====== Chambry: Alcibiade I 127c-135e — Conhece-te a ti mesmo ====== ALCIBIADE XXIII. — Par les dieux, Socrate, je ne sais plus moi-même ce que je dis et je cours grand risque d’être depuis longtemps, sans m’en apercevoir, dans le plus honteux état. SOCRATE Ne perds pas courage. Si tu t’étais aperçu de ton état à l’âge de cinquante ans, tu aurais de la peine à prendre soin de toi-même, au lieu que tu es justement à l’âge où il faut s’en apercevoir. ALCIBIADE Et quand on s’en est aperçu, que faut-il faire, Socrate ? SOCRATE Répondre à mes questions, Alcibiade. Si tu le fais et que Dieu le veuille, et s’il faut m’en rapporter à ma divination, toi et moi, nous nous en trouverons mieux. ALCIBIADE Cela ne peut manquer, s’il ne tient qu’à répondre. SOCRATE Voyons donc. Qu’est-ce que c’est que prendre soin de soi-même ? Dis-le-moi ; car il peut arriver souvent à notre insu que, tout en croyant prendre soin de nous-mêmes, nous ne le fassions pas. Quand est-ce donc qu’un homme le fait ? Quand il prend soin des choses qui sont à lui, prend-il alors soin de lui-même ? ALCIBIADE Il me le semble du moins. SOCRATE Voyons. Quand est-ce qu’un homme prend soin de ses pieds ? Est-ce lorsqu’il prend soin de ce qui appartient à ses pieds ? ALCIBIADE Je ne comprends pas. SOCRATE Crois-tu qu’il y ait quelque chose qui appartienne à la main ? Par exemple, une bague ; y a-t-il une autre partie du corps que le doigt à laquelle on peut dire qu’elle appartient ? ALCIBIADE Non, assurément. SOCRATE De même la chaussure n’appartient-elle pas au pied ? ALCIBIADE Si. SOCRATE Et les vêtements et les couvertures au reste du corps ? ALCIBIADE Si. SOCRATE Or, quand nous prenons soin de nos chaussures, prenons-nous à ce moment soin de nos pieds ? ALCIBIADE Je ne comprends pas bien, Socrate. SOCRATE Eh quoi ! Alcibiade, ne reconnais-tu pas qu’il y a une manière de prendre comme il faut soin d’une chose quelconque ? ALCIBIADE Si. SOCRATE Or n’est-ce pas quand on rend une chose meilleure que tu dis qu’on en prend soin comme il faut ? ALCIBIADE Si. SOCRATE Et quel est l’art qui rend les chaussures meilleures ? ALCIBIADE L’art du cordonnier. SOCRATE C’est donc par l’art du cordonnier que nous avons soin de nos chaussures ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE Et de nos pieds, est-ce aussi par cet art, ou par celui qui rend nos pieds meilleurs ? ALCIBIADE C’est par ce dernier. SOCRATE Ne rendons-nous pas nos pieds meilleurs par le même art qui rend tout notre corps meilleur ? ALCIBIADE Il me le semble. SOCRATE Et cet art, n’est-ce pas la gymnastique ? ALCIBIADE Certainement. SOCRATE C’est donc par la gymnastique que nous prenons soin de nos pieds et par l’art du cordonnier de ce qui est à l’usage de nos pieds ? ALCIBIADE Cela ne fait pas de doute. SOCRATE Et par la gymnastique que nous avons soin de nos mains, et par l’art du ciseleur de bagues, de ce qui est à l’usage de nos mains ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE Et par la gymnastique aussi, de notre corps, et par le tissage et les autres arts, de ce qui est à l’usage de notre corps ? ALCIBIADE Cela est hors de doute. SOCRATE C’est donc par un art que nous prenons soin d’un objet en lui-même, et par un autre art, de ce qui se rapporte à cet objet ? ALCIBIADE C’est évident. SOCRATE Ce n’est donc pas lorsque tu prends soin de ce qui t’appartient que tu prends soin de toi-même ? ALCIBIADE Nullement, en effet. SOCRATE Car ce n’est pas, comme nous venons de le prouver, par le même art qu’on prend soin de soi-même et