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gnose

La gnose est la connaissance de la Réalité suprasensible, « invisiblement visible dans un éternel mystère », qui est censée constituer, au cœur et au-delà du monde sensible, l'énergie motrice de toute forme d'existence. Un fragment gnostique définit la gnose : « La connaissance de ce que nous sommes et de ce que nous sommes devenus; du lieu d'où nous venons et de celui dans lequel nous sommes tombés; du but vers lequel nous nous hâtons et de ce dont nous sommes rachetés; de la nature de notre naissance et de celle de notre re-naissance » (Clém. d'Al., Excerpta ex Theodoto, 78, 2). Et on lit dans un autre fragment : « la connaissance de l'homme est le commencement de la perfection; la connaissance de Dieu en est la consommation » (Hippol., Élenchos, V, 6, 6). Cette Réalité suprasensible, on la conçoit sous les espèces d'un système d'Idées, qui sont en même temps des Forces cosmiques personnifiées — entités divines, « démons », esprits, anges, héros de la mythologie païenne ou chrétienne — qui tiennent dans leurs mains le destin du monde et de l'humanité. La connaissance de ce monde transcendant est le résultat de la convergence de deux actes, dont l'un procède de la Nature sensible et l'autre de la Nature suprasensible. L'application méthodique de l'intelligence aux réalités spirituelles — application qui culmine dans l'extase — et une conduite toute spirituelle — qui trouve son expression suprême dans l'ascèse — amènent l'homme aux abords du monde de l'esprit. A son tour, ce monde se penche vers l'homme sous forme de révélation et se donne à contempler, aussitôt que les conditions requises se trouvent pleinement réalisées. A toutes les époques de l'Antiquité, cette connaissance a été recherchée et cultivée : qu'il s'agisse de la sorcellerie primitive, de la magie savante et de la conjuration des démons, de la mantique « enthousiaste », des religions à mystères, de la spéculation religieuse se rattachant à celles-ci, et surtout, sous une forme plus raffinée, de la philosophie consacrée à l'investigation des forces spirituelles régissant le Cosmos et la vie humaine. Les mythes et les cultes particulièrement furent attirés dans la sphère de la spéculation gnostique. On pressentit en eux une sagesse profonde, remontant à une révélation primordiale, qui devait se révéler à nouveau à la raison de l'initié s'il arrivait à en trouver le chemin. Ce bon chemin, c'est déjà la gnose : « Je te montrerai la voie sainte, la voie cachée, qui est la gnose », dit le Sauveur dans l'hymne des Naassènes (Hippolyte, op. cit., V, 10, 2).

Lorsque le Grec vit s'ouvrir à lui le monde immense de l'Orient, qu'il vit les édifices gigantesques de l'Égypte et de la Babylonie avec l'évocation de leur culture millénaire, auprès de laquelle il se sentait un enfant, il se mit à chercher dans les créations religieuses de ces peuples anciens la sagesse primitive qu'il poursuivait déjà dans les mythes et les contes de sa race. Aucune religion orientale, venue à la connaissance des Grecs, n'échappa à une transposition en sagesse profonde par les procédés de la méthode grecque. L'Ancien Testament lui-même subit le même sort à Alexandrie par les soins des Juifs hellénisés, cependant que la Palestine des Macchabées livrait un combat désespéré à l'influence grecque et tentait de maintenir dans sa pureté la religion de ses pères. Ce qui s'était produit pour le judaïsme allait se renouveler dans les communautés chrétiennes. Les Évangiles chrétiens, qui parurent en grec dans le monde hellénistique, étaient tous plus ou moins farcis ou émaillés de motifs gnostiques. Paul est nourri de la cosmologie de la gnose et pense suivant ses catégories1). Lorsque le christianisme vit son originalité menacée de sombrer dans la mer de la spéculation gnostique, la résistance éclata. C'est alors que s'inaugura le combat contre la gnose, la plus dangereuse de toutes les hérésies; et quand nous parlons encore aujourd'hui de gnose, nous pensons toujours en premier lieu à la gnose chrétienne hérétique, à l'ennemie née au cœur même de l'Église et contre laquelle les Pères déployèrent toutes les ressources dont ils disposaient.

