Cousin: Les Rivaux 132a-135a — A filosofia não consiste em saber muito

(132a) SOCRATE.

Étant entré l’autre jour dans l’école de Denys le grammairien, j’y trouvai quelques jeunes gens des mieux faits et des meilleures familles de la ville, avec leurs amants. Il y en avait surtout deux qui disputaient ensemble, mais sur quoi, c’est ce que je n’entendis pas bien ; cependant il me parut que c’était sur Anaxagore (132b) ou Œnopide ; car ils traçaient des cercles, et avec la main ils imitaient certaines conversions des cieux ; leur application était extrême. Curieux de savoir ce que c’était, je m’adressai à un jeune homme auprès de qui j’étais assis ; et par hasard c’était l’amant de l’un de ceux qui disputaient. Je lui demandai donc, en le poussant un peu du coude, de quoi ces deux jeunes gens étaient si fort occupés. Il faut, lui dis-je, que ce soit quelque chose de grand et de beau, pour exciter une application si sérieuse ? Bon ! me répondit-il, quelque chose de grand et de beau ! Ils sont là à bavarder sur les astres, et à débiter quelques niaiseries philosophiques. (132c) Surpris de cette réponse : Comment ! lui dis-je, jeune homme trouves-tu donc qu’il soit ridicule de philosopher ? Pourquoi parler si durement ? Un autre jeune homme, qui était assis près de lui, et qui était son rival, ayant entendu ma demande et sa réponse, me dit : En vérité, Socrate, tu ne trouves pas ton compte à demander à cet homme-là, s’il croit que la philosophie soit une extravagance ; ne sais-tu pas qu’il a passé toute sa vie à remuer ses épaules dans la palestre, à bien se nourrir et à dormir ? Quelle autre réponse

peux-tu attendre de lui, sinon qu’il n’y a rien de plus ridicule que la philosophie ? (132d) Celui qui me parlait ainsi avait cultivé son esprit ; et l’autre, qu’il traitait si mal, n’avait cultivé que son corps. Je jugeai donc à propos de laisser là celui que j’avais d’abord interrogé et qui lui-même ne se donnait pas comme très propre à la conversation, et je m’attachai à son rival, qui se piquait d’être plus savant, et tâchai d’en tirer quelque chose. Je vous parlais à tous deux, lui dis-je, et si tu te sens en état de me répondre mieux que lui, je te fais la même question. Réponds-moi, crois-tu que ce soit une belle chose de philosopher ? ou crois-tu le contraire ? (133a) Les deux jeunes gens qui disputaient ensemble nous ayant entendus, cessèrent de disputer, et se mirent à nous écouter avec un profond silence. Je ne sais pas ce qu’à leur approche les deux rivaux éprouvèrent, mais pour moi, je tressaillis. C’est l’impression que me font toujours la jeunesse et la beauté. L’un des deux amants ne me parut pas moins ému que moi. Cependant il ne laissa pas de me répondre d’un ton avantageux :

— Socrate, si je pensais (133b) qu’il fût ridicule de philosopher, je ne me croirais pas un homme, et je ne regarde pas comme un homme quiconque peut avoir une telle pensée ; faisant par-là allusion à son rival, et haussant la voix pour être entendu de celui qu’il aimait.

— C’est donc une belle chose de philosopher, lui dis-je.

— Oui, assurément, répondit-il.

— Mais, repris-je, te paraît-il possible de décider si une chose est belle ou laide, si on ne la connaît auparavant?

— Non.

— (133c) Eh bien ! sais-tu ce que c’est que philosopher?

— Sans doute, me dit-il, je le sais.

— Qu’est-ce donc, lui demandai-je?

— Ce n’est autre chose, me répondit-il, que ce que Solon a dit quelque part : Je vieillis en apprenant toujours.Et il me semble que celui qui veut être philosophe doit ainsi apprendre tous les jours quelque chose, et dans sa jeunesse et dans sa vieillesse, pour savoir en cette vie le plus qu’on peut savoir.

D’abord, cette réponse me parut satisfaisante ; mais, après y avoir un peu pensé, je lui demandai s’il croyait que la philosophie consistât à tout apprendre. (133d)

— Sans aucun doute, me répondit-il.

— Mais penses-tu, lui dis-je, que la philosophie soit seulement belle, ou crois-tu aussi qu’elle soit utile?

