1. Lorsque Dieu même ou un dieu inférieur envoya les âmes dans la génération, il donna au visage de l’homme des yeux destinés à l’éclairer, il plaça dans le corps les autres organes propres aux sens, prévoyant (proopomenos) que l’animal ne pourrait se conserver qu’à la condition de voir les objets placés devant lui, de les entendre et de les toucher, afin de rechercher les uns et d’éviter les autres.
Mais comment Dieu le prévit-il ? — II ne faut pas croire qu’il ait commencé par faire des animaux qui aient péri faute de posséder des sens, et qu’ensuite il en ait donné aux hommes et aux autres animaux afin qu’ils pussent se préserver de la mort.
On fera peut-être l’objection suivante: Dieu savait que les animaux seraient exposés au chaud, au froid et aux autres impressions physiques ; par suite de cette connaissance, pour empêcher les animaux de périr, il leur a accordé les sens et les organes destinés à leur servir d’instruments. Nous demanderons à notre tour si Dieu a donné les organes à des âmes qui déjà possédaient les sens, ou bien s’il a donné aux âmes à la fois les sens et les organes. S’il leur a donné à la fois les sens et les organes, il s’ensuivrait qu’elles ne possédaient pas auparavant les facultés sensitives, quoiqu’elles fussent des âmes. Mais si les âmes possédaient les facultés sensitives dès qu’elles furent produites, et si elles furent produites [avec ces facultés] pour descendre dans la génération, il leur est naturel de descendre dans la génération. Dans ce cas, il semble qu’il soit contraire à leur nature de s’écarter de la génération et de vivre dans le monde intelligible. Elles paraîtraient donc faites pour appartenir au corps et pour vivre dans le mal. Ainsi, la Providence divine les retiendrait dans le mal, et Dieu arriverait à ce résultat par le raisonnement; dans tous les cas, il raisonnerait.
Si Dieu raisonne, nous demanderons quels sont les principes de ce raisonnement: car, si l’on prétend que ces principes dérivent d’un autre raisonnement, il faut cependant, en remontant, trouver quelque chose d’antérieur à tout raisonnement, en un mot un point de départ. Or d’où sont tirés les principes du raisonnement? Des sens ou de l’intel ligence. [Dieu aurait-il fait usage de principes tirés des sens ?] Mais, [quand Dieu créa] il n’y avait pas encore de sens ; c’est donc de principes tirés de l’intelligence [que Dieu aurait fait usage]. Mais, si les prémisses étaient des conceptions de l’intelligence, la conclusion devait être la science, et le raisonnement ne pouvait avoir pour objet une chose sensible : car le raisonnement qui a pour principe l’intelligible et pour conclusion également l’intelligible ne saurait aboutir à faire concevoir le sensible? Donc la prévoyance qui a présidé soit à la création d’un animal, soit à celle du monde entier, ne saurait être le résultat du raisonnement.
Il n’y a en effet aucun raisonnement en Dieu. Si l’on attribue à Dieu le raisonnement (logismos), c’est pour faire comprendre qu’il a tout réglé comme un sage pourrait le faire en raisonnant sur les choses postérieures ; si l’on attribue à Dieu la prévision (proopasis), c’est pour indiquer qu’il a tout disposé comme un sage pourrait le faire par la prévision qu’il aurait des choses postérieures. En effet, pour ordonner les choses dont l’existence n’est pas antérieure à celle du raisonnement, le raisonnement est utile toutes les fois que la puissance supérieure au raisonnement [l’intelligence] n’a pas assez de force. La prévision est également nécessaire en ce cas, parce que celui qui en fait usage ne possède pas une puissance qui lui permette de s’en passer: car la prévision se propose de faire arriver telle chose au lieu de telle autre, et semble craindre que ce qu’elle désire ne s’accomplisse pas. Mais, pour l’être qui ne peut faire qu’une chose, la prévision est inutile, aussi bien que le raisonnement qui compare les contraires : car, dès qu’un des contraires est seul possible, pourquoi raisonner? Comment le principe qui est unique, un, simple, aurait-il besoin de réfléchir qu’il faut faire telle chose pour que telle autre n’ait pas lieu, et jugerait-il que la seconde arriverait s’il ne faisait la première? Comment se dirait-il que l’expérience a déjà démontré l’utilité de telle ou telle chose, et qu’il est bon de l’employer ? Si Dieu procédait ainsi, il aurait eu recours à la prévision, par conséquent au raisonnement. C’est dans cette hypothèse que nous avons dit plus haut que Dieu a donné aux animaux des sens et des facultés ; mais c’est une grande question de savoir s’il les a réellement donnés et de quelle manière il les a donnés. Dieu a donné aux animaux des sens et des facultés ; mais c’est une grande question de savoir s’il les a réellement donnés et de quelle manière il les a donnés.
En effet, si l’on admet qu’en Dieu aucun acte n’est imparfait, s’il est impossible de concevoir en lui rien qui ne soit total et universel, chacune des choses qu’il contient renferme en soi toutes choses. Ainsi, le futur même étant déjà présent à Dieu, il ne saurait y avoir en lui rien de postérieur ; mais ce qui est déjà présent en lui devient postérieur dans un autre être. Or, si le futur est déjà présent en Dieu, il doit y être présent comme si ce qui arrivera était déjà connu, c’est-à-dire, il doit être disposé de telle sorte qu’il ne se trouve exposé à manquer de rien lorsqu’il se réalisera, de telle sorte qu’il ne manque de rien absolument. Donc, toutes choses étaient déjà en Dieu [quand les animaux furent créés] ; elles y étaient de tout temps ; elles y étaient de telle sorte que l’on devait pouvoir dire plus lard : Ceci est après cela. En effet, quand les choses qui sont en Dieu viennent à se développer et à se montrer, alors on voit que l’une est après l’autre; mais, en tant qu’elles existent toutes ensemble, elles constituent l’Être universel, c’est-à-dire le principe qui renferme en lui la cause elle-même.