II. — LES CYNIQUES
Un trait commun dans la pensée au IVe siècle, trait qui remonte aux sophistes, c’est la confiance presque sans bornes dans l’éducation (paideia) pour former et transformer l’homme selon des méthodes rationnelles.
Ce trait se retrouve par exemple chez un Xénophon, dont un des principaux ouvrages, la Cyropédie, est destiné à montrer, par l’exemple de Cyrus, qu’il existe un art de gouverner les hommes et que la connaissance de cet art doit achever l’ère des révolutions et mettre fin à la crise de l’autorité qui tourmente la Grèce. Xénophon, dans les Mémorables, comme Isocrate dans le Discours à Nicoclès, font ressortir les qualités et les vertus que doit posséder un roi pour commander . « Il ne convient pas tant à un athlète d’exercer son corps qu’à un roi d’exercer son âme. » De cette éducation du chef, on attend l’amélioration de tous. « Éduquer des particuliers, c’est servir à eux seulement ; engager les puissants à la vertu, c’est être utile à la fois à ceux qui possèdent la puissance et à leur sujets. » Enfin la conception du roi philosophe chez Platon répond à la même tendance.
Nulle part, ce trait n’est plus marqué que chez les cyniques, qui se présentent avant tout comme des conducteurs d’hommes. Un cynique du IIIe siècle, Ménippe, raconte, dans sa Vente de Diogène, que Diogène, en vente dans le marché aux esclaves, répondait aux acheteurs qui lui demandaient ce qu’il savait faire : « Commander aux hommes . »
Nulle part, il n’est question de cyniques qui se soient bornés à une réforme intérieure d’eux mêmes ; s’ils se réforment, c’est pour diriger les autres et s’offrir en modèles ; ils sont là pour observer et surveiller non pas eux mêmes, mais les autres, et, au besoin, reprocher aux rois eux mêmes leurs désirs insatiables.
« La vertu peut s’apprendre », tel est le premier article de la doxographie d’Antisthènes . Mais cette éducation n’est pas purement intellectuelle. Antisthènes est, avec les mégariques, un adversaire déterminé de la formation de l’esprit par la dialectique et par les sciences. Aussi Platon et Aristote ne parlentils pas de lui sans lui prodiguer des épithètes dédaigneuses. Vieillard à l’esprit lent, dit Platon qui a à peu près vingt cinq ans de moins que lui ; sot et grossier personnage, ajoute Aristote. Contre eux, il employait des arguments analogues à ceux des mégariques : Platon veut discuter, réfuter les erreurs et définir ; or ni la discussion, ni l’erreur, ni la définition ne sont possibles, et cela pour la même raison, parce que d’une chose il n’est possible d’énoncer et de penser qu’elle même. Dès lors la discussion n’est pas possible : car ou bien les interlocuteurs pensent la même chose, et alors ils s’accordent ; ou bien ils pensent des choses différentes, et la discussion n’a pas de sens. L’erreur est impossible, car on ne peut penser que ce qui est, et l’erreur consisterait à penser ce qui n’est pas. Enfin la définition est impossible, car ou bien il s’agit d’une essence composée, et alors on peut bien énumérer les éléments primitifs qui la composent, mais il faut s’arrêter à ces termes indéfinissables ; ou bien l’essence est simple, et l’on peut dire seulement à quoi elle ressemble .
Antisthènes n’avait pas moins de mépris pour les mathématiques et l’astronomie, le mépris que Xénophon fait exprimer par le Socrate des Mémorables.
S’ensuit il que ce premier des cyniques rejetait toute éducation intellectuelle, et faut il prendre au sérieux cette boutade que, « si l’on était sage, il ne faudrait pas apprendre à lire, pour ne pas être corrompu par autrui » ? En réalité l’enseignement qu’il donnait au Cynosargès n’était pas très différent de celui des sophistes. Isocrate, qui l’attaque souvent sans le nommer, par exemple au début de l’Éloge d’Hélène et du Discours contre les Sophistes, décrit cet enseignement avec assez de précision : il était payé quatre ou cinq mines par le disciple ; tout en apprenant un art éristique plein de discussions inutiles, il promettait de faire connaître au disciple le chemin du bonheur ; à la fin du Panégyrique, Isocrate lui reproche encore ce contraste entre ces vastes promesses et les mesquines discussions. En fait, il voyait en lui un concurrent, et plusieurs titres de ses livres nous montrent que, d’ailleurs élève de Gorgias, il enseignait la rhétorique judiciaire, l’art de rédiger les plaidoyers, et qu’il a eu avec Isocrate des polémiques dont témoignent aussi les passages du rhéteur qui viennent d’être indiqués.