de ce qui se rapporte à soi. ALCIBIADE Evidemment non. SOCRATE XXIV. — Allons, maintenant. Par quel art pourrions-nous prendre soin de nous-mêmes ? ALCIBIADE Je ne saurais le dire. SOCRATE En tout cas, nous sommes d’accord sur ceci du moins, que ce n’est point par l’art qui nous permettrait d’améliorer quoi que ce soit de ce qui est à nous, mais par celui qui nous améliorerait nous-mêmes. ALCIBIADE Tu dis vrai. SOCRATE Maintenant, aurions-nous jamais su quel art améliore la chaussure, si nous ne connaissions pas la chaussure ? ALCIBIADE Impossible. SOCRATE Ni quel art améliore les bagues, si nous ignorions ce que c’est qu’une bague ? ALCIBIADE Non vraiment. SOCRATE Mais par quel art on s’améliore soi-même, pourrions-nous le savoir, si nous ignorions ce que nous sommes nous-mêmes ? ALCIBIADE Ce serait impossible. SOCRATE Maintenant, est-ce une chose facile de se connaître soi-même, et celui qui a mis ce précepte au fronton du temple de Pytho était-il le premier venu ? ou bien est-ce une chose difficile et qui n’est pas à la portée de tous ? ALCIBIADE Pour moi, Socrate, j’ai souvent pensé qu’elle était à la portée de tous, mais parfois aussi qu’elle était très difficile. SOCRATE En tout cas, Alcibiade, qu’elle soit facile ou non, il n’en reste pas moins que, si nous nous connaissons, nous pourrons peut-être savoir quel soin nous devons prendre de nous-mêmes, et que, sans cette connaissance, nous ne le pourrons jamais. ALCIBIADE C’est juste. SOCRATE Voyons donc de quelle manière on pourrait découvrir l’essence immuable (26) . Par là nous trouverions peut-être ce que nous sommes nous-mêmes, tandis que si nous l’ignorons encore, nous ne le pourrons guère. ALCIBIADE Tu as raison. SOCRATE Attention donc, par Zeus ! Avec qui t’entretiens-tu en ce moment ? N’est-ce pas avec moi ? ALCIBIADE Si. SOCRATE Et moi, avec toi ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE C’est donc Socrate qui parle ? ALCIBIADE Assurément. SOCRATE Et Alcibiade qui écoute ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE N’est-ce pas en se servant de la parole que Socrate parle ? ALCIBIADE Sans doute. SOCRATE Mais parler et user de la parole, c’est pour toi la même chose, je suppose ? ALCIBIADE Tout à fait la même chose. SOCRATE Mais celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert ne sont-ils pas différents ? ALCIBIADE Que veux-tu dire ? SOCRATE Un cordonnier, par exemple, coupe avec un couteau, un tranchet et d’autres outils. ALCIBIADE Oui. SOCRATE Eh bien, celui qui coupe et se sert d’outils n’est-il pas différent des outils dont il se sert pour couper ? ALCIBIADE Sans doute. SOCRATE De même encore, les instruments dont le cithariste se sert pour jouer et le cithariste lui-même ne sont-ils pas différents ? ALCIBIADE Si. SOCRATE Eh bien, c’est cela que je te demandais tout à l’heure, si tu crois que celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert sont toujours différents. ALCIBIADE Je le crois. SOCRATE Mais, pour reprendre l’exemple du cordonnier, coupe-t-il seulement avec ses outils ou encore avec ses mains ? ALCIBIADE Avec ses mains aussi. SOCRATE Il se sert donc aussi de ses mains ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE Se sert-il aussi de ses yeux pour couper le cuir ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE Or, n’admettons-nous pas que celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert sont différents ? ALCIBIADE Si. SOCRATE Donc le cordonnier et le cithariste sont différents des mains et des yeux avec lesquels ils