DE LA VERTU
Interlocuteurs :
SOCRATE, L’ÉLEVEUR DE CHEVAUX
SOCRATE
La vertu peut-elle s’enseigner, oui ou non ? Et dans ce dernier cas, les hommes de bien sont-ils tels par nature ou de quelque autre manière?
L’ÉLEVEUR
Je ne sais pour le moment que répondre, Socrate.
SOCRATE
Eh bien ! examinons ainsi la question. Voyons, si quelqu’un voulait acquérir cette vertu qui fait les habiles cuisiniers, comment l’acquerrait-il?
L’ÉLEVEUR
Il est évident que ce serait en se mettant à l’école des bons cuisiniers.
SOCRATE
Et encore, s’il voulait devenir un bon médecin, à qui s’adresserait-il pour devenir bon médecin?
L’ÉLEVEUR
Evidemment à quelque bon médecin.
SOCRATE
Et s’il voulait acquérir cette vertu qui fait les habiles charpentiers?
L’ÉLEVEUR
Aux charpentiers.
SOCRATE
Et s’il voulait acquérir cette vertu qui fait les gens honnêtes et sages, où devrait-il aller pour l’apprendre?
L’ÉLEVEUR
Cette vertu, si toutefois elle peut s’apprendre, je suppose qu’on la trouvera auprès des gens de bien, car où serait-elle ailleurs?
SOCRATE
Voyons donc quels ont été chez nous les gens de bien, pour examiner si ce sont ceux-là qui rendent les hommes bons ? Eh bien ! pouvons-nous dire qui fut le maître des uns ou des autres?
L’ÉLEVEUR
Nous ne le pouvons : on ne dit point son nom.
SOCRATE
Mais quoi, quelqu’un de leurs disciples alors, étranger ou concitoyen, ou quelque autre, libre ou esclave, qui grâce à leur société, soit devenu sage et bon?
L’ÉLEVEUR
On n’en cite aucun, non plus.
SOCRATE
Serait-ce donc que l’envie les empêchait de communiquer la vertu aux autres?
L’ÉLEVEUR
Peut-être.
SOCRATE
Pour ne pas avoir de rivaux, comme les cuisiniers, les médecins, les charpentiers?
L’ÉLEVEUR
Cela, en effet, leur porte tort à eux, d’avoir de nombreux rivaux et de vivre avec beaucoup de gens semblables à eux.
SOCRATE
Est-ce le cas des hommes de bien, cela leur porte-t-il tort de vivre au milieu de leurs semblables?
L’ÉLEVEUR
C’est possible.
SOCRATE
Les hommes de bien, ne sont-ils pas en même temps justes?
L’ÉLEVEUR
Oui.
SOCRATE
Y a-t-il quelqu’un à qui il soit avantageux de vivre non parmi les hommes de bien, mais parmi les mauvais?
L’ÉLEVEUR
Je ne sais que répondre.
SOCRATE
Ne peux-tu non plus répondre à ceci : est-ce le propre des gens de bien de nuire et celui des mauvais d’être utiles, ou bien est-ce le contraire?
L’ÉLEVEUR
Le contraire.
SOCRATE
Donc les gens de bien sont utiles et les mauvais nuisibles?
L’ÉLEVEUR
Oui.
SOCRATE
Y a-t-il quelqu’un qui préfère recevoir un dommage qu’une aide?
L’ÉLEVEUR
Personne.
SOCRATE
Donc personne ne préfère vivre parmi les mauvais plutôt que parmi les gens de bien.
L’ÉLEVEUR
Parfaitement.
SOCRATE
Donc aucun homme de bien ne refusera par envie de rendre un autre homme bon et semblable à lui.
L’ÉLEVEUR
Il ne le semble pas, du moins d’après ce discours.
SOCRATE
Tu as entendu dire, n’est-ce pas, que Thémistocle avait un fils, Cléophante.
L’ÉLEVEUR
Je l’ai entendu dire.
SOCRATE
Il est donc clair que Thémistocle n’a pas évité par envie de rendre son fils le meilleur possible, lui qui n’aurait refusé ce service à personne, si vraiment il était bon ? Or, il l’était, nous l’avons dit.
L’ÉLEVEUR
Oui.