Un des sujets qui devait tenir une grande place dans l’école était l’explication allégorique d’Homère à laquelle sont consacrés presque tous les ouvrages de deux des dix volumes en lesquels on été classées les œuvres d’Antisthènes ; les aventures d’Ulysse en particulier sont l’objet de plusieurs livres ; l’on sait que, dans la littérature allégorique postérieure, les errements d’Ulysse représentent les victoires de l’âme du sage sur les assauts du monde sensible. Peut être faut il chercher dans Antisthènes l’origine de cette interprétation. En tout cas, il est, sinon le premier, au moins un des premiers, qui ait vu en Homère un moyen d’édification ; déjà Anaxagore avait affirmé que les poèmes d’Homère étaient relatifs à la vertu et à la justice ; et un passage de Xénophon dans le Banquet (3, 6) montre bien comment les allégoristes, au nombre desquels est mis Antisthènes, s’opposaient aux simples rapsodes, récitateurs d’Homère, et voulaient utiliser pour l’éducation morale des poèmes qu’il était de tradition d’apprendre par cœur. On connaît la protestation de Platon qui dans la République (378 d) trouve cet enseignement dangereux parce que le jeune homme est incapable de distinguer dans le poème ce qui est allégorie de ce qui ne l’est pas, et qui, dans l’Ion, a montré tout l’arbitraire et le peu de sérieux des exégètes d’Homère.
Pourtant ces allégories morales, qui nous paraissent si enfantines, répondent au trait le plus important du cynisme. « La vertu est dans les actes », tel est le principe d’Antisthènes, « et elle n’a besoin ni de nombreux discours, ni de sciences ». Mais un acte ne s’enseigne pas à proprement parler ; c’est par l’exercice et l’entraînement que l’on arrive à agir (ascèse). Est ce à dire que l’éducation intellectuelle n’y a pas de place ? Nullement : la vertu la plus haute est, pour le cynique, une vertu d’ordre intellectuel, la prudence (????????) ; « elle est le plus sûr des remparts ; et c’est avec des raisonnements imprenables qu’il faut se bâtir ce rempart . » Pourtant les mots raisonnement ou raison, qu’il emploie si souvent, ne semblent désigner aucune suite de pensées méthodiques et prouvées, comme chez Platon ou Aristote ; de lui nous n’avons que des aphorismes qui suggèrent plus qu’ils n’enseignent et font méditer plus qu’ils ne prouvent. « Le sage aimera ; car seul le sage sait qui il faut aimer. » Si, comme il est probable, Xénophon, en son Banquet (4, 34 45), donne une idée de la manière d’Antisthènes dans le discours sur la vraie richesse qu’il met en sa bouche, nous n’y voyons que deux peintures antithétiques, d’une part de la richesse apparente, celle de l’argent, avec tous les maux qu’elle entraîne, d’autre part de la richesse réelle, celle de la sagesse, avec tous ses avantages.
L’éducation intellectuelle est donc plutôt action massive et immédiate d’un aphorisme, méditation sur un thème, que construction raisonnée, cette méditation qui prépare l’action et contraste si fort avec la pure contemplation du vrai. Mais dans ces méditations, la plus importante est celle des exemples qui nous sont offerts par les héros de la sagesse. Il y avait là une méthode populaire et directe d’enseignement, propre à frapper les esprits imprégnés des exploits d’Hercule ou de Thésée ; elle est en effet d’un emploi général ; dans la lettre, d’ailleurs médiocre, de conseils à un jeune homme qu’est le Discours à Demonikos, attribué à Isocrate, l’auteur, qui se donne pour un maître de philosophie, l’emploie constamment ; après avoir brièvement énuméré les avantages de la vertu, par exemple, il dit : « Il est facile de saisir tout cela d’après les travaux d’Hercule ou les exploits de Thésée », ou encore : « En te souvenant des actes de ton père, tu auras un bel exemple de ce que je dis. » On comprend quel rôle avait l’allégorie d’Homère, et ce que devaient être ces ouvrages d’Antisthènes dont nous avons les titres, sur Hélène et Pénélope, le Cyclope et Ulysse, Circé, Ulysse et Pénélope et le Chien, où il montrait les héros victorieux dans les tentations .
