I. L’ÉCOLE MÉGARIQUE

L’ÉCOLE MÉGARIQUE

Le chef de l’école de Mégare, Euclide, était pourtant lié avec Platon, puisqu’il reçut à Mégare Platon et les autres disciples de Socrate au moment où ils quittèrent Athènes après la mort du maître ; et Platon, en présentant son Théétète comme un entretien de Socrate, recueilli par Euclide, a voulu sans doute témoigner des liens d’amitié qui durèrent encore longtemps après l’événement tragique . Il n’en est pas moins vrai que sa doctrine, autant qu’on peut la deviner à travers quelques lignes de Diogène Laërce, est aux antipodes de celle de Platon. Pour celui-ci, rappelons le, toute pensée, toute vie intellectuelle était impossible, à moins qu’on n’admît un système d’idées à la fois unies entre elles et pourtant distinctes. Or, lorsque Euclide dit que « le Bien est une seule chose, quoiqu’il soit appelé de différents noms : science, dieu, intelligence ou autres noms encore », lorsqu’il supprime les opposés du Bien, en affirmant qu’ils n’existent pas, il semble que son intention est de résister à toute tentative pour unir les concepts autrement qu’en les déclarant identiques, ou pour les distinguer autrement qu’en les excluant l’un de l’autre. La science (phronesis), le dieu, l’intelligence, ce sont précisément les termes que, dans le Timée par exemple, Platon cherche à distinguer entre eux et à distinguer du Bien suprême, tout en les unissant et en les hiérarchisant. Euclide, en les identifiant et en niant leur opposé, rend impossible toute spéculation dialectique du genre de celles du Timée ou du Philèbe ; la diversité n’est que dans les noms et n’est plus dans les choses. On sait aussi combien le raisonnement par comparaison est familier et indispensable à Platon ; Euclide en nie la possibilité et ne veut pas connaître un semblable qui ne soit ni identique ni différent ; ou les termes de comparaison sont semblables aux choses, et alors il vaut mieux se servir des choses ; où ils sont différents, et la conclusion ne vaut pas .

Les fameux sophismes que Diogène Laërce attribue au successeur d’Euclide, à Eubulide de Milet , paraissent viser plus spécialement la logique d’Aristote, et aussi sous la forme où les présente Cicéron dans les Académiques, la logique stoïcienne. Le principe de contradiction énonce qu’on ne peut dire à la fois oui et non sur une même question ; les sophismes nous montrent des cas où, en vertu de ce principe, on est forcé de dire à la fois oui et non, où, par conséquent, la pensée se nie elle même. Tel est le sophisme du menteur : « Si tu dis que tu mens et si tu dis vrai, tu mens », où l’on convient à la fois qu’on ment et qu’on ne ment pas ; au nom de la logique, le mégarique force son adversaire à avouer qu’il porte des cornes, puisque l’on possède ce que l’on n’a pas perdu et que l’on n’a pas perdu de cornes ; il le force à reconnaître qu’il ne connaît pas son propre père, en le lui présentant sous un voile ; il lui fait convenir qu’Électre sait et ne sait pas les mêmes choses, puisque, lorsqu’elle le rencontre encore inconnu, elle sait qu’Oreste est son frère, mais elle ne sait pas que celui-ci est Oreste. Il le réduit au silence en lui demandant combien de grains de blé il faut pour faire un tas (sophisme du sorite), ou combien il faut avoir perdu de cheveux pour être chauve .

Toutes ces plaisanteries logiques aboutissent bien à l’impossibilité de choisir entre le oui et le non, donc de discuter à l’aide de concepts définis. Elles devaient avoir un grand succès ; Stilpon de Mégare, un contemporain de Théophraste, attirait, dit on, à ses cours les disciples des péripatéticiens et ceux des cyrénaïques. De son enseignement, nous connaissons assez bien deux parties, qui touchaient au vif la philosophie du concept : d’abord la critique des idées . La méthode de cette critique c’est celle que Diogène Laërce indique comme celle d’Euclide dans ses réfutations ; il s’attaquait aux démonstrations non en critiquant les prémisses, mais en faisant voir l’absurdité de la conclusion ; de même Stilpon supposant l’existence des idées, en déduit des conséquences absurdes : l’homme idéal n’est pas tel ou tel, par exemple parlant ou non parlant ; par conséquent nous n’avons pas le droit de dire que l’homme qui parle est homme ; il ne répond pas au concept. Le légume idéal est éternel ; ce que vous me montrez n’est donc pas un légume, puisqu’il n’existait pas il y a mille ans. Ou bien alors, si vous voulez dire que tel homme individuel répond bien au concept d’homme, il faudra, si cet homme est par exemple à Mégare, dire qu’il n’y a pas d’homme à Athènes, puisque la propriété du concept est d’être unique . Quant à la portée de cette critique, on voit qu’elle ne vise pas moins le concept d’Aristote que l’idée de Platon ; qu’on se rappelle seulement les efforts que fit Aristote pour répondre à des critiques du même genre.

L’on connaît aussi la position de Stilpon sur un problème voisin, le problème de la prédication, qui avait tant occupé Platon dans le Sophiste et où se concentraient tous les efforts de ses adversaires. Au surplus la thèse de Stilpon à ce sujet n’est qu’un nouvel aspect de celle que nous venons d’examiner. Si l’on veut penser, comme Aristote et Platon, par concepts définis et stables, ayant chacun leur essence, il est interdit d’énoncer une proposition quelconque, sous peine d’affirmer l’identité de deux essences distinctes. Affirmer que le cheval court ou que l’homme est bon, c’est affirmer que le cheval ou l’homme sont autre chose qu’eux mêmes ; ou bien, si l’on répond que le bon est effectivement la même chose que l’homme, c’est s’interdire le droit d’affirmer le bon du remède ou de la nourriture. Il ne faut pas dire sans doute, comme Colotès l’Épicurien, qui nous rapporte cette doctrine de Stilpon dans son traité Contre les philosophes, que cette thèse « supprime la vie », mais elle supprime l’interprétation des jugements, comme relations de concepts, c’est à dire tout l’idéalisme athénien .