SOCRATE
Tu sais aussi que Thémistocle apprit à son fils à être un bon et habile cavalier : il restait ferme et droit à cheval et lançait ainsi le javelot ; il faisait encore toutes sortes de prouesses étonnantes. Thémistocle lui a également appris bien d’autres choses et l’a fait instruire en toutes les sciences que pouvaient enseigner de bons maîtres. N’as-tu pas entendu là-dessus les anciens?
L’ÉLEVEUR
Je les ai entendus.
SOCRATE
Ce n’est donc pas la nature de ce fils qu’il faudrait incriminer comme mauvaise.
L’ÉLEVEUR
Ce ne serait pas juste, d’après ce que tu dis.
SOCRATE
Et encore ceci : que Cléophante, fils de Thémistocle, ait hérité de la bonté et de la sagesse de son père, l’as-tu jamais entendu dire par qui que ce soit, jeune ou vieux?
L’ÉLEVEUR
Je ne l’ai pas entendu dire.
SOCRATE
Pourrons-nous croire pourtant que ce père ait voulu faire l’éducation de son fils, mais qu’il n’ait pas cherché, dans la science propre où lui-même excellait, à le rendre meilleur que le dernier de ses voisins, si la vertu peut s’enseigner?
L’ÉLEVEUR
Ce n’est pas vraisemblable.
SOCRATE
Voilà donc ce que fut le maître de vertu dont tu parlais. Mais passons à un autre : Aristide, qui a élevé Lysimaque, et lui a fait donner la plus brillante éducation par tout ce qu’il pouvait y avoir de maîtres à Athènes, ne l’a cependant pas rendu meilleur que n’importe qui, car celui-là toi et moi, l’avons connu et fréquenté.
L’ÉLEVEUR
Oui.
SOCRATE
Tu sais que Périclès également a élevé ses fils Paraloset Xantippe, et je crois bien que tu étais épris du second. Or, de ces jeunes gens, comme tu le sais, il fit des cavaliers qui ne le cédaient à aucun Athénien ; il leur fit apprendre la musique et tous les autres exercices, en un mot tous les arts qui peuvent s’enseigner, de sorte qu’ils n’étaient inférieurs à personne. Ne voulut-il donc pas en faire des hommes de bien?
L’ÉLEVEUR
Ils le seraient peut-être devenus, Socrate, s’ils n’étaient morts jeunes.
SOCRATE
Comme il est juste, tu viens au secours de ton bien-aimé, mais si la vertu pouvait s’enseigner et s’il eût été capable de faire de ses fils des hommes de bien, Périclès aurait commencé par leur apprendre sa propre vertu, plutôt que la musique ou les autres exercices. Mais il paraît qu’elle n’est pas de nature à être enseignée, puisque Thucydide, de son côté, a élevé deux fils, Mélèsias et Stéphanos, et tu ne pourrais dire en leur faveur ce que tu disais des fils de Périclès : l’un des deux, tu le sais, est arrivé au seuil de la vieillesse et l’autre l’a dépassé. Or, sans aucun doute, leur père les a fait instruire parfaitement en toutes choses, et en particulier pour la lutte, de tous les Athéniens ils ont été les mieux formés : Xanthias fut le maître d’un des deux ; Eudore, celui de l’autre : ceux-ci passaient pour les plus habiles lutteurs de ce temps-là.
L’ÉLEVEUR
Oui.
SOCRATE
Est-il donc croyable que cet homme ait fait apprendre à ses enfants ces connaissances pour lesquelles il faut tant dépenser, quand, sans le moindre frais, il eût pu faire d’eux des hommes de bien ? Ne leur eût-il point enseigné cet art, s’il y avait moyen de l’apprendre?
L’ÉLEVEUR
Évidemment.
SOCRATE
Peut-être alors Thucydide était-il un homme de rien et comptait-il peu d’amis à Athènes ou chez les alliés. Peut-être nierons-nous qu’il fut d’une maison illustre et que son crédit fût grand dans la ville et dans toute la Grèce. C’est pourquoi, si cet art eût pu s’enseigner, il aurait bien trouvé quelqu’un parmi ses concitoyens ou parmi les étrangers pour faire de ses fils des hommes de bien, au cas où lui-même n’eût pas eu le loisir de s’en occuper à cause des affaires de la ville. Mais, mon cher, je crains fort, en effet, que la vertu ne puisse s’enseigner.
L’ÉLEVEUR
Peut-être que non.