Mais le héros cynique par excellence, c’est Hercule ; sur lui, Antisthènes écrit trois livres. La vie du cynique est une véritable imitation d’Hercule, le fils aimé de Zeus qui l’a rendu immortel à cause de ses vertus ; elle deviendra plus tard une imitation de Diogène. Le cynique veut toujours jouer un rôle. se poser comme modèle ou faire connaître des modèles : l’image fameuse du monde considéré comme un théâtre où chaque homme est acteur d’un drame divin, image qui aura une telle place dans la littérature morale populaire, vient peut être de l’Archelaos d’Antisthènes . Hercule est le type de la volonté indéfectible et de la complète liberté.
L’empereur Julien se demande, dans le discours VII, si le cynisme est une doctrine philosophique ou un genre de vie. Le cynique, en effet, dès l’époque d’Antisthènes, a le vêtement et la tenue ordinaire des hommes du peuple, manteau (qu’il replie sur lui-même pendant l’hiver), barbe et cheveux longs, bâton à la main et besace au dos ; mais, ce vêtement et cette tenue, il les garde lorsque, sous l’influence macédonienne, la mode a changé, à peu près comme nos congrégations religieuses ont gardé l’habit usuel à l’époque de leur fondation ; nul ne peut dès lors ignorer ce passant excentrique avec la vêture qui le distingue ; d’autant que, pour montrer à tous son endurance, il reste nu sous la pluie, marche l’hiver les pieds dans la neige, reste l’été en plein soleil . Ce sage, avec son franc parler qui ne ménage ni les riches ni les rois et qu’un Aristote aurait sans doute appelé effronterie ou grossièreté , n’a rien qui le lie à aucun groupe social. Plus mal traité que les mendiants de profession, « sans cité, sans maison, sans patrie, mendiant errant à la recherche de son pain quotidien » (comme dit de lui-même Diogène citant un tragique), il vit dans les lieux publics, s’abrite dans les temples et s’invite chez tous. Ainsi seulement il peut remplir sa mission, celle de messager de Zeus, chargé d’observer les vices et les erreurs des hommes. C’est à cette mission que doit faire allusion le titre d’Antisthènes Sur l’Observateur ; c’est elle qu’affirme Diogène, disant à Philippe qu’il est l’observateur de ses désirs insatiables ; c’est elle enfin dont le cynique Ménédème, contemporain du Philadelphe (285 247), donne à tous le spectacle, en se costumant en Erinnye, et en se donnant pour un observateur venu de l’Hadès pour annoncer aux démons les péchés des hommes .
C’est sur le célèbre Diogène de Sinope (413 327) que la légende a accumulé tous les traits de cette vie cynique. De cette masse de chries, de bons mots, d’apophtegmes recueillis surtout par Diogène Laërce et Dion de Pruse, et si connus, de tous, peut on dégager l’authentique physionomie de Diogène ? On a remarqué avec raison que tous ces documents ne sont pas d’accord entre eux et nous donnent, inextricablement mêlés, deux portraits de Diogène. Il y a le Diogène licencieux, sans frein, débauché, raillant l’ascétisme de Platon ; il ressemble tellement aux hédonistes les plus relâchés qu’on lui attribue les bons mots d’Aristippe ; il est si irréligieux qu’on lui prête les plaisanteries de Théodore l’athée . Il y a d’autre part, un Diogène plus sévère, à la volonté tendue, l’ascète qui, vieillard, répond à ceux qui lui conseillent le repos : « Et si j’étais coureur, au long stade, irais je me reposer à la fin de ma course, n’augmenterais je pas au contraire mon effort ? », le maître qui, comme les directeurs de chants, accentue le ton que les élèves doivent prendre, le héros du travail et de l’effort (?????). De ces deux portraits, il semble bien que le second est le véritable Diogène . Les plus anciens cyniques, dont le maître Antisthènes proclamait qu’« il aimerait mieux être fou que ressentir du plaisir », ne peuvent pas se rapprocher à ce point d’Aristippe. Tout au contraire, nous verrons au chapitre suivant que, chez les cyniques du IIIe siècle, il s’opère une sorte de glissement vers l’hédonisme ; à ce moment naît le cynisme hédoniste, cette sorte de sans gène brutal, qui, dans l’usage actuel et habituel du mot, est le cynisme tout court. C’est peut être à cet esprit nouveau qu’est due l’introduction d’une masse nouvelle d’anecdotes dans la vie de Diogène.