travaillent ? ALCIBIADE Evidemment. SOCRATE XXV. — Est-ce que l’homme ne se sert pas aussi de tout son corps ? ALCIBIADE Si fait. SOCRATE Mais nous avons reconnu que qui se sert d’une chose est différent de la chose dont il se sert ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE L’homme est donc autre chose que son propre corps ? ALCIBIADE Il semble. SOCRATE Qu’est-ce donc que l’homme ? ALCIBIADE Je ne saurais le dire. SOCRATE Tu sais en tout cas qu’il est ce qui se sert du corps ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE Or, qui s’en sert, sinon l’âme ? ALCIBIADE Elle seule. SOCRATE Elle s’en sert en le commandant, n’est-ce pas ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE Voici du moins une chose dont on ne peut, je crois, disconvenir. ALCIBIADE Laquelle ? SOCRATE C’est que l’homme est une de ces trois choses. ALCIBIADE Lesquelles ? SOCRATE L’âme, le corps, ou le tout formé de l’une et de l’autre. ALCIBIADE Sans doute. SOCRATE Mais nous avons reconnu que ce qui commande au corps est précisément l’homme. ALCIBIADE Nous l’avons reconnu. SOCRATE Eh bien, est-ce le corps qui se commande à lui-même ? ALCIBIADE Pas du tout. SOCRATE Nous avons dit en effet qu’il est commandé. ALCIBIADE Oui. SOCRATE Le corps n’est donc pas ce que nous cherchons. ALCIBIADE Il n’y a pas d’apparence. SOCRATE Alors est-ce le composé qui commande au corps et ce composé est-il l’homme ? ALCIBIADE Peut-être bien. SOCRATE Pas le moins du monde ; car l’une des deux parties n’ayant point de part au commandement, il n’est pas possible que le tout formé des deux commande. ALCIBIADE C’est juste. SOCRATE Alors, puisque ni le corps, ni le tout n’est l’homme, il reste, je pense, qu’il n’est rien, ou, s’il est quelque chose, il faut conclure que l’homme n’est autre chose que l’âme. ALCIBIADE Il le faut absolument. SOCRATE Faut-il te démontrer plus clairement encore que l’âme est l’homme ? ALCIBIADE Non, par Zeus, cela me paraît suffisamment démontré. SOCRATE Si la démonstration n’est pas rigoureuse, il nous suffit qu’elle soit satisfaisante. Nous en aurons une rigoureuse quand nous aurons trouvé ce que nous laissons de côté à présent comme exigeant de longues recherches. ALCIBIADE De quoi veux-tu parler ? SOCRATE De ce que nous disions tout à l’heure, qu’il fallait rechercher d’abord l’essence immuable. Or, au lieu de cette essence immuable, nous avons cherché ce qu’est chaque chose en elle-même, et peut-être cela suffira car nous pouvons affirmer qu’il n’y a rien qui soit plus maître de nous-mêmes que l’âme. ALCIBIADE Rien, assurément. SOCRATE Il est donc juste de croire qu’en nous entretenant ensemble, toi et moi, nous nous parlons d’âme à âme. ALCIBIADE Tout à fait juste. SOCRATE C’est justement ce que nous disions il n’y a qu’un moment, que, Socrate en se servant du discours pour converser avec Alcibiade, ne parle pas, comme il nous a paru, à ton visage, mais à Alcibiade, c’est-à-dire à son âme. ALCIBIADE C’est mon opinion. SOCRATE XXVI. — C’est donc notre âme que nous recommande de connaître celui qui nous enjoint de nous connaître nous-mêmes ? ALCIBIADE Il le semble. SOCRATE Donc celui qui connaît quelque partie de son corps, connaît ce qui est à lui, mais pas lui-même. ALCIBIADE C’est exact. SOCRATE Par conséquent aucun médecin ne se connaît lui-même, en tant que médecin, ni aucun maître de palestre, en tant que maître de palestre ? ALCIBIADE Non, ce me semble. SOCRATE Il s’en faut donc de beaucoup que les laboureurs et les autres artisans se connaissent eux-mêmes ; car ils ne connaissent même pas, semble-t-il, ce qui est à eux, mais, du fait de leur profession, des choses encore plus étrangères à celles qui leur appartiennent, puisqu’en ce qui regarde le corps, ils ne connaissent que ce qui sert à l’entretenir. ALCIBIADE Tu dis vrai. SOCRATE Si donc la sagesse consiste à se connaître soi-même, aucun d’eux n’est sage du fait de sa profession. ALCIBIADE Il me semble que non. SOCRATE Voilà pourquoi ces arts passent pour vulgaires et indignes de l’étude d’un honnête homme. ALCIBIADE C’est tout à fait juste. SOCRATE Donc, encore une fois, quiconque soigne son corps, soigne ce qui est à lui, et non lui-même. ALCIBIADE On peut le croire. SOCRATE Celui qui prend soin de sa fortune ne prend soin ni de lui-même, ni de ce qui est à lui, mais de choses encore plus étrangères à celles qui sont à lui. ALCIBIADE Je le crois. SOCRATE Donc le banquier ne fait pas encore ses propres affaires. ALCIBIADE C’est juste. SOCRATE Dès là, si quelqu’un a été amoureux du corps d’Alcibiade, ce n’était pas d’Alcibiade qu’il était épris, mais d’une chose appartenant à Alcibiade. ALCIBIADE Tu dis vrai. SOCRATE Celui qui t’aime est celui qui aime ton âme. ALCIBIADE C’est la conséquence évidente de ce qui a été dit. SOCRATE Aussi celui qui aime ton corps, quand ce corps a perdu sa fleur de jeunesse, s’éloigne et te quitte. ALCIBIADE Evidemment. SOCRATE Mais celui qui aime ton âme ne s’en ira pas, tant qu’elle marchera vers la perfection. ALCIBIADE C’est vraisemblable. SOCRATE Eh bien, moi je suis celui qui ne s’en va pas, mais qui demeure, quand le corps perd sa fleur et que les autres se sont retirés. ALCIBIADE Tu fais bien, Socrate ; puisses-tu ne pas me quitter ! SOCRATE Fais donc effort pour être le plus beau possible. ALCIBIADE J’y tâcherai. SOCRATE XXVII. — Car voici ce qui en est à ton égard : il n’y a point eu, à ce que nous avons vu, et il n’y a point d’amoureux d’Alcibiade, fils de Clinias, à l’exception d’un seul qui est, celui-là, digne d’être aimé : c’est Socrate, fils de Sophronisque et de Phénarète. ALCIBIADE C’est vrai. SOCRATE Ne disais-tu pas que je t’avais prévenu de peu en t’abordant, puisque tu pensais à venir à moi le premier pour savoir par quel motif je suis le seul qui ne te quitte pas ? ALCIBIADE J’y pensais effectivement. SOCRATE Eh bien, ce motif, c’est que j’étais seul amoureux de toi, tandis que les autres l’étaient de ce qui est à toi. Or ce qui est à toi perd sa fleur, mais toi, tu commences à fleurir. Et maintenant, si tu ne te laisses pas gâter par le peuple d’Athènes et si tu n’enlaidis pas, il n’y a pas de risque que je t’abandonne. Ce que je crains en effet le plus, c’est que, devenu amoureux du peuple, tu ne te gâtes. C’est ce qui est arrivé déjà à beaucoup d’Athéniens de valeur ; car « le peuple du magnanime Erechthée » (27) a belle apparence, mais il faut le voir nu. Prends donc les précautions que je te conseille. ALCIBIADE Lesquelles ? SOCRATE Exerce-toi d’abord, bienheureux Alcibiade, et apprends ce qu’il faut savoir pour aborder la politique, et attends d’en être instruit, si tu veux l’aborder avec les contrepoisons voulus pour qu’il ne t’arrive rien de fâcheux. ALCIBIADE Il me semble que tu as raison, Socrate. Et maintenant essaye de m’expliquer de quelle façon nous pourrions prendre soin de nous-mêmes. SOCRATE Nous avons déjà fait un pas en avant, quand nous avons à peu près reconnu ensemble ce que nous sommes, tandis que nous avions peur que, venant à nous tromper sur ce point, nous ne nous occupions à