C'est une question âprement débattue que celle de l'origine de cette gnose. Les Pères de l'Église, qui étaient en contact direct avec ses adeptes, y ont dénoncé une sagesse grecque. D'autre part, les philosophes grecs eux-mêmes, qui entrèrent en contact avec la gnose, justement très répandue dans les milieux cultivés et distingués, et qui devaient savoir à quoi s'en tenir en matière de philosophie, la tinrent pour une religion issue de la philosophie grecque antique. Voici ce qu'écrit Porphyre dans sa Vie de Plotin : « A son époque, les chrétiens comptèrent de nombreux sectaires, partis surtout de la philosophie antique, tels que les partisans d'Adelphius et d'Aqui-linus, qui possédaient nombre d'écrits d'Alexandre le Libyen, de Philocomos, de Démostrate et de Lydos, présentaient des Révélations de Zoroastre, Zostrien, Nicothée, Allogène, Mésos et autres; ils trompaient ainsi beaucoup de gens, comme ils s'étaient abusés eux-mêmes, et affirmaient que Platon n'avait pas pénétré jusqu'au fond de la vérité et de l'essence intelligible. C'est pourquoi Plotin les réfuta maintes fois dans ses cours, écrivit un livre que j'ai intitulé « Contre les Gnostiques », nous laissant la critique du reste. Amelius écrivit ensuite jusqu'à quarante livres contre le livre de Zostrien. Quant à moi, Porphyre, j'ai présenté contre le livre de Zoroastre de nombreuses critiques et j'ai démontré que c'est un livre apocryphe et récent, composé par les membres de cette secte pour faire croire que les doctrines qu'ils prônent sont réellement de Zoroastre » De vita Plotini, XVI). Ainsi, à en croire le savant néoplatonicien, qui comptait parmi ses élèves des adeptes de sectes gnostiques, la gnose est un rejeton de la « philosophie antique »; mais les prophètes gnostiques reniaient leur origine et revêtaient leurs idées d'une défroque vieille-orientale, suivant un usage qui, loin d'être insolite, avait été pratiqué par les philosophes grecs de toutes les époques. La science moderne des religions a tenté de renverser ce rapport. Elle a, tout en identifiant les affinités avec les Mystères et la philosophie de la Grèce, cherché l'origine des motifs essentiels du gnosticisme dans les religions orientales. Certains savants se sont arrêtés à Babylone, d'autres ont préféré l'Egypte, d'autres l'Iran; on a poussé la chasse aux affinités jusque dans l'Inde. Les théosophes, eux, rattachent la gnose à une sagesse primitive secrète qui serait à la racine de toutes les religions ; elle aurait été annoncée par les grands docteurs de l'humanité sous des formes variables suivant les peuples et les époques, mais de telle manière que l'initié capable d'aller de l'expression extérieure à l'essence pût toujours découvrir la concordance profonde des doctrines différentes. En raison de la confusion générale qui règne présentement sur la question, il est nécessaire d'appeler l'attention sur les points suivants:

Les systèmes gnostiques que nous connaissons ne trahissent pas l'esprit d'une religion orientale déterminée; ils composent, au contraire, en proportion inégale, des éléments juifs, chrétiens, perses, babyloniens, égyptiens et grecs de manière à former une sorte de mosaïque, faite d'innombrables petits cubes de nature et d'origine différentes. L'histoire des religions et la philologie se sont jusqu'ici imposé le travail difficile de décomposer la mosaïque et, à l'aide de patientes recherches dans un champ qui va de Rome à Babylone, de fixer à chaque cube son origine. Mais on a trop négligé que cette mosaïque, abstraction faite de l'origine de ses éléments, représente quelque chose ayant sa signification propre, une signification qui ne se laisse comprendre qu'en partant de l'esprit de son créateur. Le sens et l'atmosphère d'une image ne se définissent pas seulement par les matériaux qui ont servi à sa réalisation, ils sont fonction avant tout de la volonté créatrice et du génie particulier de l'artiste qui s'objectivent dans cette image. C'est pourquoi, si l'on veut examiner l'origine des créations, pour nous si étranges, de la pensée gnostique, il faut avant tout scruter leur structure spirituelle : leur caractère ne se définit pas seulement par leur matière, il se définit surtout par leur manière. On verra alors que le mode de la pensée et de la vision, de la combinaison et de la spéculation, la forme profonde des systèmes et leur structure spirituelle s'avèrent grecs, cependant que le matériau remployé et élaboré accuse partiellement une origine orientale.

