====== Schelling : Philosophie de la Mythologie - ONZIÈME LEÇON ====== La religion philosophique, telle que nous l'exigeons, n'existe pas. Mais, étant donné que, par !a place que nous lui assignons, elle a pour mission de nous rendre intelligibles toutes celles qui l'ont précédée, elle constitue le terme final du processus, depuis le commencement de celui-ci, ce qui revient à dire que sa réalisation ne peut s'effectuer ni aujourd'hui, ni demain, mais qu'elle est ce qui doit se réaliser, à quoi on ne doit jamais renoncer et qui, tout comme la philosophie, ne peut être atteint directement et instantanément, mais seulement à la suite d'un développement dont il est impossible de déterminer la durée. A chaque chose son temps. La religion mythologique a dû être la première, celle qui a précédé les autres. C'est la religion aveugle, parce qu'engendrée par un processus nécessaire, une religion dépourvue de liberté et de spiritualité. La révélation, celle notamment qui est appelée à pénétrer dans le paganisme lui-même (le judaïsme s'est contenté d'exclure le paganisme), donc la dernière et la plus haute révélation, par sa victoire intérieure sur la religion dépourvue de spiritualité, libère la conscience et ouvre ainsi le chemin à la religion libre, à la religion de l'esprit qui, par sa nature même, ne peut être cherchée et trouvée qu'en pleine liberté et se réaliser complètement qu'en tant que religion philosophique. Il en résulte que la religion philosophique est la religion révélée, historiquement transmise, autrement dit ayant passé par la phase de l'histoire. Le processus mythologique atteint dans la conscience grecque sa fin et sa crise; nous assistons à l'apparition de la première lueur d'une philosophie cherchant à comprendre la mythologie; mais la raison, la base sur laquelle reposait la mythologie ne s'en trouva pas supprimée, le résultat du processus demeura dans la conscience, et la libération complète fut reculée dans l'avenir par les mystères eux-mêmes dont Hérodote attribue l'élaboration aux philosophes (sophistais). Dans la religion mythologique, le rapport primitif entre la conscience et Dieu s'était transformé en un rapport réel et purement naturel; par ce côté, il est ressenti comme un rapport nécessaire, mais, d'autre part, comme un rapport provisoire, impliquant l'exigence d'un rapport plus élevé, destiné à le remplacer et à le rendre intelligible à lui-même. Tel est le trait tragique qui traverse toute l'histoire du paganisme. On trouve déjà le sentiment anticipé de cette exigence, d'une chose à venir, d'une chose imminente, mais non encore reconnaissable, dans certaines expressions de Platon qu'on peut à la rigueur considérer, pour cette raison, comme des anticipations du christianisme. Socrate, qui avait été accusé d'hostilité à l'égard des dieux, reconnaît cependant ceux-ci pour le présent, jusqu'à engager Xénophon, sur le point de prendre une grave décision, à consulter l'oracle de Delphes, et il ordonne à ses élèves d'offrir après sa mort, comme s'il s'agissait de la guérison d'une maladie, un coq en sacrifice à Esculape. Étranger à toutes les anticipations de Platon, Aristote dit, au commencement de sa Métaphysique, que le philosophe aime, lui aussi, les mythes, à cause du merveilleux qu'ils contiennent, et il ne peut s'empêcher de tourner de temps en temps ses regards vers la mythologie; mais que la mythologie lui apparaisse comme un fait inachevé, incomplet, sans aucune utilité pour la science, c'est ce qui ressort du fait que lui, dont l'esprit est largement ouvert à toute donnée de l'expérience, n'a jamais pensé à étendre ses recherches aux faits et phénomènes religieux. De quelle œuvre ne nous aurait-il pas enrichis, s'il s'était consacré, comme il l'a fait pour les différentes constitutions politiques, à l'étude des différentes religions sur lesquelles il aurait pu être renseigné, par l'intermédiaire de son royal élève, aussi bien qu'il l'a été sur les animaux des régions les plus éloignées ]. Une fois cependant, au point culminant de sa Métaphysique, il laisse entrevoir son opinion sur la mythologie. Si, de tout ce que les très anciens (pampalaioi) nous ont laissé sous la forme de mythes (en mythou schemati), on ne tient compte que du fait qu'ils donnent aux premières substances (tas protas ousias) le nom de dieux, et qu'on estime que tout le reste, à savoir