notre insu d’autre chose que de nous-mêmes. ALCIBIADE C’est exact. SOCRATE Nous sommes convenus ensuite que c’est de l’âme qu’il faut prendre soin et que c’est cela qu’il faut avoir en vue. ALCIBIADE Evidemment. SOCRATE Et que pour le corps et les richesses, il faut en laisser le soin à d’autres. ALCIBIADE C’est incontestable. SOCRATE Comment faire pour nous en rendre compte le plus clairement ? Nous avons reconnu en effet que, si nous connaissons cela, nous nous connaîtrons aussi nous-mêmes. Au nom des dieux, cette sage inscription de Delphes, que nous avons mentionnée tout à l’heure, la comprenons-nous bien ? ALCIBIADE Que veux-tu dire par là, Socrate ? SOCRATE Je vais t’expliquer ce que je soupçonne que signifie et recommande cette inscription. Je ne vois guère d’exemples propres à l’éclaircir, en dehors de la vue. ALCIBIADE Comment dis-tu cela ? SOCRATE XXVIII. — Réfléchis avec moi. Si ce précepte s’adressait à notre oeil comme à un homme et lui disait : « Vois-toi toi-même », comment interpréterions-nous ce conseil ? Ne serait-ce pas de regarder un objet où l’oeil se verrait lui-même ? ALCIBIADE Evidemment. SOCRATE Cherchons donc parmi les objets celui qu’il faut regarder pour voir en même temps cet objet et nous-mêmes ? ALCIBIADE C’est évidemment, Socrate, un miroir ou un objet semblable. SOCRATE C’est juste. Et dans l’oeil par lequel nous voyons, n’y a-t-il pas aussi quelque chose de cette sorte ? ALCIBIADE Assurément. SOCRATE Eh bien, as-tu remarqué que le visage de celui qui regarde dans l’oeil d’un autre se montre dans la partie de l’oeil qui lui fait face, comme dans un miroir. C’est ce que nous appelons pupille (28) , parce que c’est une sorte d’image de celui qui regarde dedans. ALCIBIADE C’est exact. SOCRATE Donc un oeil qui regarde un autre oeil et qui se fixe sur ce qu’il y a de meilleur en lui, ce par quoi il voit, peut ainsi se voir lui-même. ALCIBIADE Evidemment. SOCRATE Mais s’il regarde quelque autre partie du corps ou quelque autre objet, hors celui auquel il ressemble, il ne se verra plus. ALCIBIADE Tu dis vrai. SOCRATE Si donc l’oeil veut se voir lui-même, il faut qu’il regarde un autre oeil et dans cet endroit de l’oeil où se trouve la vertu de l’oeil, c’est-à-dire la vision ? ALCIBIADE C’est bien cela. SOCRATE Eh bien, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se reconnaître, devra, n’est-ce pas ? regarder une âme et surtout cet endroit de l’âme où se trouve la vertu de l’âme, la sagesse, ou tout autre objet qui lui est semblable. ALCIBIADE Il me le semble, Socrate. SOCRATE Or, dans l’âme, pouvons-nous trouver une partie plus divine que celle où résident la connaissance et la pensée ? ALCIBIADE Nous ne le pouvons pas. SOCRATE C’est donc au divin que ressemble cette partie de l’âme et, si l’on regarde cette partie et qu’on y voie tout ce qu’elle a de divin, Dieu et la pensée, c’est alors qu’on est le mieux à même de se connaître. ALCIBIADE Il y a bien de l’apparence, Socrate. SOCRATE (N’est-ce point parce que, comme les miroirs sont plus clairs, plus purs et plus lumineux que le miroir de l’oeil, de même Dieu est plus pur et plus lumineux que la partie la meilleure de notre âme ? ALCIBIADE Il le semble, Socrate. SOCRATE C’est donc en regardant Dieu que nous trouverons le plus beau miroir des choses humaines pour reconnaître la vertu de l’âme, et c’est ainsi que nous pourrons le mieux nous voir et nous connaître nous-mêmes. ALCIBIADE Oui (29) .) SOCRATE Mais se connaître soi-même, ne convenons-nous pas que c’est être sage ? ALCIBIADE Certainement. SOCRATE XXIX. — Mais alors, si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes et si nous ne sommes pas sages, pouvons-nous connaître les choses qui nous appartiennent, mauvaises ou bonnes ? ALCIBIADE Comment pourrions-nous les connaître, Socrate ? SOCRATE C’est que sans doute tu vois qu’il est impossible à qui ne connaît pas Alcibiade de savoir si ce qui appartient à Alcibiade est bien à lui. ALCIBIADE Oui, par Zeus, c’est impossible. SOCRATE Ni si ce qui est à nous est bien à nous, si nous ne nous connaissons même pas nous-mêmes. ALCIBIADE Assurément. SOCRATE Et si nous ne connaissons même pas ce qui est à nous, nous ne connaissons pas non plus ce qui en dépend. ALCIBIADE Evidemment non. SOCRATE Nous n’avons donc pas trop bien raisonné, quand nous sommes convenus qu’il y a des gens qui ne se connaissent pas eux-mêmes, mais qui connaissent les choses qui sont à eux, et d’autres qui connaissent ce qui dépend des choses qui sont à eux. Car il semble bien qu’il appartient au même homme et au même art de discerner ces trois choses : soi-même, ce qui est à soi-même et les choses qui dépendent de ce qui est à soi-même. ALCIBIADE Il semble que oui. SOCRATE Mais tout homme qui ignore ce qui est à lui, ignore de même aussi ce qui est aux autres. ALCIBIADE Sans doute. SOCRATE Et s’il ignore ce qui est aux autres, il ignorera aussi ce qui est à l’Etat. ALCIBIADE Nécessairement. SOCRATE Un tel homme ne saurait donc devenir un homme d’Etat. ALCIBIADE Non, certes. SOCRATE Ni bon économe non plus. ALCIBIADE Non, certes. SOCRATE Il ne saura même pas ce qu’il fait. ALCIBIADE Non, en effet. SOCRATE Mais celui qui ne sait pas ne se trompera-t-il pas ? ALCIBIADE Si fait. SOCRATE En se trompant, n’agira-t-il pas mal à la fois dans la vie privée et dans la vie publique ? ALCIBIADE Il ne saurait en être autrement. SOCRATE Et en agissant mal, ne sera-t-il pas malheureux ? ALCIBIADE Assurément. SOCRATE Et ceux dont il gère les affaires ? ALCIBIADE Eux aussi. SOCRATE Il n’est donc pas possible, si l’on n’est pas sage et bon, d’être heureux ? ALCIBIADE Cela n’est pas possible. SOCRATE Alors les hommes vicieux sont malheureux. ALCIBIADE Sûrement. SOCRATE XXX. — Ce n’est donc pas non plus en devenant riche qu’on se délivre du malheur, c’est en devenant sage. ALCIBIADE Evidemment. SOCRATE Ce n’est donc pas de murailles, de trières, ni d’arsenaux que les villes ont besoin, Alcibiade, si elles veulent être heureuses ; ce n’est pas non plus de population ni de grandeur, si la vertu leur manque. ALCIBIADE Assurément non. SOCRATE Si donc tu veux gérer les affaires de la cité avec une parfaite rectitude, c’est la vertu que tu dois donner à tes concitoyens. ALCIBIADE Sans doute ! SOCRATE Mais peut-on donner ce qu’on n’a pas ? ALCIBIADE Comment le pourrait-on ? SOCRATE Il faut donc que tu acquières d’abord de la vertu, toi et tout autre homme qui veut commander et soigner non seulement sa personne et ses intérêts privés, mais aussi l’Etat et ce qui appartient à l’Etat. ALCIBIADE Tu dis vrai. SOCRATE Ce n’est donc pas la licence et le pouvoir de faire ce qui te plaît que tu dois te procurer à toi et à l’Etat, mais la justice et la sagesse. ALCIBIADE Evidemment. SOCRATE Car si vous agissez justement et sagement, toi et la république, vos actions seront agréables aux dieux. ALCIBIADE Naturellement. SOCRATE Et, comme nous le disions précédemment, vous agirez les yeux tournés vers ce qui est divin et lumineux. ALCIBIADE Apparemment. SOCRATE Et alors en regardant dans cette