ENNÉADES: I, 2 [19] – Des vertus (extraits sur l’âme)

« Puisque, nécessairement, les maux existent ici-bas et circulent dans cette région du monde, et puisque l’âme veut fuir les maux, il faut nous enfuir d’ici. » En quoi consiste cette fuite ? « A devenir semblable à Dieu, » dit [Platon] ; et nous y arrivons, si nous atteignons la justice, la piété accompagnée de la prudence, et en général la vertu. Mais si nous devenons semblables à Dieu grâce à la vertu, est-ce à un Dieu qui possède lui-même la vertu ? Oui certes, car à quel Dieu devenons-nous semblables ? N’est-ce pas au Dieu qui possède au plus haut degré ces qualités ? N’est-ce pas à l’âme du monde et à sa partie principale, à laquelle appartient une merveilleuse sagesse ? Car, puisque nous sommes en ce monde, c’est naturellement à lui que la vertu nous assimile. – Et pourtant il est douteux, d’abord, que toutes les vertus lui appartiennent, par exemple la tempérance et le courage ; le courage puisqu’il n’a rien à redouter, rien n’existant en dehors de lui ; la tempérance, puisqu’il ne lui advient aucun plaisir dont la privation provoquerait en lui le désir de le posséder et de le retenir. D’autre part, s’il est vrai que lui aussi tend vers les choses intelligibles où tendent aussi nos âmes, c’est évidemment de ces choses (et non du monde) que nous viennent, à nous comme à lui, l’ordre et les vertus. Maintenant le Dieu intelligible possède-t-il les vertus ? Il n’est pas vraisemblable qu’il possède du moins les vertus dites civiles, la prudence relative au raisonnement, le courage qui est une vertu du coeur, la tempérance qui consiste en un accord et une harmonie du désir avec la raison, la justice qui consiste en ce que chaque partie de l’âme accomplit sa fonction propre, en commandant ou en obéissant. La similitude avec Dieu se trouverait-elle, non pas dans les vertus civiles, mais dans des vertus plus hautes, et de même nom qu’elles ? Mais quoi ? si elle se trouve en ces dernières, ne s’étend-elle absolument pas aux vertus civiles ? N’est-il pas absurde qu’elles ne nous fassent pas du tout ressembler à Dieu ? De fait, ceux qui les possèdent sont réputés divins (et s’il faut les appeler ainsi, n’est-ce pas à cause d’une ressemblance avec les dieux, quelle qu’elle soit ?) N’est-il pas absurde que la ressemblance soit atteinte seulement par les vertus supérieures ? ENNÉADES: I, 2 [19] – Des vertus 1

Que l’un ou l’autre soit vrai, il en résulte que Dieu possède des vertus, fussent-elles différentes des nôtres. Si donc on accorde que nous pouvons ressembler à Dieu, même par des vertus différentes des siennes (car s’il en est autrement dans les autres vertus, nous avons du moins des vertus qui ne sont pas semblables à celles de Dieu, à savoir les vertus civiles), rien n’empêche d’aller plus loin et de dire que nous devenons semblables à Dieu par nos vertus propres, même si Dieu, n’a pas de vertus. De quelle manière est-ce possible ? Le voici : si une chose est échauffée par la présence de la chaleur, il est nécessaire que l’objet d’où lui vient la chaleur soit également échauffé ; et si un objet est chaud grâce à la présence du feu, est-il nécessaire que le feu soit lui-même échauffé par la présence du feu ? On peut répondre qu’il y a aussi dans le feu une chaleur, mais une chaleur inhérente. En suivant l’analogie, l’on pose que la vertu est dans l’âme un caractère acquis, tandis qu’elle est inhérente à l’être que l’âme imite et de qui elle la tient. Mais on répondra à l’argument tiré du feu ; il s’ensuit que cet être est la vertu elle-même [comme le feu est la chaleur] ; or ne jugeons-nous pas qu’il était supérieur à la vertu ? Bon argument, si la vertu à laquelle l’âme participe était identique à l’être de qui elle la tient ; mais la vertu est différente de cet être. La maison sensible n’est pas la même que celle qui est dans la pensée [de l’architecte], bien qu’elle lui soit semblable ; la maison sensible présente ordre et proportion, tandis que, dans la pensée, il n’y a ni ordre, ni proportion, ni symétrie. De même nous tenons du monde intelligible l’ordre, la proportion et l’accord, qui constituent ici-bas la vertu ; mais les êtres intelligibles n’ont nullement besoin de cet accord, de cet ordre et de cette proportion, et la vertu ne leur est d’aucune utilité ; il n’en reste pas moins que la présence de la vertu nous rend semblables à eux. De ce que la vertu nous rend semblables à l’être intelligible, il ne s’ensuit donc pas nécessairement que la vertu réside en cet être. Il faut, maintenant, par notre développement, convaincre l’esprit et ne pas se contenter de le contraindre. ENNÉADES: I, 2 [19] – Des vertus 1

