Cousin: Les Rivaux 137a-139a — O que é a filosofia

Nous sommes donc convenus, à ce qu’il paraît, du moins d’après tes principes, que si philosopher c’est s’occuper de tous les arts, comme tu le dis, le philosophe est un être assez malhabile (137b) et fort inutile, tant que les arts seront cultivés parmi les hommes. Mais en vérité, mon cher, prends garde qu’il n’en soit pas ainsi, et que philosopher ne soit point du tout se mêler de tous les arts, et passer sa vie à tout faire et à tout apprendre ; car, pour cela, c’est une honte, à mon avis, et l’on appelle manœuvres ceux qui s’occupent ainsi des arts. Au reste, pour mieux savoir si je dis vrai, réponds-moi encore, je te prie : Qui sont ceux qui savent bien châtier (137c) les chevaux ? Ne sont-ce pas ceux qui les rendent meilleurs?

— Oui.

— Et les chiens, de même?

— Oui.

— Ainsi, c’est le même art qui les châtie et les rend meilleurs?

— Oui.

— Mais cet art qui les châtie et les rend meilleurs, est-ce le même qui discerne les bons d’avec les mauvais, ou en est-ce un autre?

— Non, me dit-il, c’est le même.

— Diras-tu la même chose des hommes ? repris-je. (137d) L’art qui les rend meilleurs est-il le même que celui qui les châtie, et qui discerne les méchants et les bons?

— C’est le même.

— L’art qui s’applique à un seul, s’applique à plusieurs, et celui qui s’applique à plusieurs, s’applique à un seul?

— Oui.

— Et il en est ainsi des chevaux et de tous les animaux?

Il en convint.

— Mais, repris-je, comment appelles-tu la science qui châtie ceux qui troublent les états et violent les lois ? n’est-ce pas la science du juge?

— Oui.

— Et cette science, n’est-ce pas la justice?

— Elle-même.

— (137e) Ainsi le même art qui châtie les méchants, sert aussi à les faire reconnaître d’avec les bons?

— Assurément.

— Et qui en reconnaît un, en pourra reconnaître plusieurs?

— Oui.

— Et celui qui n’en pourra pas reconnaître plusieurs, n’en pourra pas même reconnaître un?

— Non. Un cheval qui ne reconnaîtrait pas les bons et les mauvais chevaux, ne reconnaîtrait pas non plus ce qu’il est lui-même?

— Non.

— Et un bœuf qui ne reconnaîtrait pas les bons et les mauvais bœufs, ne reconnaîtrait pas non plus ce qu’il est lui-même?

— Non, certainement.

— Et il en est de même du chien?

Il en tomba d’accord.

— (138a) Quoi donc ! ajoutai-je, un homme qui ne distinguerait pas les hommes bons d’avec les médians, n’ignorerait-il pas s’il est lui-même bon ou méchant, puisque enfin il est homme aussi?

— Cela est vrai, me dit-il.

— Ne se pas connaître soi-même, est-ce être sage ou fou?

— C’est être fou.

— Et par conséquent, continuai-je, se connaître soi-même, c’est être sage?

— Oui.

— Ainsi, à ce qu’il paraît, l’inscription du temple de Delphes est une exhortation à la sagesse et à la justice?

— A ce qu’il paraît.

— Mais n’est-ce pas précisément la justice qui enseigne à bien châtier?

— Oui. (138b) Mais si c’est la justice qui enseigne à bien châtier, n’est-ce pas la sagesse qui nous fait connaître et nous-mêmes et les autres?

— Il paraît, répondit-il.

— Ainsi, la justice et la sagesse ne sont que la même chose?

— Cela est évident.

— Et ce qui constitue la bonne police d’un état, c’est la punition des méchants?

— Tu dis vrai.

— Et c’est là ce qu’on appelle la politique?

— Il en convint.

— Quand un homme, dis-je, gouverne bien un état, ne lui donne-t-on pas le nom de roi?

— Sans doute.

— L’art par lequel il gouverne est donc l’art royal?

— Oui.

— Et cet art n’est-ce pas le même que ceux dont nous venons de parler tout à l’heure?

— Il me semble.

— (138c) Quand un particulier gouverne bien sa maison, quel nom lui donne-t-on ? ne l’appelle-t-on pas un bon économe, un bon maître?

— Oui.

— Par quel art gouverne-t-il si bien sa maison ? n’est-ce pas l’art de la justice?

— Assurément.

— Il me semble donc que roi, politique, économe, maître, juste et sage, ne sont qu’une même chose ; et que la royauté, la politique, l’économie, la sagesse et la justice, ne sont qu’un seul et même art?

— Il paraît bien.

— (138d) Quoi donc ! continuai-je, quand un médecin parlera devant un philosophe de maladies, ou quand un artiste parlera de son art, il sera honteux au philosophe de ne pas entendre ce qu’ils diront, et de ne pouvoir dire son avis ; et quand un juge, un roi, ou un de ceux que nous avons nommés, viendra à parler devant lui, il ne sera pas honteux à ce philosophe de ne pouvoir ni les entendre, ni rien dire de lui-même?

— Comment ne serait-il pas honteux, Socrate, d’être réduit à se taire sur de pareilles choses?

— (138e) Mais, repris-je, établirons-nous que sur ces choses le philosophe doit être un pentathle, au-dessous des maîtres et au second rang, c’est-à-dire toujours inutile, tant qu’il y aura des maîtres ? ou dirons-nous qu’il ne doit pas abandonner la conduite de sa maison à des mains étrangères et se tenir au second rang dans ce genre, mais qu’il doit savoir juger et châtier comme il faut, pour que sa maison aille bien?

Il en convint avec moi.

— Et puis, si ses amis le prennent pour arbitre, ou si la patrie l’appelle aux fonctions d’arbitre public ou de juge, ne sera-ce pas (139a) une honte pour lui de ne tenir alors que le second ou le troisième rang, au lieu d’être au premier?

— Il me semble, répondit-il.

— Il s’en faut donc de beaucoup, mon cher, que la philosophie consiste à tout apprendre et à s’appliquer à tous les arts.

A ces mots, le savant, confus de ce qu’il avait dit, ne sut que répondre ; et l’ignorant assura que j’avais raison. Tous les autres passèrent aussi de mon côté.

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