L’on se souvient que, en effet, Aristote n’avait pu résoudre de telles difficultés qu’en introduisant, à côté des essences fixes et déterminées, des notions de réalités indéterminées, telles que celles de puissance, et Platon s’accusait plaisamment de parricide en affirmant contre son père Parménide que la vie de la pensée exigeait qu’on accordât l’existence au non être. Il n’est donc pas étonnant que les Mégariques aient été rapprochés de Parménide et soient considérés comme des rénovateurs de sa pensée. Peut être cependant la pensée de Parménide ne leur importait pas beaucoup en elle même ; ce qu’ils veulent avant tout montrer, c’est qu’un philosophe du concept, n’admettant que des essences fixes, n’a pas le droit d’introduire ces réalités indéterminées, que voulait Aristote : tel paraît être le sens de l’argument auquel s’attache le nom de Diodore Cronos, disciple d’Eubulide et contemporain du roi Ptolémée Sôter (306 285) : cet argument que l’on appelle le triomphateur atteint en effet les racines mêmes de la philosophie d’Aristote, en montrant que, dans cette philosophie, la notion du possible, et par conséquent de puissance indéterminée, ne peut avoir aucun sens.

Aristote donne (sans d’ailleurs l’attribuer à Diodore ni même aux mégariques) une forme tout à fait simple de l’argument : dès que vous admettez d’une manière générale que toute proposition est vraie ou fausse, le principe s’applique aussi bien aux événements futurs qu’au présent ou au passé ; toute assertion sur le futur sera ou vraie ou fausse ; il s’ensuit qu’il n’y a aucune indétermination (ou possibilité d’être ou ne pas être) pour l’événement futur. L’affirmation du possible est incompatible avec le principe de contradiction. L’auteur de cet argument voulait il (comme affecte de le croire Aristote qui le réfute par les conséquences pratiques de sa thèse) démontrer la nécessité ? N’est il pas plus conforme à ce que nous connaissons des Mégariques de croire qu’il voulait montrer l’absurdité des conséquences d’une logique fondée sur le principe de contradiction, qui amenait à rendre impossible toute volonté et toute délibération sur le futur ? Épictète nous donne de l’argumentation une forme plus compliquée, mais malheureusement très obscure . Le raisonnement prend pour accord que toute assertion vraie portant sur le passé ne peut devenir fausse ; et que d’autre part l’impossible ne peut jamais être un attribut du possible. Puis montrant sans doute ensuite (dans un développement analogue à celui que nous a conservé Aristote) que le principe de contradiction doit avoir, selon l’adversaire, une portée universelle, c’est à dire s’appliquer aussi aux assertions relatives à l’avenir, il en déduit que, dans une alternative (tel événement arrivera ou n’arrivera pas), l’assertion qui exprime l’événement qui n’arrivera pas ne se rapporte à rien de possible, puisque le possible est ce qui peut être et ne pas être, tandis que l’événement en question non seulement n’est pas mais ne sera jamais. Dire qu’il est possible, ce serait donc dire que l’impossible est possible. La philosophie du concept ne saurait donc admettre qu’une réalité rigoureusement et complètement déterminée.

Chez tous les Mégariques, on ne voit que des attaques, mais aucune doctrine positive : ils veulent montrer l’incohérence de la philosophie du concept ; mais ces « éristiques » ne paraissent jamais avoir eu l’intention, qu’on leur a parfois prêtée, de substituer un idéalisme propre à celui de Platon et d’Aristote. Le raisonnement a t il jamais servi aux penseurs de la Grèce, fût ce à Platon, à établir une vérité ? N’est il pas toujours dialectique, c’est à dire destiné à déduire les conséquences d’une assertion posée par l’adversaire ? Par une transposition géniale, Platon avait fait de cette dialectique un principe de la vie spirituelle ; avec les Mégariques, elle retombe lourdement a terre et reprend son emploi éristique.

Mais n’est ce pas précisément pour faire place à une vie spirituelle nouvelle, tout autrement dirigée que chez Platon ? Il y a d’autres moyens d’éducation que la dialectique. Le rhéteur, lui, sait parler de choses utiles et en parle d’une manière persuasive ; or c’est cette méthode d’éducation rhétorique, que vante Alexinus d’Élée, un mégarique de la génération du stoïcien Zénon, dont Hermarque l’épicurien a cité un passage du traité Sur l’Éducation . On y voit Alexinus, connu d’ailleurs ainsi que son maître Eubulide pour avoir écrit un livre calomnieux rempli de polémiques personnelles contre Aristote , proposer un idéal qui s’écarte beaucoup de la philosophie ; dans le débat qui a toujours existé, en Grèce et même dans l’âme grecque, entre la rhétorique et la philosophie, entre l’éducation formelle qui enseigne des thèmes et l’éducation scientifique qui atteint les choses, il prend parti sans hésitation pour la première ; et s’il reproche aux professeurs de littérature leurs recherches trop pointilleuses en matière de critique de textes, il les loue de traiter de choses utiles en des discours à thèmes philosophiques, en employant la vraisemblance pour décider des questions. Nous avons ici l’endroit dont la polémique n’était que l’envers. Nous allons trouve un rythme analogue dans les autres écoles socratiques.