SOCRATE
Si donc on ne peut l’enseigner, est-ce que l’on naît naturellement vertueux ? Examinons la chose de la manière suivante, peut-être ainsi trouverons-nous ce que nous croyons : il y a des chevaux naturellement bons?
L’ÉLEVEUR
Il y en a.
SOCRATE
Il y a aussi des hommes dont le métier est de reconnaître les chevaux d’un bon naturel, ceux dont le corps est bien constitué pour la course et, quant au caractère, ceux qui sont vifs ou sans ardeur?
L’ÉLEVEUR
Oui.
SOCRATE
Quel est cet art ? Comment le nomme-t-on?
L’ÉLEVEUR
L’art hippique.
SOCRATE
Pour les chiens de même, il y a un art qui permet de discerner ceux dont le naturel est bon ou mauvais?
L’ÉLEVEUR
Oui.
SOCRATE
Quel est-il?
L’ÉLEVEUR
La cynégétique.
SOCRATE
Pour l’or également et pour l’argent, il y a des contrôleurs qui inspectent et jugent s’il est bon ou mauvais?
L’ÉLEVEUR
Oui, il y en a.
SOCRATE
Comment les appelles-tu?
L’ÉLEVEUR
Les essayeurs.
SOCRATE
Et les maîtres de gymnastique reconnaissent, après examen, les dispositions naturelles des corps humains, jugent quels sont ceux qui sont propres ou non aux divers exercices, et, qu’il s’agisse de vieux ou de jeunes, quels sont les corps qui ont quelque valeur et dont on peut espérer qu’ils exécuteront bien tous les travaux pour lesquels ils sont faits.
L’ÉLEVEUR
C’est vrai.
SOCRATE
Or, qu’est-ce qui importe le plus aux États, les bons chevaux, les bons chiens et autres choses semblables, ou les hommes de bien?
L’ÉLEVEUR
Les hommes de bien.
SOCRATE
Eh quoi ! penses-tu que, s’il y avait des natures bien douées pour la vertu humaine, les hommes n’emploieraient pas tous leurs efforts à les discerner?
L’ÉLEVEUR
C’est probable.
SOCRATE
Peux-tu donc m’indiquer un art qui ait été constitué en vue de ces natures mêmes des hommes vertueux et qui permette de les distinguer?
L’ÉLEVEUR
Je ne puis.
SOCRATE
Et cependant cet art serait du plus haut prix, ainsi que ceux qui le posséderaient. Ces derniers, en effet, nous signaleraient parmi les jeunes gens ceux qui, encore enfants, promettent de devenir des hommes de bien. Nous nous en chargerions et les garderions dans l’acropole au nom de l’État, aussi précieusement que l’or et plus encore, pour qu’ils ne subissent aucun mal dans les combats et n’encourent aucun autre danger, mais que, mis en réserve pour la ville, ils soient gardiens et bienfaiteurs quand l’âge sera venu. Mais je crains fort que ni la nature ni l’enseignement ne communiquent aux hommes la vertu.
L’ÉLEVEUR
Comment donc Socrate, à ton avis, l’obtiendront-ils, si ce n’est ni par la nature, ni par l’enseignement. Quel autre moyen aurait-on de devenir bon?
SOCRATE
Ce n’est pas facile, je crois, de le montrer ; je soupçonne toutefois que c’est surtout une sorte de don divin et qu’il en est des gens de bien comme des plus remarquables parmi les devins et les diseurs d’oracles. Ce n’est point la nature qui rend tels ces derniers, ni l’art non plus, mais par une inspiration des dieux ils deviennent ce qu’ils sont. Ainsi de même, les hommes de bien prédisent aux cités, par une inspiration divine, tout ce qui doit se produire, tout ce qui doit arriver, et cela bien mieux et plus clairement que les diseurs d’oracles. Les femmes emploient cette expression : un tel est un homme divin, et les Lacédémoniens, pour louer magnifiquement quelqu’un, l’appellent un homme divin. Homère emploie souvent ce terme, ainsi que les autres poètes. Quand Dieu veut le bonheur d’une cité, il y suscite des hommes de bien ; si cette ville doit, au contraire, être malheureuse, Dieu lui supprime ces hommes-là. Ainsi, semble-t-il, ni l’enseignement, ni la nature ne donnent la vertu, mais c’est par une grâce divine qu’elle survient à ceux qui la possèdent.