, et en mettant à part les défaites et les victoires. Disons de tel usage, qu’il est bon en soi ; de tel autre, qu’il est mauvais ; et avant toutes choses, écoutez-moi sur la manière dont je crois qu’il faut envisager ce qui est bon en ce genre et ce qui ne l’est pas.

MÉGILLE.

Comment doit-on donc s’y prendre ?

L’ATHÉNIEN.

Il me paraît que tous ceux qui, discourant sur quelque usage, commencent par le blâmer ou par l’approuver sitôt qu’on en a prononcé le nom, ne s’y prennent pas comme il faut. C’est précisément comme si quelqu’un disant que le fromage est une bonne nourriture, on se mettait à le contredire, sans s’être auparavant informé de ses effets ni de la manière dont on le prend comment, à qui, avec quoi, dans quel état tant de la chose que des personnes, il faut le donner. Or voilà ce que nous faisons vous et moi. Au seul mot d’excès de table, vous vous êtes récrié, et moi j’ai approuvé, le tout avec bien peu de jugement de part et d’autre. Car nous n’avons allégué chacun pour notre sentiment que des témoins et des autorités : j’ai cru dire quelque chose de péremptoire en faveur de cette pratique, en faisant voir qu’elle est en usage chez beaucoup de nations ; vous vous êtes appuyés au contraire sur ce que les peuples à qui elle est inconnue sont supérieurs aux autres dans les combats, preuve très équivoque, comme nous l’avons vu. Si nous suivons la même méthode dans l’examen des autres lois, notre entretien n’ira pas comme je souhaite. Je veux, sur la question qui nous occupe, vous proposer une autre méthode, qui est, à mon avis, celle qu’on doit suivre ; et j’essaierai par là de vous donner une idée de la vraie manière de traiter ces sortes de sujets : d’autant plus, qu’en suivant notre première route, nous trouverions une infinité de nations qui ne seraient nullement d’accord à cet égard avec vos deux cités.

MÉGILLE.

Si vous avez quelque manière plus sûre de traiter ces sujets, parlez, nous sommes disposés à écouter.

L’ATHÉNIEN.

Examinons la chose ainsi. Si quelqu’un disait qu’il est bon d’élever des chèvres, et qu’on tire un grand profit de cet animal, et qu’un autre pensât le contraire, parce qu’il aurait vu des chèvres paître sans gardien dans des endroits cultivés et y faire de grands dégâts, et qu’il portât le même jugement sur tout autre animal pour l’avoir vu sans berger, ou n’en ayant qu’un mauvais, croyons-nous qu’une pareille manière de blâmer pût avoir jamais, sur quoi que ce soit au monde, la moindre raison ?

MÉGILLE.

Non, assurément.

L’ATHÉNIEN.

Suffit-il pour être un bon pilote, d’avoir une connaissance exacte de la navigation, que d’ailleurs on soit sujet ou non au mal de mer ? Qu’en dirons-nous ?

MÉGILLE.

Point du tout : la science ne sert de rien au pilote qui serait sujet à cette maladie.

L’ATHÉNIEN.

Un général d’armée qui possède l’art de la guerre, sera-t-il en état de commander, s’il est timide dans le danger, et si la crainte lui trouble la tête ?

MÉGILLE.

Nullement.

L’ATHÉNIEN.

Et s’il était à la fois lâche et sans expérience ?

MÉGILLE.

Ce serait un fort mauvais général, plus digne de commander à des femmelettes qu’à des gens de cœur.

L’ATHÉNIEN.

Mais quoi ! si quelqu’un approuvait ou blâmait une assemblée quelconque, qui, par sa nature, devrait avoir un chef et pourrait être utile, étant bien gouvernée, et que d’ailleurs il ne l’eût jamais vue en ordre sous la direction d’un chef, mais ou abandonnée à elle-même ou mal conduite ; pensons-nous que le jugement d’un tel homme pût être de quelque poids?

MÉGILLE.

Comment cela pourrait-il être, puisqu’il n’aurait jamais été à portée de voir aucune assemblée bien gouvernée, ni d’y assister ?

L’ATHÉNIEN.

Eh bien, les banquets et les convives qui les composent ne forment-ils pas une certaine espèce d’assemblée ?

MÉGILLE.

Sans doute.

L’ATHÉNIEN.