la représentation des dieux sous la forme humaine ou sous celle d'autres êtres vivants, n'a été ajouté qu'à l'intention de la vulgaire multitude et pour la vie courante, on doit considérer les mythes comme provenant d'une source divine, et étant donné que tout art et toute philosophie ont été, dans la mesure où cela a été chaque fois possible, inventés et oubliés, il est très probable que les idées exprimées dans les mythes soient des survivances (leipsana) de ce genre qui ont été préservées et sont parvenues jusqu'à nous ]. C'est ainsi qu'il ne pouvait voir dans la mythologie une source de connaissances expérimentales, du moins pas plus que dans les opinions des philosophes qui l'ont précédé et parmi lesquels il range Hésiode (Pour Parménide, I, p. 13, 8), avec cette seule différence qu'il classe celui-ci parmi les philosophes dont la philosophie est à base mythique (mythikos sophizomenous), qui ne mérite pas d'être étudiée de près, et non à base de démonstrations (di apodeixeos legontas) (L. 11, p. 53, 13 et suiv). Nous avons montré, dans la première partie de cette « Introduction », comment les écoles philosophiques postérieures (stoïciens et épicuriens) ont cherché à expliquer la mythologie; or il ne s'agit pas ici d'explication en général, mais de la question de savoir si une philosophie ou une école philosophique a réussi à comprendre la mythologie en tant que religion et dans ce qu'elle a de singulier. En ce qui concerne les néo-platoniciens, il serait facile de citer leurs explications allégoriques de représentations mythologiques comme preuve de la manière rationnelle dont ils les interprétaient. Etant donné cependant qu'ils voulaient, comme nous l'avons dit plus haut, combattre le christianisme avec la même énergie, ils se sont vus pour ainsi dire obligés d'attribuer à la théodicée ancienne un contenu spirituel supérieur, et cela en s'attachant, d'une part, à donner à leur philosophie même l'aspect et la forme d'une mythologie, sans grand gain pour celle-ci, comme lorsque Plotin comparait les principes suprêmes de sa philosophie à Ouranos, Cronos et Zeus ou leur donnait les noms de ces divinités; en cherchant, d'autre part, à interpréter la mythologie comme une sorte de philosophie, mais (et en cela ils se sont montrés plus catégoriques qu'Aristote) comme une philosophie inconsciente, naturelle (autophyes), ainsi que Julien l'avait d'ailleurs nommée en termes explicites. Elle cessa pour autant d'être à leurs yeux une religion, et c'est pourquoi ceux qui sont venus après Porphyre commencèrent à associer à la philosophie des cérémonies, des sacrifices, des incantations théurgiques et magiques et d'autres procédés semblables. Quant à savoir si les néo-platoniciens en général, obligés, à cause dù christianisme, de proclamer la théodicée traditionnelle comme étant la vérité, n'ont pas été amenés, par ce fait même et par l'élément extatique de la mythologie, à penser que c'est seulement dans une philosophie extatique (dépassant la raison) qu'on doit chercher le moyen de comprendre celle-ci (la mythologie); quant à savoir également si l'extase en général répond à nos exigences et présente des rapports quelconques avec les problèmes de notre temps, ce sont là des questions auxquelles nous essaierons de répondre par la suite. Mais quel que soit le rapprochement des néoplatoniciens et de la religion philosophique, il n'infirme-en rien notre sentiment que cette religion philosophique constitue l'aboutissement du christianisme, car les néo-platoniciens appartiennent, non plus à l'antiquité pure, mais à l'époque de transition et, tout en se défendant contre le christianisme et tout en s'y opposant, ils n'en ont pas moins déjà subi son influence. Toutefois, c'est.seulement d'une façon indirecte que le christianisme pose la libre religion. Pour parvenir à celle-ci, la conscience doit être libérée une fois de plus, et, cette fois, de la révélation. La révélation devient, à son tour, la source de connaissances qui sont acceptées, sans que la volonté y participe en quoi que ce soit. En tant que négation du paganisme et en opposition avec celui-ci, le christianisme agit comme puissance réelle, incomprise (car si le paganisme a été vaincu, ce n'est pas à l'aide de « discours rationnels, inspirés par la sagesse humaine ») ayant affaire à un ennemi extérieur et puissant, le christianisme fut