Prenons d’abord les vertus par lesquelles, disions-nous, nous devenons semblables à Dieu ; et trouvons cet élément identique qui, à l’état d’image en nous, est la vertu et, à l’état de modèle en Dieu, n’est pas la vertu. Mais indiquons d’abord qu’il y a deux espèces de ressemblance : la ressemblance qui exige un élément identique dans les êtres semblables ; elle existe entre les êtres dont la ressemblance est réciproque parce qu’ils viennent du même principe ; la seconde espèce de ressemblance existe entre deux choses dont l’une est devenue semblable à une autre, qui est elle-même primitive et dont on ne peut dire par réciprocité qu’elle est semblable ; ce second type de ressemblance n’exige pas la présence d’un élément identique dans les deux, mais plutôt d’un élément différent, puisque la ressemblance s’est opérée de la deuxième manière. Qu’est-ce maintenant que la vertu, la vertu en général et chacune en particulier ? Mais parlons, pour plus de clarté, de chaque vertu en particulier ; de cette manière le caractère commun à toutes les vertus se manifestera aisément. Donc les vertus civiles, dont nous avons parlé plus haut, mettent réellement de l’ordre en nous et nous rendent meilleurs ; elles imposent des limites et une mesure à nos désirs et à toutes nos passions, elles nous délivrent de nos erreurs ; car un être devient meilleur parce qu’il se limite et parce que, soumis à la mesure, il sort du domaine des êtres privés de mesure et de limite. Mais les vertus, en tant qu’elles sont des mesures pour l’âme considérée comme matière, reçoivent elles-mêmes leurs limites de l’image de la mesure idéale qui est en elles, et elles possèdent le vestige de la perfection d’en haut. Car ce qui n’est pas du tout soumis à la mesure, c’est la matière qui, à aucun degré, ne devient semblable à Dieu ; mais plus un être participe à la forme, plus il devient semblable à l’être divin, qui est sans forme ; les êtres voisins de Dieu participent davantage à la forme ; l’âme, qui en est plus voisine que le corps, et les êtres du même genre que l’âme y participent plus que le corps ; c’est à tel point qu’elle trompe en se faisant prendre pour Dieu et qu’elle croit faussement que ce qui est en elle est la totalité de l’être divin. Voilà donc la manière dont les hommes qui possèdent les vertus civiles deviennent semblables à Dieu. ENNÉADES: I, 2 [19] – Des vertus 2

Mais puisque Platon indique que la ressemblance avec Dieu est d’une autre espèce, en tant qu’elle appartient aux vertus supérieures, il nous faut parler de cette autre ressemblance ; ainsi nous verrons plus clairement quelle est l’essence de la vertu civile et celle de la vertu supérieure et, d’une manière générale, nous verrons qu’il existe une vertu différente de la vertu civile. Platon dit d’abord que la ressemblance avec Dieu consiste à fuir d’ici-bas ; ensuite il appelle les vertus dont il parle dans la République non pas simplement vertus, mais vertus civiles ; enfin ailleurs il appelle toutes les vertus des purifications ; tout cela fait voir qu’il admet deux genres de vertus et qu’il ne met pas dans la vertu politique la ressemblance avec Dieu. En quel sens disons-nous donc que les vertus sont des purifications et que par la purification, surtout, nous devenons semblables à Dieu ? N’est-ce pas parce que l’âme est mauvaise tant qu’elle est mêlée au corps, qu’elle est en sympathie avec lui et qu’elle juge d’accord avec lui, tandis qu’elle est bonne et possède la vertu si cet accord n’a plus lieu, et si elle agit toute seule (action qui est la pensée et la prudence), si elle n’est plus en sympathie avec lui (et c’est là la tempérance), si, le corps une fois quitté, elle ne ressent plus la crainte (c’est le courage), si la raison et l’intelligence dominent sans résistance (c’est la justice). L’âme, ainsi disposée, pense l’intelligible et elle est ainsi sans passion. Cette disposition peut être appelée, en toute vérité, la ressemblance avec Dieu car l’être divin est pur de tout corps et son acte également ; l’être qui l’imite possède donc la prudence. – Mais, dira-t-on, de telles dispositions existent-elles dans l’être divin ? – Non certes, il n’a pas de dispositions du tout ; on ne trouve de dispositions que dans l’âme. – De plus, l’âme a des pensées changeantes ; elle pense un même être intelligible sous des aspects différents et sans penser du tout aux autres. La pensée de Dieu et celle de l’âme n’ont donc que le nom de commun ? – Du tout ; mais l’une est primitive et l’autre dérivée et différente. Comme le langage parlé est une image du langage intérieur à l’âme, celui-ci est une image du Verbe intérieur à un autre être. Comme le langage parlé, comparé au langage intérieur de l’âme, se fragmente en mots, le langage de l’âme, qui traduit le Verbe divin, est fragmentaire si on le compare au Verbe. Oui, la vertu appartient à l’âme et non pas à l’Intelligence, ni au principe supérieur à l’Intelligence. ENNÉADES: I, 2 [19] – Des vertus 3