Or quelqu’un a-t-il jamais vu de la règle et de l’ordre dans ces banquets ? Il vous est aisé à tous deux de répondre que vous n’en avez jamais vu : cela n’est point d’usage chez vous, et la loi vous l’interdit. Pour moi, qui ai assisté à beaucoup de banquets en divers lieux, et qui me suis informé de presque tous, je puis vous assurer que je n’en ai ni vu ni entendu nommer un seul où tout se passât régulièrement. On y observe bien en certains lieux quelque ordre en un petit nombre de points peu importants ; mais l’essentiel, le tout, pour mieux dire, n’est nullement réglé.

CLINIAS.

Que dis-tu là, étranger ? explique-toi plus clairement. Car, comme tu l’as dit, n’ayant nulle expérience de ces sortes d’assemblées, nous serions peut-être incapables, lors même que nous y assisterions, de reconnaître sur-le-champ ce qui s’y ferait de bien ou de mal.

L’ATHÉNIEN.

Cela doit être. Écoute-moi donc ; je vais te mettre au fait. Tu conçois que, dans toute assemblée, dans toute société, quel qu’en soit l’objet, il est selon l’ordre qu’il y ait un chef.

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Nous venons de dire que le chef d’une armée doit être courageux.

CLINIAS.

Sans doute.

L’ATHÉNIEN.

L’homme courageux sera moins sujet que le lâche à se troubler à la vue du danger.

CLINIAS.

Cela est évident.

L’ATHÉNIEN.

S’il y avait quelque moyen de mettre à la tête d’une armée un homme qui ne craignît rien, qui ne se troublât de rien, ne ferions-nous pas tout au monde pour nous en servir ?

CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Or, il ne s’agit point ici d’un chef qui commande une armée contre l’ennemi en temps de guerre, mais d’un chef qui, au sein de la paix, préside à des amis rassemblés pour passer quelques moments dans une allégresse commune.

CLINIAS.

Fort bien.

L’ATHÉNIEN.

Une pareille assemblée ne se tiendra pas sans quelque tumulte, si les excès de table y entrent pour quelque chose. N’est-ce pas ?

CLINIAS.

Non, certes : elle doit même être fort tumultueuse.

L’ATHÉNIEN.

Donc, la première chose dont une pareille assemblée a besoin, c’est un chef.

CLINIAS.

Oui ; et rien au monde n’en a plus besoin.

L’ATHÉNIEN.

Ne faut-il pas, si la chose est possible, lui procurer un chef ennemi du tumulte ?

CLINIAS.

Assurément.

L’ATHÉNIEN.

Il est encore nécessaire qu’il soit bien au fait des lois d’une telle assemblée, puisque son devoir est non seulement de veiller à entretenir l’amitié entre les convives, mais encore de faire servir leur réunion à en resserrer les nœuds de plus en plus.

CLINIAS.

Rien de plus vrai.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi, il faut mettre à la tête de cette troupe échauffée par le vin un chef sobre et sage ; car s’il a les qualités contraires, s’il est jeune, peu sage, et qu’il fasse la débauche avec eux, il aura bien du bonheur, s’il n’en résulte quelque grand mal.

CLINIAS.

J’en conviens.

L’ATHÉNIEN.

Que si, même en supposant ces assemblées aussi parfaitement réglées dans les États qu’elles peuvent l’être, on les condamne, et on trouve à redire au fond même de la chose, il se peut faire que cette censure soit fondée en raison. Mais si on ne les blâme que parce qu’on en a vu remplies des plus grands désordres, il est évident, premièrement qu’on ignore que les choses ne se passent point comme elles doivent se passer ; en second lieu, que toute autre chose paraîtra sujette aux mêmes inconvénients, faute d’un maître et d’un chef sobre. Ne remarquez-vous pas en effet qu’un pilote ou tout autre chef renverse tout, s’il est ivre, vaisseau, char, armée, en un mot tout ce qui est confié à sa conduite ?

CLINIAS.

Ce que tu viens de dire, étranger, est parfaitement vrai. Mais je voudrais savoir encore quel avantage il en reviendrait, au cas qu’on observât dans les banquets les règles que tu as marquées. Et pour me servir des exemples qu’on vient de citer, un bon général à la tête d’une armée est pour elle un gage assuré de la victoire, laquelle n’est pas un bien médiocre : il en est de même de tout le reste. Quel avantage pareil retireraient dans les États ou les particuliers d’un banquet réglé avec tout l’ordre possible ?

L’ATHÉNIEN.