obligé, lui aussi, de se comporter pendant un certain temps comme une puissance extérieure et aveugle, et cela dans l'Église, dont l'ancien pouvoir d'oppression constitue un mystère non encore élucidé, étant donné que, contrairement à ce qu'on pense généralement, cette oppression ne pouvait pas être l'œuvre de l'arbitraire humain. Ce fut un pouvoir que le christianisme avait emprunté au paganisme, pour l'exercer à son tour contre lui. Il vint cependant un temps où, après avoir vaincu définitivement le paganisme, le christianisme adopta à son égard une attitude moins tendue : de principe de connaissance involontaire qu'il était jusqu'alors, il devint lui-même objet de connaissance volontaire et, pour autant, se plaça sur le même rang que le paganisme. Les signes précurseurs d'un pareil alignement furent l'enthousiasme subit, voire l'amour pour cette antiquité classique où la culture chrétienne ne voyait plus rien qui fût en opposition avec elle, puis le grand essor des arts, l'abandon des types transmis par la tradition ecclésiastique en faveur d'une représentation humaine qui avait, de ce fait, des apparences païennes ou profanes, des sujets chrétiens; ce fut encore l'adoption de rapports plus libres avec le paganisme, l'attitude des grands écrivains du xve et du xvie siècle qui ne faisaient à peu près aucune différence entre le paganisme et le christianisme, puisqu'ils se plaçaient, dans une certaine mesure, au-dessus de l'un et de l'autre, quand, par exemple, des cardinaux de la Sainte Église," parlant au nom du Pape, le qualifiaient de « successeur des dieux immortels sur la terre » et n'hésitaient pas à qualifier de déesse la Sainte Vierge elle-même ]. En se comportant avec cette légèreté et cette insouciance, on ne faisait que favoriser la pénétration de plus en plus profonde du paganisme dans le christianisme : formation d'un clergé puissant, doté de nombreux privilèges, sacrifices continus, pénitences, mortifications, exorcismes, service divin affectant des formes extérieures et sans vie, culte des anges, des martyrs, des saints, tels furent les éléments païens contre lesquels s'élevèrent les précurseurs de la Réforme qui opposèrent à ce christianisme paganisé le christianisme primitif du temps où, opprimé lui-même par le paganisme, il sut se maintenir pur et libre; et ils lui opposèrent également les déclarations des apôtres entrevoyant la venue d'un règne de parfaite,liberté ou prédisant l'inévitable interrègne constitué par l'anti-christianisme. L'Église pouvait bien se faire valoir comme une révélation continue, toujours présente; mais la révélation qui, à la suite de la Réforme, n'est plus pour nous qu'une chose du passé attestée par des documents chrétiens qu'il est permis de considérer comme ayant un caractère fortuit, circonstanciel, a été soumise à une critique qui, passant des documents au contenu, commença par en contester la vérité, pour en, nier finalement la possibilité même. À la faveur d'un progrès incoercible, auquel le christianisme lui-même contribua dans une grande mesure, la conscience, après s'être rendue indépendante de l'Église, dut conquérir la même indépendance à l'égard de la révélation et orienter la pensée vers une connaissance libre et critique. Liberté purement abstraite, dont beaucoup croyaient pouvoir se contenter, mais à laquelle il était impossible de s'arrêter. Un nouveau développement devait suivre. . Or, ce que, de la façon la plus générale et le plus directement, on opposa à la révélation, ce fut la raison. Mais la conscience, soustraite à la révélation, ne put tout d'abord s'orienter que vers la connaissance naturelle, donc tout aussi peu libre, autrement dit vers la raison naturelle qui, selon les paroles de l'apôtre, ne perçoit rien de l'esprit de Dieu, mais reste avec le divin dans des rapports extérieurs et formels, ce qui fait que la conscience tombe seulement sous le joug d'une autre nécessité, d'une autre loi, d'autres présuppositions; nécessité, loi et présuppositions qui lui sont imposées par son pouvoir cognitif dont elle ne connaît pas elle-même l'étendue ]. Cependant une science fondée sur des prémisses naturelles n'eut pas_ à attendre, pour se constituer, une rupture avec l'Église. Tant qu'elle ne prétendait pas avoir pénétré, pour le juger, le contenu de la religion révélée et être, en ce sens, une religion philosophique, elle