Par quels traits ma relation à mon corps et, par lui, au monde dénonce-t-elle du fini? A vrai dire, ce que mon corps se révèle être d'abord, c'est une ouverture sur… Avant d'être la fermeture de l'huître dont parle Platon et, à plus forte raison, le Tombeau des Orphiques, il est ouverture. Et cela de multiples façons : ouverture du besoin par quoi je manque du monde; ouverture de la souffrance elle-mème par quoi je me trouve exposé au-dehors, offert à ses menaces, ouvert comme un flanc découvert; ouverture de la perception par quoi je reçois l'autre; manquer de… être vulnérable, recevoir, voilà déjà trois manières irréductibles entre elles d'être ouvert au monde.
Mais ce n'est pas tout : par l'expression, mon corps expose le dedans sur le dehors; comme signe pour autrui, mon corps me fait déchiffrable et offert à la mutualité des consciences. Enfin mon corps offre à mon vouloir un paquet de pouvoirs, de savoir-faire, amplifiés par l'apprentissage de l'habitude, excités et déréglés par l'émotion : or ces pouvoirs me rendent le monde praticable, m'ouvrent à l'ustentisilité du monde, par les prises qu'ils me donnent sur le monde.
Ce n'est donc pas la finitude que je trouve d'abord mais l'ouverture. Quels traits de cette ouverture la qualifient comme finie? Est-ce seulement la dépendance au monde inscrite dans l'ouverture? (le fait de manquer de… de subir… de recevoir… d'exprimer… de pouvoir?). Kant semblait l'admettre tacitement puisqu'il dit nous autres, ètres finis, pour désigner des ètres qui ne produisent pas la réalité de leurs pensées, mais la reçoivent, par opposé à un être doté d'une intuition originaire, au sens de créatrice, qui n'aurait plus d'objet mais se donnerait ce qu'il voit (Ent-stand et non plus Gegen-stand).
Or il est difficile de tenir le monde pour une limite de mon existence. Ce qu'il y a de bouleversant dans le rôle médiateur du corps, c'est qu'il m'ouvre sur le monde; autrement dit, il est l'organe d'une relation intentionnelle dans laquelle le monde n'est pas la borne de mon existence mais son corrélat.
P. Ricoeur, Négativité et Affirmation, in Aspects de la Dialectique, Recherches de Philosophie, II, Desclée De Brouwer, 1956, p. 102-103.