Quel grand bien croyez-vous qu’il résultât pour un État de la bonne éducation d’un enfant, ou même d’un chœur d’enfants ? Si l’on nous faisait une semblable question, ne répondrions-nous pas qu’un seul enfant bien élevé est un petit objet pour tout l’État ? Mais si tu me demandais en quoi l’éducation de toute la jeunesse intéresse le bien public, il ne serait pas difficile de répondre, que les jeunes gens bien élevés seront un jour de bons citoyens ; qu’étant tels, ils se comporteront bien en toutes rencontres, et qu’en particulier ils remporteront à la guerre la victoire sur l’ennemi. Ainsi la bonne éducation amène après soi la victoire : mais la victoire à son tour pervertit quelquefois l’éducation. Car souvent on a vu les succès militaires engendrer l’insolence, et celle ci produire ensuite les plus grands malheurs. Jamais une bonne éducation n’a tourné contre elle-même ; au lieu que les victoires ont été et seront plus d’une fois encore funestes aux vainqueurs.

CLINIAS.

Tu me parais persuadé que les banquets, pourvu qu’ils se passent dans l’ordre, soit d’une grande conséquence pour l’éducation.

L’ATHÉNIEN.

Je n’en doute point.

CLINIAS.

Et pourrais-tu prouver la vérité de ce que tu dis ?

L’ATHÉNIEN.

Comme bien des gens sont en cela d’un avis différent du mien, il n’y a qu’un Dieu qui puisse assurer que la chose est en effet telle que je dis. Mais si vous voulez savoir ma pensée là-dessus, je vous en ferai part avec plaisir, puisque aussi bien nous sommes en train de parler de lois et de politique.

CLINIAS.

C’est aussi ta façon de penser que nous voulons connaître, dans un sujet où les sentiments sont si partagés.

L’ATHÉNIEN.

Veuillez donc me donner toute votre attention ; et, de mon côté, je vais redoubler mes efforts pour vous expliquer nettement ma pensée. Mais avant tout, il est bon de vous prévenir d’une chose. Les Athéniens passent dans toute la Grèce pour aimer à parler et pour parler beaucoup. Les Lacédémoniens au contraire ont la réputation de parler peu ; et les Crétois, de s’appliquer beaucoup plus à penser qu’à parler. Je crains donc que vous ne me preniez pour un vain discoureur, lorsque vous me verrez entamer un long propos sur un objet aussi mince que les banquets. Mais il m’est impossible de vous expliquer clairement et suffisamment comment ils doivent être réglés, sans vous dire quelque chose touchant la vraie nature de la musique ; et je ne puis parler de musique sans embrasser toutes les parties de l’éducation : ce qui m’engagera nécessairement dans de longues discussions. Ainsi délibérez sur le parti que nous avons à prendre, et si, laissant cet objet pour le présent, nous passerons à quelque autre considération sur les lois.

MÉGILLE.

Étranger athénien, tu ne sais peut-être pas que ma famille est chargée à Lacédémone de l’hospitalité publique envers Athènes[684]. C’est apparemment une chose ordinaire à tous les enfants, lorsqu’ils viennent à apprendre qu’ils sont les hôtes d’une ville, de se sentir de l’inclination pour elle, et de la regarder comme une seconde patrie, après celle qui leur a donné le jour. C’est un sentiment que j’ai éprouvé. Dès ma plus tendre jeunesse, quand j’entendais les Lacédémoniens louer ou blâmer les Athéniens, et quand on me disait : Mégille, votre ville nous a bien ou mal servis en cette rencontre ; je prenais sur-le-champ le parti de vos concitoyens contre ceux qui en parlaient mal ; et j’ai toujours conservé pour Athènes toute sorte de bienveillance. Votre accent me charme ; et ce qu’on dit communément des Athéniens, que quand ils sont bons, ils le sont au plus haut degré, m’a toujours paru véritable. Ce sont en effet les seuls qui ne doivent point leur vertu à une éducation forcée ; elle naît en quelque sorte avec eux ; ils la tiennent des Dieux en présent ; elle est franche, et n’a rien de fardé. Ainsi pour ce qui me regarde, dis avec confiance tout ce que tu jugeras à propos.

CLINIAS.