était tolérée, voire même encouragée par l'Église, qui exerçait encore un pouvoir sans restriction. Cette science existait dans la métaphysique scolastique qui avait abouti à une théologie naturelle ou rationnelle (il ne pouvait encore être question, à ce moment-là, d'une religion fondée sur la raison), au sens que nous venons d'indiquer. Pour comprendre la nature de cette métaphysique, on doit savoir qu'elle se rattachait à trois sources différentes de la connaissance naturelle, indépendantes de la révélation, et à autant d'autorités, à savoir : 1° A l'autorité de l'expérience universelle, de celle qui nous procure la certitude de l'existence et de la nature des objets sensibles, ainsi que de notre propre existence extérieure et intérieure et de ses déterminations permanentes et variables. (La révélation, en tant qu'expérience particulière, était déjà exclue par la première définition de la science, dont faisait partie la thèse de « deposita revelatione »); 2° A l'autorité des principes non acquis par l'expérience qui étaient considérés comme xoival êwoioa comme innés à la conscience, et parmi lesquels la loi de la causalité (celle de la cause aussi bien que de l'effet qui lui correspond) était le plus important; 3° A l'autorité de la raison, en tant que pouvoir de démonstration et de déduction. On y voyait une source de connaissances particulières, pour autant qu'on croyait qu'à la faveur de déductions par lesquelles ces principes universels, ayant le caractère de la nécessité, étaient appliqués aux données de l'expérience, plus ou moins fortuites ou accidentelles, on pourrait également atteindre les objets extérieurs à toute expérience, par exemple l'essence immatérielle de l'âme humaine, mais qu'on pourrait surtout démontrer de cette manière l'existence de Dieu ]. Seule en effet Y existence de Dieu, et non celle de la nature, intéressait cette métaphysique, existence qui, par rapport aux données de l'expérience, devait être une existence nécessaire. Ce monde qui, en tant que donnée de l'expérience, se compose d'existences accidentelles, tout en se montrant, dans l'ensemble et dans les détails, animé de finalité, doit avoir une cause première, voire une cause intelligente et douée de liberté, mais l'existence de cette cause comme telle, indépendamment du monde qu'elle anime, n'est nullement nécessaire. On se vit bien obligé de dire : Ce qui est la cause première de tout ne peut avoir une existence accidentelle, ni être, à son tour, l'effet d'une cause qui lui soit extérieure; donc, cette cause première existe nécessairement, mais, notons-le bien, à la condition quelle existe; or, qu'elle existe réellement, cela ne découle nullement de cette argumentation, mais y est sous-entendu, à titre de prémisse. Sa démonstration ne différait donc pas de celles dont on se sert pour démontrer l'existence d'autres objets qui ne sont pas donnés par l'expérience immédiate (par exemple, d'une planète qu'on n'a encore jamais vue). En soi, Dieu était un simple objet d'expérience, un pur être individuel, et la conclusion ne servait qu'à remplacer l'expérience réelle, inaccessible à l'homme naturel. Même le prestige du célèbre Père de l'Église, saint Anselme, n'avait pas suffi à obtenir un droit d'entrée dans la métaphysique dominante pour l'argument en apparence apodictique qui, partant de l'idée de ce que Dieu est, conclut à l'existence même de Dieu, et qui avait été appelé, pour cette raison, argument ontologique. Les grands scolastiques, comme saint Thomas d'Aquin, n'admettaient pas qu'on s'en tînt à des preuves entachées d'expérience et dont ses successeurs (non pas encore Gabriel Biel, mais déjà Occam) disaient qu'elles renferment seulement des probabilités, sans apporter une certitude apodictique. Si, malgré cela, la science syllogistique de la métaphysique a reçu le nom de théologie rationnelle, ce fut parce que l'on considérait comme rationnel, en opposition à la révélation, l'ensemble des connaissances naturelles de l'homme, y compris les connaissances fournies par l'expérience. En tant que source de connaissances particulières, la raison ne pouvait jouer dans la métaphysique qu'un rôle purement formel ou instrumental et, en tant que simple pouvoir de déduction, elle, ne pouvait prétendre, dans la théologie s'appuyant sur l'autorité de la révélation, qu'à une place tout à fait subordonnée. C'est