III. ARISTIPPE ET LES CYRÉNAIQUES
Même décri des sciences exactes, même indifférence. pour l’organisation sociale chez Aristippe de Cyrène et ses disciples ; ils sont à cet égard sur la même ligne (divergente de Platon) que les mégariques et les cyniques. A quoi bon s’occuper des sciences mathématiques ? Ne sont elles pas inférieures aux arts les plus bas, puisqu’elles ne s’occupent ni des biens ni des maux ? Quant au rôle social que le philosophe se réserve, il est, en un sens, diamétralement opposé à celui des cyniques, bien qu’il aboutisse pratiquement à la même indifférence. En effet (si du moins les paroles que Xénophon met dans sa bouche ne défigurent pas trop sa pensée) , Aristippe, prenant le contre pied des cyniques, dit qu’« il ne se met pas au rang de ceux qui veulent commander ». Seul un insensé s’imposera toutes les peines et toutes les dépenses que doivent assumer ces magistrats « dont les cités se servent comme un particulier de ses esclaves ». Pour lui, il ne songe qu’à mener une vie facile et agréable.
Aristippe est un contemporain de Platon, attiré à Athènes par le désir de suivre l’enseignement de Socrate, puis, comme Platon, hôte du tyran Denys de Syracuse, qui, d’après les légendes hostiles répandues sur son compte, lui aurait fait subir les pires avanies, que son désir de luxe et de vie élégante lui faisait accepter sans récriminer. Il est bien difficile de retrouver sa doctrine. Comme documents nous avons, chez Diogène Laërce (II, 86 13), une liste de titres d’ouvrages dont beaucoup étaient contestés dès l’antiquité, une doxographie attribuée aux cyrénaïques en général et qui paraît insister surtout sur les points par où l’hédonisme cyrénaïque se distingue de celui d’Épicure, enfin un exposé de la théorie de la connaissance des « Cyrénaïques » chez le sceptique Sextus Empiricus , qui emploie beaucoup des termes techniques propres au stoïcisme.
On a voulu enrichir ce fond par quelques textes de Platon et d’Aristote, où l’on croit voir des allusions à Aristippe. Ces textes peuvent se partager en deux catégories : ceux du Philèbe, de l’Éthique à Nicomaque, de la République, où l’hédonisme est exposé ou critiqué, celui du Théétète, où Platon exposerait, sous le nom de Protagoras, la doctrine de la connaissance d’Aristippe. Les premiers de ces textes concernant l’hédonisme posent une question fort obscure. Ils parlent d’hédonistes, mais parlent-ils d’Aristippe ? Sûrement non pour l’un d’eux. Au chapitre II du Xe livre de l’Éthique à Nicomaque, Aristote nomme l’hédoniste dont il parle : c’est Eudoxe de Cnide (mort en 355), le fameux astronome qui avait fréquenté l’école de Platon . Eudoxe était il, à proprement parler, un hédoniste ? Homme connu pour son austérité et sa réserve, nous dit Aristote, ce n’est point par goût du plaisir mais pour rendre témoignage à la vérité qu’il constate que tout être recherche le plaisir et fuit la douleur, que le plaisir est désiré pour lui-même, et enfin que, ajouté à une chose déjà bonne, il en augmente la valeur ; or ce sont là les caractères admis par tous comme étant ceux du Bien et du souverain Bien. Il est intéressant de voir que, après avoir cité ces arguments d’Eudoxe en faveur de la thèse que le plaisir est le souverain bien, Aristote étudie et critique l’argumentation du Philèbe qui répond à peu près point par point à celle d’Eudoxe ; il est clair d’après cela que l’hédoniste que viserait Platon dans le Philèbe pourrait être Eudoxe et non Aristippe.
L’on fait remarquer pourtant que l’une des thèses que Platon met dans la bouche des amis du plaisir, à savoir cette thèse que le plaisir est en mouvement, thèse qui est absente de l’exposé d’Eudoxe, se trouve attribuée à Aristippe dans l’énumération que Diogène Laërce fait de ses opinions. Mais on a fait valoir récemment, et avec grande raison, que c’est à tort que l’on croit que Platon attribue aux partisans du plaisir cette thèse que le plaisir est en mouvement ; en fait, il ne dit rien de pareil, et il n’utilise la thèse que pour démontrer que, s’il en est ainsi, le plaisir ne peut être la fin des biens. Et Aristote, dans l’Éthique, reproduisant la thèse, la considère uniquement à titre d’objection contre les hédonistes et pas du tout comme une de leurs affirmations. A vrai dire, la polémique entre partisans et adversaires du plaisir, telle qu’elle est présentée dans ce chapitre de l’Éthique, cette même polémique, qui avait donné occasion à Platon d’écrire le Philèbe, apparaît comme une polémique d’école, intérieure à l’Académie, entre Speusippe, qui soutenait que le plaisir est toujours un mal, et Eudoxe, qui pensait qu’il est toujours un bien. Le caractère un peu artificiel de chacune de ces deux thèses (Speusippe soutenant la sienne moins parce qu’il la croit vraie que pour détourner les hommes du plaisir) montre qu’il s’agit peut être d’une discussion d’école.
Ces textes, pas plus que celui de la République (505 b) qui attribue l’hédonisme au vulgaire, ne paraissent donc pas viser Aristippe ni pouvoir étendre la connaissance que nous avons de lui ; ils nous montrent en revanche que la question de la valeur du plaisir était au IVe siècle vivement discutée partout.