Étranger, lorsque tu auras entendu et reçu favorablement ce que j’ai à te dire de mon côté, j’espère que tu ne te croiras pas gêné en parlant devant moi. Tu connais sans doute de réputation Épiménide, cet homme divin. Il était de Cnosse, et de notre famille. Dix ans[685] avant la guerre des Perses, étant allé à Athènes par ordre de l’oracle, il y fit certains sacrifices que le Dieu lui avait prescrits ; et comme les Athéniens étaient dans l’attente de l’invasion des Perses, il leur prédit que les Perses ne viendraient pas de dix ans, et qu’après avoir vu échouer leur entreprise, ils s’en retourneraient, ayant fait moins de mal aux Grecs qu’ils n’en auraient reçu d’eux. Alors vos ancêtres accordèrent à ma famille le droit d’hospitalité ; et depuis ce temps-là de père en fils, elle a toujours été très attachée aux Athéniens.

L’ATHÉNIEN.

De votre part, tout me paraît bien disposé pour m’entendre : de la mienne, je puis répondre de ma bonne volonté ; mais je crains que le pouvoir ne la seconde point. Essayons cependant. Commençons par définir ce que c’est que l’éducation, et quelle est sa vertu. Nous ne pouvons nous dispenser d’entamer par là le discours qui est entre nos mains, jusqu’à ce qu’il nous conduise par degrés au Dieu du vin.

CLINIAS.

Entrons donc par là en matière, si tu le trouves bon.

L’ATHÉNIEN.

Voyez si l’idée que je me forme de l’éducation est de votre goût.

CLINIAS.

Quelle est-elle ?

L’ATHÉNIEN.

La voici. Je dis que pour devenir un homme excellent en quelque profession que ce soit, il faut s’exercer dès l’enfance dans tout ce qui peut y avoir rapport, pendant ses divertissements comme dans les moments sérieux : par exemple, il faut que celui qui veut être un jour un bon laboureur ou un bon architecte, s’amuse dès ses premiers ans, celui-ci à bâtir de petits châteaux d’enfant, celui-là à remuer la terre ; que le maître qui les élève fournisse à l’un et à l’autre de petits outils, sur le modèle des outils véritables ; qu’il leur fasse apprendre d’avance ce qu’il est nécessaire qu’ils sachent, avant que d’exercer leur profession, comme au charpentier, à mesurer et à niveler, au guerrier, à aller à cheval, ou quelque autre exercice semblable, par forme de passe-temps ; en un mot, il faut qu’au moyen des jeux il tourne le goût et l’inclination de l’enfant vers le but qu’il doit atteindre pour remplir sa destinée. Je dis donc que toute la force de l’éducation est dans une discipline bien entendue qui, par voie d’amusement, conduise l’âme d’un enfant à aimer ce qui, lorsqu’il sera devenu grand, doit le rendre accompli dans le genre qu’il a embrassé. Voyez, comme je vous ai dit, si ce commencement vous plaît.

CLINIAS.

Oui, sans doute.

L’ATHÉNIEN.

Cependant ne laissons pas à ce que nous appelons éducation une signification vague. Souvent, par forme de louange ou de mépris, nous disons de certaines gens qu’ils ont de l’éducation ou qu’ils n’en ont pas, alors même qu’ils en ont reçu une très bonne dans le trafic, dans le commerce de mer, et en d’autres professions semblables. C’est qu’apparemment ce n’est pas là ce que nous appelons éducation, et que pour nous l’éducation proprement dite est celle qui a pour but de nous former à la vertu dès notre enfance, et qui nous inspire le désir ardent d’être des citoyens accomplis, instruits à commander et à obéir selon la justice. C’est celle-là que nous cherchons à définir, et qui, ce me semble, mérite seule le nom d’éducation. Quant à celle qui est dirigée vers les richesses, la vigueur du corps, et quelque talent que ce soit, où la sagesse et la justice n’entrent pour rien, c’est une éducation basse et servile, ou plutôt elle est indigne de porter ce nom. Mais ne disputons pas sur les termes avec le vulgaire. Tenons seulement pour constant ce qui vient d’être reconnu, que ceux qui ont été bien élevés deviennent d’ordinaire des hommes estimables ; qu’ainsi on ne doit jamais mépriser l’éducation, car de tous les avantages c’est le premier pour la vertu ; et que si elle manque, et qu’on puisse réparer ce malheur, il faut y faire tous ses efforts pendant toute la vie.

CLINIAS.

Tu as raison, et nous convenons de tout cela.

L’ATHÉNIEN.

Mais nous sommes aussi convenus précédemment que les gens de bien sont ceux qui ont un empire absolu sur eux-mêmes, et les méchants, ceux qui n’en ont aucun.

CLINIAS.

Cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Reprenons et développons ce que nous entendons par là ; et permettez-moi d’essayer si, avec le secours d’un emblème, je pourrai vous mieux expliquer la chose.