lumière, vous vous verrez et connaîtrez vous-mêmes, ainsi que les biens quivous sont propres. ALCIBIADE Oui. SOCRATE Alors votre conduite ne sera-t-elle pas juste et bonne ? ALCIBIADE Si. SOCRATE Alors, si elle est telle, je suis prêt à garantir que vous serez heureux. ALCIBIADE Et l’on peut compter sur ta garantie. SOCRATE Mais, si vous agissez injustement, les yeux tournés vers ce qui est impie et ténébreux, il est à présumer que vos actes le seront également, parce que vous ne vous connaîtrez pas vous-mêmes. ALCIBIADE C’est vraisemblable. SOCRATE Si en effet, cher Alcibiade, un particulier ou un Etat a la licence de faire ce qu’il veut, et n’a pas de raison, que lui arrivera-t-il selon toute vraisemblance ? Suppose, par exemple, qu’un malade ait la licence de faire ce qu’il veut, sans avoir la raison du médecin, et qu’il soit tyrannique au point qu’on n’ose pas le reprendre, que lui arrivera-t-il, selon toute vraisemblance ? Ne ruinera-t-il pas sa santé ? ALCIBIADE Tu dis vrai. SOCRATE Et sur un vaisseau, si quelqu’un avait la licence de faire ce que bon lui semble, sans avoir la raison et la science du pilote, vois-tu ce qui lui arriverait à lui et à ses compagnons de navigation ? ALCIBIADE Oui : ils périraient tous. SOCRATE De même, dans une cité et dans toutes les charges et pouvoirs, si l’on manque de vertu, on est condamné à mal faire. ALCIBIADE Infailliblement. SOCRATE XXXI. — Ce n’est donc pas, excellent Alcibiade, le pouvoir absolu qu’il faut acquérir pour toi, ni pour la ville, si vous voulez être heureux : c’est la vertu. ALCIBIADE Tu dis vrai. SOCRATE Et tant qu’on n’a pas la vertu, il vaut mieux non seulement pour un enfant, mais pour un homme, obéir à un homme meilleur que soi que de commander. ALCIBIADE Evidemment. SOCRATE Or ce qui est meilleur n’est-il pas aussi plus beau ? ALCIBIADE Si. SOCRATE Et ce qui est plus beau, plus convenable ? ALCIBIADE Sans doute. SOCRATE Il convient donc à l’homme vicieux d’être esclave, puisque cela vaut mieux pour lui ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE Alors le vice est une chose qui convient à l’esclave ? ALCIBIADE Evidemment. SOCRATE Et la vertu, une chose qui convient à l’homme libre ? ALCIBIADE Oui. SOCRATE Il faut donc, mon ami, fuir la servilité ? ALCIBIADE Assurément, Socrate. SOCRATE Sens-tu maintenant dans quel état tu te trouves ? dans celui de l’homme libre ou de l’esclave ? ALCIBIADE Il me semble que je le sens parfaitement. SOCRATE Sais-tu maintenant comment tu pourras sortir de cet état où tu es à présent ; car je ne veux pas lui donner son nom, quand il est question d’un homme beau. ALCIBIADE Oui, je le sais. SOCRATE Comment ? ALCIBIADE Si tu le veux, Socrate. SOCRATE Ce n’est pas bien parler, Alcibiade. ALCIBIADE Eh bien, comment dois-je parler ? SOCRATE Si Dieu le veut. ALCIBIADE Eh bien, je le dis, mais j’ai quelque chose à y ajouter, c’est que nous risquons désormais de changer de personnage, Socrate, pour prendre, moi le tien, toi le mien ; car à partir d’aujourd’hui, c’est moi qui te suivrai, et toi qui seras suivi par moi. SOCRATE En ce cas, mon brave Alcibiade, mon amour sera juste comme celui de la cigogne (30) : après avoir fait éclore en toi un amour ailé, il sera en retour entretenu par lui. ALCIBIADE Oui, c’est bien cela, et je vais commencer dès ce moment à m’appliquer à la justice. SOCRATE Je souhaite que tu y persévères ; mais j’ai peur, non que je me méfie de ta nature, mais je vois la force de la cité et je crains qu’elle ne l’emporte et-sur toi et sur moi.