La purification est-elle identique à la vertu, prise en ce second sens, ou la vertu est-elle la conséquence de la purification ? La vertu consiste-t-elle dans l’acte de se purifier ou dans l’état de pureté qui suit cet acte ? La vertu qui est dans l’acte est moins parfaite que celle qui est dans l’état ; car l’état est comme l’achèvement de cet acte. Mais l’état de pureté n’est que la suppression en nous de tout élément étranger, et le bien est quelque chose de différent. Si l’être qui se purifie était bon avant d’être devenu impur, la purification suffirait. Certes il suffira, et le bien sera l’élément qui subsiste et non pas donc la purification. Mais quelle est cette nature qui subsiste après la purification ? Est-ce le bien ? Non sans doute ; car, s’il préexistait, il aurait été dans l’être mauvais, ce qui n’est pas possible. – Faut-il dire que cette nature a la forme du bien ? Elle n’est pas capable de rester attachée au bien véritable ; car elle incline naturellement vers le mal comme vers le bien. Le bien pour elle est l’union avec l’être dont elle est parente, le mal l’union avec les êtres contraires à celui-ci. La purification est donc nécessaire à l’union ; elle s’unira au Bien en se tournant vers lui. – Maintenant, la conversion suit-elle la purification ? – Non, elle est chose faite après la purification. – La vertu est-elle donc cette conversion ? – Non pas, mais ce qui résulte pour l’âme de la conversion. – Qu’est-ce donc ? – C’est la contemplation et l’empreinte des objets intelligibles ; cette contemplation est posée en acte dans l’âme, comme la vision de l’oeil est produite par l’objet visible. – N’est-il pas vrai qu’elle possédait ces objets, mais sans en avoir de réminiscence ? – Oui, elle les possédait, mais ils n’étaient pas en acte ; ils étaient déposés dans une région obscure de l’âme ; pour les éclaircir et pour savoir qu’elle les a en elles, elle doit recevoir l’impression d’une lumière qui l’éclaire. Elle possédait non pas ces objets mêmes, mais leurs empreintes ; il faut donc qu’elle conforme l’empreinte aux réalités dont elle est l’empreinte. Elle les possède ; cela veut dire sans doute que l’intelligence n’est pas étrangère à l’âme ; elle ne lui est pas étrangère, en particulier, lorsque l’âme tourne vers elle ses regards ; sinon, bien que présente à l’âme, elle lui est étrangère. Il en est ainsi de nos connaissances scientifiques ; si nous ne les contemplons jamais actuellement, elles nous deviennent étrangères. ENNÉADES: I, 2 [19] – Des vertus 4