CLINIAS.

Très volontiers.

L’ATHÉNIEN.

N’admettons-nous pas que chaque homme est un ?

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Et qu’il a au dedans de soi deux conseillers insensés, opposés l’un à l’autre, qu’on appelle le plaisir et la douleur ?

CLINIAS.

La chose est ainsi.

L’ATHÉNIEN.

Il y faut ajouter le pressentiment du plaisir et de la douleur à venir, auquel on donne le nom commun d’attente : l’attente de la douleur se nomme proprement crainte, et celle du plaisir, espérance. À toutes ces passions préside la raison, qui prononce sur ce qu’elles ont de bon ou de mauvais : et lorsque le jugement de la raison devient la décision commune d’un État, il prend le nom de loi.

CLINIAS.

J’ai quelque peine à te suivre. Ne laisse pas cependant de continuer.

MÉGILLE.

Je suis dans le même cas que Clinias.

L’ATHÉNIEN.

Formons-nous maintenant de tout cela l’idée suivante. Figurons nous que chacun de nous est une machine animée sortie de la main des Dieux, soit qu’ils l’aient faite pour s’amuser, ou qu’ils aient eu quelque dessein sérieux : car nous n’en savons rien. Ce que nous savons, c’est que les passions dont nous venons de parler sont comme autant de cordes ou de fils qui nous tirent chacun de leur côté, et qui, par l’opposition de leurs mouvements, nous entraînent vers des actions opposées, ce qui fait la différence du vice et de la vertu. En effet le bon sens nous dit qu’il est de notre devoir de n’obéir qu’à un de ces fils, d’en suivre toujours la direction, et de résister fortement à tous les autres. Ce fil est le fil d’or et sacré de la raison, appelé la loi commune de l’État. Les autres sont de fer et roides : celui-là est souple, parce qu’il est d’or ; il n’a qu’une seule forme, tandis que les autres ont des formes de toute espèce. Et il faut rattacher et soumettre tous ces fils à la direction parfaite du fil de la loi ; car la raison, quoique excellente de sa nature, étant douce et éloignée de toute violence, a besoin d’aides afin que le fil d’or gouverne les autres. Cette manière de nous représenter chacun de nous comme une machine animée établit en quoi consiste la vertu, explique ce que veut dire être supérieur ou inférieur à soi-même, et fait voir, par rapport aux États et aux particuliers, que tout particulier qui sait comment ces divers fils doivent se mouvoir, doit conformer sa conduite à cette connaissance ; et que tout État, qu’il soit redevable à un Dieu de cette connaissance, ou qu’il la tienne d’un sage qui l’ait acquise par lui-même, doit en faire la loi de son administration tant intérieure qu’extérieure ; elle nous donne des notions plus claires du vice et de la vertu ; et ces notions, à leur tour, nous feront peut-être mieux connaître ce que c’est que l’éducation et les autres institutions humaines ; et pour les banquets, que l’on pourrait être tenté de regarder comme un objet trop peu important pour qu’on s’en entretienne si longtemps…

CLINIAS.

Non pas ; ils méritent bien, au contraire, que nous nous y soyons ainsi arrêtés.

L’ATHÉNIEN.

Fort bien. Tâchons enfin d’en venir à quelque conclusion digne d’un si long discours.

CLINIAS.

Parle donc.

L’ATHÉNIEN.

Qu’arriverait-il à cette machine, si on lui faisait boire beaucoup de vin ?

CLINIAS.

À quel dessein me fais-tu cette question ?

L’ATHÉNIEN.

Il ne s’agit pas encore de l’expliquer. Je demande seulement en général quel effet la boisson produira sur elle ? Et pour te faire mieux entendre le sens de ma question, je te prie de me dire si l’effet du vin n’est pas de donner un nouveau degré de vivacité à nos plaisirs et à nos peines, à nos colères et à nos amours ?

CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Donne-t-il pareillement une nouvelle activité à nos sens, à notre mémoire, à nos pensées et à nos raisonnements ? Ou plutôt le vin, lorsqu’on en boit jusqu’à s’enivrer, n’éteint-il pas en nous tout cela ?

CLINIAS.

Il l’éteint entièrement.

L’ATHÉNIEN.

L’ivresse remet donc l’homme au même état quant à l’âme, que lorsqu’il était enfant ?

CLINIAS.

Précisément.

L’ATHÉNIEN.

Il s’en faut de beaucoup sans doute qu’on soit alors maître de soi-même.