Le cynisme de Diogène paraît donc avoir été une pratique plus qu’une doctrine ; autant il s’éloigne des sciences, autant il affecte de rapprocher sa philosophie des arts serviles et manuels. La preuve que la vertu n’est pas un don inné ni acquis par la science, mais qu’elle est le résultat d’un exercice (???????), c’est que « l’on voit, dans les arts serviles et les autres, les artisans acquérir par l’exercice un savoir faire peu ordinaire » ; tels les athlètes et les joueurs de flûte. « Rien dans la vie ne réussit sans l’exercice ; avec lui, on peut surmonter toutes choses. » Il s’agit d’ailleurs autant de l’exercice corporel qui nous donne la vigueur que de la méditation intérieure ; l’un complète l’autre. Une sorte de confiance entière dans l’effort, une confiance fondée sur l’expérience forme bien le centre du cynisme de Diogène, à condition toutefois que l’on entende non pas un effort quelconque, mais un effort raisonné : ce n’est pas l’effort en lui-même qui est bon ; il y a des « peines inutiles » ; et l’œuvre de la philosophie « consiste à choisir les efforts conformes à la nature pour être heureux ; c’est donc par manque de sens qu’on est malheureux ». D’où le rôle primordial qui reste à la raison ; il reste dans le cynisme beaucoup d’intellectualisme, puisque l’intelligence donne seule le sens du travail à faire.
Sans ce trait, on ne s’expliquerait pas pourquoi les cyniques pourchassent tellement les préjugés et les opinions fausses ; « toute opinion est une fumée, », fait dire le comique Ménandre (342 290) au cynique Monimos . Dénoncer partout la convention, lui opposer la nature, tel est un des fruits de l’enseignement de Diogène. Selon une tradition qui remonte à Dioclès, Diogène était le fils d’un banquier de Sinope, qui avait été exilé de son pays pour avoir fabriqué de la fausse monnaie ; Diogène se vantait d’en avoir été complice comme si le crime de son père avait préfiguré sa propre mission ; et jouant sur les mots, il voyait dans l’acte de fausser la monnaie (???????) le mépris de toutes les valeurs conventionnelles (?????) . Il ne s’agit point d’ailleurs du tout, en abolissant les préjugés sociaux, de réformer la société ; si, par exemple, les cyniques admettent, comme Platon, la communauté des femmes, ce n’est point, comme lui, pour resserrer le lien social, mais pour le relâcher et laisser au sage plus de liberté. Leur but est si peu la réforme de la société qu’ils profitent sans vergogne de tous les avantages des riches cités bâties par l’orgueil ; Diogène disait par raillerie que le portique de Zeus a été bâti pour qu’il y habite. Il s’agit donc bien, dans cette émancipation des préjugés, d’une réforme intérieure et individuelle.
La cité que rêvent les cyniques n’exclut pas, mais au contraire suppose la cité réelle. C’est ce que dit Cratès (vers 328), le disciple de Diogène et le maître du stoïcien Zénon, dans un poème qui nous a été conservé : « C’est au milieu de la rouge fumée de l’orgueil qu’est bâtie la Besace, la cité du cynique, où aucun parasite n’aborde, qui ne produit que du thym, des figues et du pain, pour la possession desquels les hommes ne prennent pas les armes les uns contre les autres . »
Dans un esprit diamétralement opposé à celui de Platon et même d’Aristote, le cynique sépare la vie morale du problème social, en même temps qu’il rejette les sciences exactes en dehors de la méditation intellectuelle du sage. Comme il n’est pas d’homme plus dénué d’esprit scientifique, il n’en est pas qui soit plus dénué d’esprit civique.
Il ne partage pas la fierté qu’un Platon ou un Isocrate ont d’être Hellènes et descendants de ces Athéniens qui ont repoussé l’envahisseur perse ; Antisthènes paraît bien avoir dit que la victoire des Grecs sur les Perses ne fut qu’une affaire de chance. Pourtant, si le cynique se proclame citoyen du monde, si « sa politique suit les lois de la vertu plus que celles de la cité », il a une prédilection pour des formes politiques incompatibles avec la cité grecque, tel que l’empire perse ou l’empire d’Alexandre ; trois ouvrages d’Antisthènes portent le titre de Cyrus et ont peut être inspiré cette magnification du Cyrus type du roi, que l’on voit dans la Cyropédie de Xénophon ; et c’est une tradition qui se continua chez les cyniques, puisqu’un disciple de Diogène, Onésicrite, écrivit un Alexandre, calqué, nous dit on, sur la Cyropédie.