L'intégration, pratiquée par le gnostique, de divinités orientales et de divinités grecques d'abord rigoureusement disparates; le couplement de notions religieuses dont chacune avait une signification rigoureusement spécifique, conditionnée par l'atmosphère historique de sa formation et souvent absolument intraduisible dans une autre langue; l'oblitération et le nivellement de toutes les différences nationales : rien de tout cela ne saurait s'expliquer par le tempérament religieux oriental. L'Oriental protège jalousement sa religion de toute influence étrangère. Une caste sacerdotale veille à la tradition et préside au maintien des prescriptions religieuses et surtout à l'intégrité des livres saints. Chez les Juifs, une lettre de plus ou de moins dans un rouleau de la Torah suffit à le rendre rituellement invalide. En Grèce, au contraire, aucune religion nationale pour lier l'ensemble du peuple; aucune caste sacerdotale. On voit s'amorcer très tôt, avec Homère et Hésiode, la systématisation et la fusion des divinités locales. Quelles libertés aussi ne se permettent pas poètes et philosophes à l'égard des vieux rites de la tradition? A toutes les époques, la Grèce est demeurée grande ouverte aux cultes orientaux, et le Grec ne fit aucune difficulté pour fondre l'Ishtar babylonienne avec son Astarté, ou son Hermès avec le Thot des Égyptiens, toujours prêt à effacer les différences et à voir le bien étranger avec des yeux grecs. La philosophie et la pensée religieuse, à l'aide surtout de la méthode allégorique, rendirent possible l'impossible. On commence par infuser aux mythes grecs une philosophie profonde, puis, à mesure que l'Orient s'ouvre davantage, toutes ses divinités et toutes leurs légendes subissent le même sort. Posidonios, cité par Diodore, voit dans le Dieu des Juifs, la Raison du monde des stoïciens; Plutarque explique le mythe d'Isis et d'Osiris dans le sens de la sagesse grecque; Philon retrouve dans l'Ancien Testament la philosophie de Platon et de la Stoa et, dans l'Évangile de Jean, Jésus devient le Logos des Grecs. Si l'on confronte, d'une part, le bien oriental refondu par les écrits grecs, et, d'autre part, ce que nous en savons par les sources originales de langue orientale, il ressort que le Grec n'a compris aucune religion orientale dans son sens profond. Son génie spirituel était bien trop marqué pour qu'il pût se consacrer à la tâche désintéressée de se plonger dans une matière étrangère hérissée d'énigmes. En art, il n'aura pas de repos qu'il n'ait fixé les forces naturelles, peu rassurantes, en lesquelles il vénérait des entités divines, dans les formes claires, immédiatement accessibles, de ses nobles statues de dieux. De même, les créations monstrueuses et grotesques des religions orientales ne lui devinrent familières qu'après qu'il les eut transposées, pénétrées de sa pensée et dépouillées sans scrupule de leur sens et de leur fonds original. La culture, la technique, la science et la philosophie grecques se répandirent dans l'empire d'Alexandre et dans l'empire romain très avant dans l'Orient. Partout le Grec apporta son génie et sa manière de penser, ses méthodes scientifiques et techniques. Il apprit lui-même beaucoup des Orientaux; mais il refondit chaque fois ce qu'il avait appris. Le grec devint la langue du monde et il apprit aux peuples du monde à penser grec. Les Juifs d'Alexandrie se voient contraints, dès le me siècle avant Jésus-Christ, de traduire en grec l'Ancien Testament, parce que la communauté ne sait plus l'hébreu; et les écrits de Philon montrent comment un juif, au demeurant fermement attaché à sa religion, peut la pénétrer de philosophie et de mystique grecques pour la rendre intelligible aux Grecs cultivés. Il s'établit de la sorte un va-et-vient d'échanges entre Orientaux et Grecs. L'Orient fournit le matériau, le Grec le travaille et l'Oriental, derechef, apprend du Grec à relâcher les liens de sa conscience nationale et religieuse, et, dans la mesure du possible, à participer à cette pénétration spirituelle et à cette refonte de son patrimoine culturel. Nombre de philosophes de langue grecque de l'époque hellénistique sont originaires d'Orient, surtout de l'Asie Mineure et de l'Egypte. Ce serait néanmoins une erreur d'y voir nécessairement des Orientaux. Un écrivain né en Orient et arborant un nom oriental peut être issu de parents grecs, et inversement, des penseurs non grecs, tels que Philon et Paul, ont préféré prendre des noms grecs ou romains qui sonnaient mieux. Il n'en va pas autrement des fondateurs de la philosophie et de la théologie chrétiennes, ou des fondateurs de sectes gnostiques. La gnose appartient à cette atmosphère spirituelle grecque. On ne peut en saisir l'essence qu'en distinguant entre son matériau et le caractère de sa refonte, ce dernier étant évidemment le plus important. Il importera donc tout d'abord de développer la structure interne de la création gnostique, puis de présenter les différentes ramifications de la gnose au sens étroit et d'en montrer le développement historique.

1)
Pour un exposé de la pensée et de la vision paulinienne du monde, cf. mon livre Denkformen, Berlin, 1928, 87-127.
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