CLlNIAS.

Oui, certes.

L’ATHÉNIEN.

La disposition d’un homme en pareil état n’est-elle pas très mauvaise ?

CLINIAS.

Très mauvaise.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi le vieillard n’est point, à ce qu’il paraît, le seul qui redevienne enfant ; il en arrive autant à quiconque s’enivre.

CLINIAS.

Tu as raison, étranger.

L’ATHÉNIEN.

Après cela, crois-tu que quelqu’un fût assez hardi pour entreprendre de prouver, non seulement qu’il ne faut pas fuir, autant qu’on le peut, la débauche, mais qu’il est même à propos d’en goûter quelquefois ?

CLINIAS.

Il le faut bien, puisque c’est à quoi tu t’es engagé.

L’ATHÉNIEN.

Je m’y suis engagé, il est vrai ; et je suis prêt à tenir parole, vu la grande envie que vous m’avez témoignée l’un et l’autre de m’entendre.

CLINIAS.

Comment n’en serions nous point curieux, quand ce ne serait qu’à cause de ce qu’il y a de surprenant et d’étrange à dire qu’un homme doit, de gaieté de cœur, se mettre dans l’état le plus honteux ?

L’ATHÉNIEN.

C’est de l’état de l’âme que tu parles sans doute?

CLINlAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Mais quoi ! par rapport au corps, trouverais-tu extraordinaire que l’on consentît à le réduire à un état de maigreur, de difformité et de faiblesse qui ferait pitié ?

CLINIAS.

Certainement.

L’ATHÉNIEN.

Quoi donc ! croirons-nous que ceux qui vont chez les médecins prendre des breuvages, ignorent que ces remèdes, dès qu’ils les auront pris, les mettront pour plusieurs jours dans une situation si fâcheuse, que si elle devait durer toujours ils aimeraient mieux mourir ? Ne savons-nous pas aussi combien ceux qu’on dresse aux pénibles exercices du gymnase sont d’abord accablés de faiblesse ?

CLINIAS.

Nous savons tous cela.

L’ATHÉNIEN.

Et de plus, qu’ils prennent d’eux-mêmes ce parti, à cause de l’utilité qui doit leur en revenir ?

CLINIAS.

Cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Ne faut-il pas porter le même jugement sur toutes les autres choses de la vie ?

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Et conséquemment aussi sur l’usage des banquets, s’il est vrai qu’il ait pareillement ses avantages ?

CLINIAS.

J’en conviens.

L’ATHÉNIEN.

Si donc nous trouvons que cet usage renferme autant d’utilité que la gymnastique, il sera bien naturel de lui donner la préférence sur celle-ci, en ce que l’une est accompagnée de douleurs, et que l’autre en est exempt.

CLINIAS.

Tu as raison, mais je m’étonnerais beaucoup si tu trouves en l’usage des banquets l’utilité que tu prétends.

L’ATHÉNIEN.

Voilà ce qu’il faut que je tâche de démontrer maintenant. Réponds-moi. Peut-on apercevoir en nous deux sortes de craintes tout-à-fait opposées ?

CLINIAS.

Quelles sont-elles ?

L’ATHÉNIEN.

Les voici. D’abord nous craignons les maux dont nous sommes menacés.

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Et de plus nous craignons en plusieurs rencontres l’opinion désavantageuse qu’on pourrait concevoir de nous, quand nous y donnons occasion par des actions ou des discours peu honnêtes. Nous appelons cette crainte pudeur, et c’est, je pense, le nom qu’on lui donne partout.

CLINIAS.

Nul doute.

L’ATHÉNIEN.

Telles sont les deux sortes de craintes dont je voulais parler. La seconde combat en nous l’impression de la douleur et des autres objets terribles ; elle n’est pas moins opposée à la plupart des plaisirs, et surtout aux plus grands.

CLINIAS.

Tu as raison.

L’ATHÉNIEN.

N’est-il pas vrai qu’un législateur, et tout homme de sens, a pour cette crainte les plus grands égards, et que, la revêtant du nom de pudeur, il qualifie d’impudence la confiance qui lui est opposée, la regardant comme le plus grand mal que puissent éprouver les États et les particuliers ?

CLINIAS.

Tu dis vrai.

L’ATHÉNIEN.

C’est encore cette crainte qui fait notre sûreté dans je ne sais combien d’occasions importantes ; à la guerre, c’est à elle plus qu’à nulle autre chose, qu’on doit son salut et la victoire. Deux choses en effet contribuent à la victoire, la confiance à la vue de l’ennemi et la crainte de se déshonorer devant ses amis.