L’argumentation d’Eudoxe (tous cherchent le plaisir, fuient la douleur et s’arrêtent au plaisir comme à une fin) est d’ailleurs une argumentation fort banale qu’Aristippe a employée aussi pour prouver que le plaisir était la fin des biens . Il ne peut en être autrement, si, pour déterminer la fin, on ne fait que constater une évidence.
Toute l’originalité du cyrénaïsme paraît être dans l’effort pour s’en tenir à cette évidence primaire en n’y superposant aucune vue rationnelle, et bon nombre des opinions de sa doxographie est destiné à répondre aux objections de gens habitués à construire rationnellement leur idéal de vie plutôt qu’à se fier à leurs impressions ou appréciations immédiates. Il est certain par exemple que le caractère fugace et mobile du plaisir ne s’accorde nullement avec le bonheur stable et indéfectible que rêve le sage ; c’est pourquoi nous verrons plus tard Épicure, pour garder le plaisir comme fin, mieux aimer transformer et adultérer la notion du plaisir que de renoncer à la stabilité de la sagesse ; il recherchera un plaisir calme et stable, consistant dans l’absence de douleur et non pas le plaisir en mouvement des Cyrénaïques, si glissant. A quoi Aristippe (ou plutôt ses successeurs) répondaient que ce prétendu plaisir n’était pas différent de l’état de sommeil, mais que, d’ailleurs, le sage ne s’inquiétait nullement de ce bonheur stable et continu, et que sa fin était le plaisir du moment ; le bonheur n’était qu’un résultat fait de la réunion de tous les plaisirs, mais nullement une fin. C’est encore une objection du même genre que celle qui consiste à dire que les plaisirs causés par les actes répréhensibles sont eux mêmes répréhensibles ; c’est faire intervenir dans l’appréciation du plaisir une représentation intellectuelle qui n’y a que faire ; le plaisir comme tel, même en ce cas, pour Aristippe, est un bien.
Nous verrons un peu plus loin comment Épicure a cru pouvoir, en conservant le plaisir comme fin, rendre l’homme maître de son bonheur. Il suffisait que le seul plaisir qui existât fût le plaisir du corps, le plaisir de l’esprit n’étant que le souvenir ou la prévision de pareils plaisirs ; comme l’homme est maître de diriger son souvenir et sa pensée, il peut accumuler les plaisirs. C’est là une construction sans valeur pour le cyrénaïque : d’abord l’esprit a ses plaisirs et ses peines à part, qui n’ont rien à voir avec ceux du corps, par exemple le plaisir de sauver la patrie ; ensuite le temps efface vite le souvenir d’un plaisir corporel ; enfin les plaisirs du corps surpassent toujours en fait ces plaisirs de l’esprit, comme les douleurs corporelles sont bien plus pénibles que les douleurs morales.
Dans ces conditions, le cyrénaïsme ne peut du tout se proposer d’atteindre cette vie exempte de peine, toute vertueuse impassible, que le cynisme proposait à son sage : en fait le sage reste exposé à la peine, et le méchant ressent parfois des plaisirs. Le sage n’est pas non plus exempt de passions ; certes il n’a aucune des passions qui reposent sur une construction intellectuelle, sur une « vaine opinion », mais il ressent fatalement tout ce qui est impression immédiate et certaine ; il est donc sujet à la peine et aussi à la crainte qui est l’appréhension justifiée de la peine.
Jamais on n’est allé plus loin pour écarter tout ce qui pouvait être critère du bien et du mal, en dehors du plaisir ou de la peine immédiatement sentis comme « mouvement facile » ou « mouvement rude ». S’il y reste encore un peu de raison, c’est que, « bien que tout plaisir soit désirable en lui-même, les agents de certains plaisirs sont souvent pénibles ; aussi la réunion des plaisirs qui forment le bonheur est elle fort difficile ». Ainsi, bon gré mal gré, le cyrénaïque est amené à poser le problème de la combinaison des plaisirs, mais, dès ce moment, la doctrine risque d’être atteinte au cœur ; c’est ce que nous verrons, dans un prochain chapitre, chez les successeurs d’Aristippe au IIIe siècle.
Sextus Empiricus remarque qu’il y a parfaite correspondance entre la doctrine morale d’Aristippe et sa théorie de la connaissance ; la connaissance, comme la conduite, ne trouve de certitude et d’appui que dans l’impression immédiate à laquelle elle doit se tenir pour rester sûre ; « que nous éprouvions l’impression de blanc ou de doux, voilà ce que nous pouvons dire sans mentir avec vérité et certitude ; mais que la cause de cette impression est blanche ou douce, voila ce qu’on ne peut affirmer. » L’impression ne doit être le point de départ d’aucune conclusion, la base d’aucune superstructure intellectuelle. Non seulement la connaissance ne nous fait atteindre aucune réalité en dehors de l’impression, mais elle ne permet même pas un accord entre les hommes, puisqu’elle est strictement personnelle et que je n’ai pas le droit de conclure de mon impression à celle du voisin ; le langage seul est commun ; mais le même mot désigne des impressions différentes.
Mégarisme, cynisme et cyrénaïsme forment la contrepartie du platonisme et de l’aristotélisme ; ils se refusent à voir l’intérêt humain de la culture intellectuelle, et même de toute civilisation ; ils cherchent à l’homme un appui en lui-même, et en lui seul.