par ignorance qu'on avait reproché à la théologie chrétienne d'avoir assigné ce rang à la raison ]. C'est ce rôle de la métaphysique médiévale qu'il faut avoir bien saisi, si l'on veut comprendre le passage à l'époque suivante, plus proche des temps modernes. Car, tout comme précédemment de la révélation (du moins au point de vue formel), la conscience devait cette fois être libérée de la connaissance naturelle. Ce n'est pas pour rien, en effet, que nous avons parlé des différentes sources de celle-ci, comme d'autant d'autorités différentes. Le témoignage des sens auquel nous croyons et sur lequel repose la plus grande partie de nos connaissances expérimentales, constitue l'autorité la plus universelle à laquelle chacun se soumet aveuglément et devant laquelle toutes les autres s'effacent. Mais, même aux principes généraux qui déterminent nos jugements, par exemple la loi de causalité, notre infériorité n'obéit presque pas autrement que le corps à la loi de la pesanteur ] nous jugeons d'après ce principe, non parce que nous le voulons ou pour des convenances personnelles, mais parce que nous ne pouvons faire autrement. De même les lois des déductions rationnelles exercent sur nous un pouvoir aveugle, un pouvoir dont nous n'avons pas conscience et avant que nous en ayons conscience. Le prestige dont jouissait le syllogisme, non par son emploi, mais à cause des services qu'il pouvait rendre dans la recherche des principes et de» causes, a été attaqué pour la première fois par Bacon qui ne laissa subsister des trois sources de la connaissance que l'expérience sensible, comme la seule justifiée, et qui ne voulait entendre parler d'aucune autre généralité que de celle qui est acquise par induction expérimentale. Mais Descartes priva de matière la déduction métaphysique elle-même, en mettant en doute la réalité des représentations sensibles sur lesquelles Bacon entendait tout bâtir et en refusant de se fier à la validité objective des vérités générales. Tout le tissu artificiel de la métaphysique se trouva ainsi mis en pièces, ce qui ne fit qu'achever la rupture effectuée par la Réforme dans le système des connaissances jusqu'alors en vigueur. La Réforme elle-même, issue plutôt d'une profonde exaltation religieuse et morale qu'animée d'un esprit scientifique, avait laissé la vieille métaphysique intacte et était restée, pour cette raison, inachevée. Un obscur instinct avait poussé le jeune Descartes à intervenir dans la grande lutte politique que la Réforme avait eu à soutenir en Allemagne, en se rangeant du côté de ses adversaires, et c'est incontestablement en Allemagne qu'il a trouvé les premières assises de son système philosophique. Tout en protestant sans cesse de son attachement à l'Église et en se déclarant prêt à soumettre ses idées à son jugement, il chercha un asile en Hollande qu'il ne quitta que pour se fixer définitivement dans l'extrême Nord de l'Europe, auprès de la fille du héros qui a rétabli la cause de la Réforme en Allemagne; il trouva aussi une chaude amie de sa philosophie en la personne de l'épouse du malheureux prince contre lequel il avait combattu lui-même à la Montagne-Blanche. C'est à cet esprit, indépendant de la Réforme elle-même, qu'échut la mission de-donner la première impulsion au mouvement de libération totale qui se poursuit encore de nos jours. On entend jusqu'à présent par raison, dans son sens le plus général, la faculté cognitive purement naturelle, dont les fonctions, loin d'être libres, dépendent de certaines prémisses dont elle n'a pas conscience. Lorsqu'elle devient consciente de ces prémisses, sans les comprendre, comme c'est le cas dans les mathématiques, on obtient bien une science, mais dans laquelle la raison ne se sent pas encore tout à fait chez elle, parce que, suivant la remarque de Platon, les prémisses sur lesquelles repose encore cette science, lignes droites et non droites, figures en général, trois sortes d'angles, etc., sont de nature telle que ceux qui cultivent cette science sont incapables d'en rendre compte à eux-mêmes et aux autres. La raison, d'après Platon, réside bien dans ces exercices ou arts (car, pour lui, ce ne sont pas des sciences), mais elle n'y règne pas en souveraine absolue, et elle agit, non directement, mais indirectement; c'est la raison exerçant son action par l'intermédiaire et à travers autre