CLINIAS.

Cela est certain.

L’ATHÉNIEN.

Il faut donc que chacun de nous soit à la fois sans crainte et craintif ; et nous avons dit pourquoi l’un et l’autre.

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Lorsqu’on veut apprendre à quelqu’un à ne pas craindre, n’en vient-on point à bout en l’exposant avec discrétion à toutes sortes de craintes ?

CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Et quand il s’agit d’inspirer à quelqu’un la crainte de ce qu’il doit craindre, n’est-ce pas en le mettant aux prises avec l’impudence, et en l’exerçant contre elle, qu’il faut lui apprendre à se combattre lui-même et à triompher des plaisirs ? N’est-ce pas en luttant sans cesse contre ses penchants habituels, et en les réprimant, qu’il faut qu’il acquière la perfection de la force, tandis que sans l’expérience et l’usage de ce genre de combat, on ne sera pas même vertueux à demi ? Sera-t-il jamais parfaitement tempérant, celui qui n’a point été aux prises avec une foule de sentiments voluptueux et de désirs qui le portent à ne rougir de rien et à commettre toutes sortes d’injustices ; qui n’a pas appris à les vaincre par la réflexion, et à pratiquer une méthode suivie dans ses amusements comme dans ses occupations sérieuses, et qui au contraire n’a jamais éprouvé les atteintes des passions ?

CLINIAS.

Il n’y a guère d’apparence.

L’ATHÉNIEN.

Mais quoi ! quelque Dieu a-t-il donné aux hommes un breuvage propre à inspirer la crainte, en sorte que plus on en boive, plus on se croie malheureux, plus on sente augmenter sa frayeur sur le présent et sur l’avenir, et qu’à la fin l’homme le plus intrépide soit glacé d’effroi, et que cependant on revienne à son premier état dès qu’on s’endort et qu’on cesse de boire ?

CLINIAS.

Étranger, y a-t-il sur la terre un breuvage de cette nature ?

L’ATHÉNIEN.

Aucun. Mais s’il y en avait un, quel qu’il fût, un législateur ne s’en servirait-il pas utilement pour exercer au courage ? Par exemple, n’aurions-nous pas sujet de lui dire là-dessus : Législateur, quel que soit le peuple à qui tu donnes des lois, Crétois ou autre, le principal objet de tes souhaits ne serait-il pas de connaître par une épreuve certaine ses dispositions par rapport au courage et à la lâcheté?

CLINIAS.

Il n’est personne qui ne répondit que oui.

L’ATHÉNIEN.

Ne désirerais-tu pas aussi que cette épreuve se pût faire sans aucun risque ni danger considérable, plutôt que d’une autre façon ?

CLINIAS.

Tout législateur aimera mieux qu’elle se puisse faire sans risque.

L’ATHÉNIEN.

Et tu te servirais de ce breuvage pour éprouver l’âme de tes citoyens, t’assurant de leurs dispositions, employant les encouragements, les avis et les récompenses, pour les élever au-dessus de toute crainte ; couvrant au contraire d’opprobre quiconque ne s’efforcerait pas d’être en tout tel que tu veux qu’il soit ; et si dans ces exercices on montrait de la bonne volonté et du courage, on n’aurait rien à craindre de ta part ; sinon, on n’aurait que des châtiments à attendre. Ou bien refuserais-tu absolument de te servir de ce breuvage, quoiqu’il ne fût sujet d’ailleurs à aucun inconvénient ?

CLINIAS.

Et pour quelle raison, étranger, un législateur ne s’en servirait-il pas?

L’ATHÉNIEN.

Cette sorte d’épreuve, mon cher ami, serait d’une merveilleuse facilité en comparaison de celles d’aujourd’hui, pour quiconque voudrait s’exercer seul vis-à-vis de soi-même, ou avec d’autres, en grand ou en petit nombre. Et si par pudeur, dans la crainte d’être aperçu en cet état avant que d’être suffisamment aguerri, on choisissait de s’exercer dans la solitude ; au lieu de mille autres choses on n’aurait qu’à se procurer ce breuvage et on serait sûr du succès. Il en serait de même si, comptant assez sur ses dispositions naturelles et les essais précédents, on ne craignait point de s’exercer avec d’autres, et de montrer en leur présence sa force à surmonter les impressions fâcheuses et inévitables de ce breuvage, de sorte qu’on ne laissât échapper aucune action indécente, et qu’on eût assez de vertu pour se préserver de toute altération, pourvu encore qu’on se retirât avant que d’avoir bu à l’excès, par une juste défiance de ce breuvage, capable à la fin de terrasser tous les hommes.