— Très utile aussi, me répondit-il.

— Cela te paraît-il particulier à la philosophie, repris-je, ou crois-tu qu’il en soit ainsi des autres arts ? Par exemple, le goût de la gymnastique te paraît-il aussi utile que beau?

— C’est selon, répondit-il en plaisantant ; avec celui-ci, désignant son rival, je ne crains pas de dire que ce goût n’est ni l’un ni l’autre ; mais avec toi, Socrate, (133e) je conviens qu’il est à-la-fois et très beau et très utile.

— Et crois-tu, lui dis-je, que le goût de la gymnastique consiste à vouloir s’exercer le plus possible?

— Sans doute, me répondit-il, comme le goût de la sagesse, la philosophie consiste à vouloir savoir le plus possible.

— Mais, lui demandai-je, penses-tu que ceux qui s’appliquent à la gymnastique aient d’autre but que de se bien porter?

— Non, me dit-il.

— Et par conséquent, lui dis-je, c’est le grand nombre d’exercices qui fait qu’on se porte?

— (134a) Et comment, en effet, serait-il possible, me répondit-il, qu’on se portât bien, avec peu d’exercice?

Sur cela, je trouvai à propos de pousser un peu mon athlète, pour qu’il vînt à mon secours, avec son expérience en fait de gymnastique ; et lui adressant la parole :

— Pourquoi gardes-tu le silence, mon cher, quand tu l’entends parler ainsi ? crois-tu que ce soit le grand nombre d’exercices qui fassent du bien à la santé, ou un exercice modéré?

— Pour moi, Socrate, me répondit-il, il me semblait que je pense toujours comme le précepte, que les exercices modérés font la (134b) bonne santé. En veux-tu la preuve ? vois ce pauvre homme, avec son application à l’étude, il ne mange plus, il ne dort point, il est tout raide, et comme desséché par la méditation.

A ces paroles, les deux jeunes gens se prirent à rire, et le philosophe rougit. Je lui dis :

— Eh bien ! ne conviens-tu pas présentement que ce n’est ni le grand ni le petit nombre d’exercices qui font qu’on se porte bien, mais un exercice modéré ? Veux-tu donc combattre contre deux?

— (134c) S’il n’y avait que lui, me dit-il, je lui tiendrais bien tête, et tu sens que je suis en état de lui prouver ce que j’ai avancé, serait-ce une chose encore moins vraisemblable ; car voilà vraiment un redoutable adversaire ! mais avec toi, Socrate, je ne veux pas disputer contre mon sentiment. J’avoue donc que ce n’est pas le grand nombre d’exercices, mais un exercice modéré qui fait la bonne santé.

— (134d) N’en est-il pas de même des aliments ? lui dis-je.

Il en tomba d’accord ; et sur toutes les autres choses qui regardent le corps, je le forçai de convenir que c’est le juste milieu qui est utile, et point du tout le trop, ni le trop peu ; et il en convint avec moi.

— Et sur ce qui regarde l’âme, lui dis-je ensuite, est-ce la quantité d’aliments qu’on lui donne qui lui est utile, ou la juste mesure?

— La juste mesure.

— Mais, les connaissances, repris-je, ne sont-elles pas les aliments de l’âme?

Il l’avoua.

— Et par conséquent, lui dis-je, c’est la mesure, et non la multitude des connaissances qui fait du bien à l’âme?

Il en tomba d’accord.

— (134e) A qui pourrions-nous raisonnablement nous adresser, continuai-je, pour bien savoir quelle est la juste mesure d’aliments et d’exercices qui est bonne au corps?

Nous convînmes tous trois que c’était à un médecin ou à un maître de gymnastique. Et sur les semences, pour connaître cette juste mesure, qui consulter ? Nous convînmes que c’était l’affaire du laboureur. Et sur les sciences, qui consulterons-nous donc pour savoir le milieu qu’il faut garder en les semant ou en les plantant dans l’âme ? (135a)

Sur cela, nous nous trouvâmes tous trois fort embarrassés.

— Puisque nous ne saurions nous tirer de là, leur dis-je en badinant, voulez-vous que nous appelions à notre aide ces deux jeunes garçons ? ou peut-être en aurions-nous honte, comme Homère dit des amants de Pénélope, qui, ne pouvant tendre l’arc, ne voulaient pas qu’aucun autre pût le faire ?

,