chose, Dianoïa, et si ces exercices ou arts sont bien capables d'attirer vers l'intelligible, vers ce qui n'est accessible qu'à la raison elle-même, c'est en forçant l'âme ou en l'habituant à se servir de la pensée pour arriver à la vérité, sans être à même d'y parvenir par leurs propres moyens. Car, aussi longtemps qu'ils laissent subsister les prémisses, sans s'élever à ce qui n'est plus prémisse, mais principe, ils récent bien de ce qui est (de l'étant), c'est-à-dire de l'intelligible proprement dit. mais sans être capables de le voir, avec des yeux éveillés. Là seulement où le Noûs tire directement de lui-même la matière et la forme, sans être attiré par quelque chose qui lui soit extérieur, là seulement naît l'Epistêmê, c'est-à-dire la science proprement dite, parvenant par elle-même à l'intelligible et au principe. C'est elle qui vient immédiatement après le Noûs; après elle vient la Dianoïa, qui renferme encore le Noûs, mais non plus dans sa pureté (dans le Phédon, Platon se sert d'un langage encore moins précis). Au Noûs s'oppose la simple opinion (doxa), après laquelle viennent la croyance (pistis) et la supposition (eikasia), si bien que la croyance est le contraire de l'Epistêmê, et la supposition le contraire de la Dianoïa (c'est-à-dire du mode de connaissance qui est la source des sciences dites apodictiqués) (De Republica, VII, p. 533 E. et suiv). Après ces éclaircissements, j'espère me faire comprendre, 'si je dis : La métaphysique, aussi bien l'ancienne que la moderne, que nous ne pouvons qu'avec beaucoup de réserves considérer comme relevant de la Dianoïa, au sens platonicien du mot, et qui, d'après ce que nous venons de dire (à savoir que ses preuves ne sont que des preuves de probabilité), se rapproche davantage de l'opinion et, par celle-ci, soit de la croyance (confiance dans les données des sens et dans les principes généraux), soit de la supposition, — la métaphysique ancienne et moderne, disons-nous, devait nécessairement provoquer un mouvement de libération des autorités sur lesquelles elle reposait et des nombreuses prémisses (au sens platonicien) obscures ou sous-entendues, et cela pour parvenir à i une science qui soit le produit de la raison même, c'est-à-dire à une connaissance originelle, indépendante, n'ayant besoin de rien en dehors d'elle, se suffisant à elle-même. Si la religion mythologique était subordonnée à une loi étrangère et extérieure, il est non moins certain que la Réforme a fini par dégénérer en la croyance à la révélation, conçue comme une autorité purement extérieure. Mais elle ne devint pas plus libre, du fait qu'elle s'abandonna à là connaissance naturelle, non éclairée par la conscience, et elle réalisa déjà un progrès considérable, lorsqu'elle affirma également sa liberté à l'égard de celle-ci. Étant donné cependant qu'une fois sa liberté conquise, elle ne pouvait s'attarder dans la jouissance de sa pureté, de sa simplicité et de sa parfaite autonomie, mais devait devenir à son tour génératrice de science, la science à laquelle elle aboutit ne pouvait plus être une science particulière, comme le sont les mathématiques et, au fond, la métaphysique elle-même; en tant que produit de la raison, ce ne pouvait être que la science même, la science au sens platonicien du mot, celle qu'il appelle dans celte conjoncture Sophia; mais en ce qui nous concerne, étant donné que cette science ne nous est pas donnée en même temps que son concept, nous pouvons et devons dire qu'à partir de ce moment on commença à chercher la science qui est sagesse; c'est le mot philosophie qui convient le mieux pour caractériser la première phase après la métaphysique, phase où les autorités sur lesquelles reposait celle-ci commencèrent à psrdre leur prestige, et le premier qui se mit à chercher la science, au sens que nous entendons ici, fut Descartes. Et, dans la mesure où cette recherche implique également l'effort en vue de s'élever au-dessus de ce qui est simple prémisse, pour aboutir à un commencement ayant sa certitude en lui-même, un point de départ susceptible de conduire à la science cherchée, on peut dire que Descartes fut également le premier à chercher ce principe. La vieille métaphysique n'avait aucun centre commun, aucun principe d'où tout pût se laisser déduire; elle ressemblait aux mathématiques par l'incertitude de sa progression et aussi par le lait