CLINIAS.

Oui, ce serait là une excellente école de tempérance.

L’ATHÉNIEN.

Revenons à notre législateur. Il est vrai, lui dirons-nous, que les Dieux n’ont point fait présent aux hommes d’un semblable remède contre la crainte, et que nous n’en avons pas imaginé nous-mêmes (car je ne mets pas les enchanteurs de la partie) ; mais n’avons-nous pas un breuvage dont l’effet est d’inspirer une sécurité et une confiance téméraire et hors de propos ? Qu’en dis-tu ?

CLINIAS.

Nous en avons un, répondra-t-il, et c’est le vin.

L’ATHÉNIEN.

Cette boisson n’a-t-elle pas une vertu tout opposée à celle dont nous venons de parler, rendant d’abord l’homme plus gai qu’auparavant ; ensuite, à mesure qu’il en boit, le remplissant de mille belles espérances, et lui donnant une idée plus avantageuse de sa puissance ; à la fin lui inspirant une pleine assurance de parler de tout, comme s’il n’ignorait de rien, et le rendant tellement libre, tellement supérieur à toute crainte, qu’il dit et fait sans balancer tout ce qui lui vient dans l’esprit ?

CLINIAS.

Tout le monde en conviendra avec toi.

MÉGILLE.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Rappelons-nous maintenant ce qui a été dit tout à l’heure, qu’il y a deux choses auxquelles il faut aguerrir notre âme : l’une, à ne rien craindre en certaines occasions, l’autre, à tout craindre en d’autres.

CLINIAS.

Tu donnais, ce me semble, à cette seconde crainte le nom de pudeur ?

L’ATHÉNIEN.

Justement. Puis donc que la force et l’intrépidité ne peuvent s’acquérir qu’en s’exerçant à affronter les objets terribles, voyons si, pour parvenir au but opposé, il n’est pas besoin d’employer les moyens contraires.

CLINIAS.

Selon toute apparence.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi c’est dans les choses qui ont la vertu de nous remplir d’une confiance et d’une hardiesse extraordinaire qu’il nous faut chercher un remède à l’impudence et à l’effronterie, apprenant à devenir timides et circonspects, pour ne rien dire, ne rien faire, ne rien souffrir dont nous ayons à rougir.

CLINIAS.

Cela doit être.

L’ATHÉNIEN.

Qu’est-ce qui nous expose à tomber en de pareilles fautes ? N’est-ce point la colère, l’amour, l’intempérance, l’ignorance, l’avidité, la lâcheté, et encore les richesses, la beauté, la vigueur du corps, enfin tout ce qui nous enivre par le plaisir, et nous fait perdre la raison ? Or, pour faire d’abord l’essai de ces passions, et s’exercer ensuite à les vaincre, est-il une épreuve plus aisée, plus innocente que celle du vin ? Et lorsqu’on y apporte les précautions convenables, est-il un divertissement plus propre à cet effet que celui des banquets ? Examinons la chose de plus près. Pour reconnaître un caractère difficile et farouche, capable de mille injustices, n’est-il pas plus dangereux de traiter avec lui à nos risques et périls, que de l’examiner dans l’abandon d’une fête bachique ? Pour nous assurer si un homme est esclave des plaisirs de l’amour, lui confierons-nous nos filles, nos fils et nos femmes, et ferons-nous un essai de ses mœurs au risque de ce que nous avons de plus cher ? Je ne finirais pas si je voulais rapporter toutes les raisons qui montrent combien il est plus avantageux de prendre connaissance des divers caractères à la faveur d’un divertissement, sans paraître le vouloir, sans courir aucun danger ; et je suis persuadé qu’il n’est personne, ni Crétois ni autre, qui ne reconnaisse que cette manière de sonder l’âme d’autrui est très convenable, et de toutes les épreuves la moins coûteuse, la plus sûre et la plus courte.

CLINIAS.

Cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Or ce qui fait connaître le caractère et la disposition des hommes est sans doute ce qu’il y a de plus utile à l’art dont l’objet est de les rendre meilleurs ; et c’est là, je pense, l’objet de la politique : n’est-ce pas ?

CLINIAS.

Assurément.

FIN DU LIVRE PREMIER

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