Jusqu’où nous conduit la purification ? En résolvant cette question, nous verrons à qui la vertu nous rend semblables et à quel dieu elle nous rend identiques. Or c’est avant tout demander en quel sens la vertu purifie notre coeur, nos désirs et toutes nos autres affections, peines et passions analogues ; c’est demander jusqu’à quel point l’âme peut se séparer du corps. En se séparant du corps, sans doute, elle se recueille en elle-même avec toutes ses parties qui avaient un lieu distinct ; elle est tout à fait impassible ; elle ne sent plus que les plaisirs indispensables ; elle ne guérit et n’évite les peines qu’autant qu’il est nécessaire pour ne pas en être importunée ; elle ne sent plus les souffrances, ou bien, si cela ne lui est pas possible, elle les supporte sans aigreur et les amoindrit en ne les partageant pas ; autant qu’elle le peut, elle supprime les sentiments violents ; si elle ne le peut pas, elle ne permet pas à la colère de la gagner, mais laisse au corps l’agitation involontaire, qui devient rare et va s’affaiblissant ; elle est sans aucune crainte (car elle-même ne sent pas la crainte, bien qu’il y ait encore parfois une impulsion involontaire) ; elle est donc sans crainte, sauf dans le cas où la crainte sert à l’avertir d’un danger. Elle ne désire évidemment rien de honteux ; elle désire le boire et le manger pour satisfaire les besoins du corps, et non pour elle-même ; elle ne recherche pas les plaisirs de l’amour, ou du moins, elle recherche seulement ceux qu’exige la nature et qui la laissent maîtresse d’elle-même ; ou, tout au plus, elle s’abandonne à l’élan de son imagination. Mais, non seulement l’âme raisonnable sera en elle-même pure de toutes ces passions ; elle voudra encore en purifier la partie irrationnelle, pour l’empêcher de subir les chocs des impressions extérieures ou du moins pour rendre ces chocs peu intenses, rares et tout de suite émoussés par le voisinage de la raison ; la partie irrationnelle de l’âme sera comme un homme qui vit près d’un sage ; il profite de ce voisinage, et ou bien il devient semblable à lui, ou bien il aurait honte d’oser faire ce que l’homme de bien ne veut pas qu’il fasse. Donc pas de conflit ; il suffit que la raison soit là ; la partie inférieure de l’âme la respecte et, si elle est agitée d’un mouvement violent, c’est elle-même qui s’irrite de ne pas rester en repos quand son maître est là, et qui se reproche sa faiblesse. ENNÉADES: I, 2 [19] – Des vertus 5

Voyons ce qu’est chacune des vertus dans une âme de ce genre. La sagesse et la prudence consistent à contempler les êtres que possède l’Intelligence et qu’elle possède par un contact ; sagesse et prudence sont de deux sortes ; tantôt dans l’Intelligence, tantôt dans l’âme. Dans l’Intelligence, elles ne sont point des vertus ; mais, dans l’âme, elles sont des vertus. Que sont-elles donc dans l’Intelligence ? Simplement, l’acte et l’essence de l’Intelligence. Mais, dans l’âme venant de l’Intelligence et résidant en un être différent d’elles, elles sont des vertus. La justice en soi, par exemple, comme toute vertu en soi, n’est pas une vertu, mais l’exemplaire d’une vertu ; ce qui vient d’elle en l’âme, voilà la vertu ; et en effet la vertu se dit d’un être ; mais la vertu en soi ou idée de la vertu se dit d’elle-même et non d’un être différent d’elle. La justice, par exemple, consiste en ce que chaque être remplit sa fonction propre ; mais suppose-telle toujours une multiplicité de parties ? Oui, la justice qui est dans les êtres qui ont plusieurs parties distinctes ; non pas la justice prise en elle-même, puisqu’il peut y avoir en un être simple accomplissement de sa fonction ; la Justice en vérité, la Justice en soi est alors dans le rapport de cet être à lui-même, qui n’a pas de parties distinctes. Pour l’âme même, la justice sous sa forme supérieure n’est-elle pas une activité tendue seulement vers l’intelligence, la tempérance un retrait intérieur vers l’intelligence, le courage une impassibilité qui imite l’impassibilité naturelle de l’intelligence vers laquelle elle dirige ses regards ? Ainsi, dans cette forme supérieure de la vertu, l’âme est simplement elle-même et n’a plus de relation avec le principe inférieur qui réside en elle. ENNÉADES: I, 2 [19] – Des vertus 6

Et les vertus de cette espèce suivent l’une de l’autre dans l’âme, comme leurs exemplaires, antérieurs aux vertus, dans l’Intelligence. Dans l’Intelligence, la science ou sagesse, c’est la pensée ; la tempérance, c’est son rapport avec elle-même ; la justice, c’est la réalisation de l’activité qui lui est propre ; l’analogue du courage, c’est son identité avec elle-même et la persistance de son état de pureté. Dans l’âme, la sagesse et la prudence, c’est la vision de l’Intelligence ; mais ce sont là des vertus de l’âme ; l’âme n’est point elle-même ses propres vertus, comme l’est l’Intelligence ; il en est de même de la série des vertus. Grâce à la purification (puisque toutes les vertus sont des purifications impliquant un état de pureté), l’âme a toutes les vertus ; sinon, aucune d’elles n’atteindrait la perfection. Celui qui a les vertus sous cette forme supérieure possède nécessairement en puissance les vertus sous leur forme intérieure ; mais celui qui possède celles-ci n’a pas nécessairement celles-là. ENNÉADES: I, 2 [19] – Des vertus 7