Jamblique

JAMBLIQUE

C’est sous Dioclétien et Constantin qu’enseigna Jamblique de Chalcis, dont la pensée domine toute la fin du néoplatonisme ; il était non moins mystagogue que philosophe. La manière dont il voulait qu’on étudiât Platon (selon un ordre peut être déjà traditionnel) est caractéristique ; on devait étudier dix dialogues en ordre systématique en commençant par Alcibiade I, qui traite de la connaissance de soi, en continuant par le Gorgias, qui traite des vertus politiques, en réservant pour la fin le Parménide, qui se rapporte au principe suprême. Ainsi les dialogues, lus comme il faut, ne sont qu’un vaste guide de la vie spirituelle .

Des spéculations de Jamblique sur l’âme, nous ne connaissons guère que les fragments d’un traité, de caractère surtout historique, conservés dans les Eclogues (I, 40, 8 ; 41, 32 33) de Stobée. Ce qui nous intéresse, c’est qu’il veut y distinguer la pure tradition historique du platonisme des additions dont elle a été l’objet. D’après un enseignement, qui ne remonte qu’à Numénius, l’âme serait une essence identique à celle de la réalité supérieure dont elle dérive ; d’après la doctrine véritable de Platon (et aussi d’Aristote et de Pythagore), l’âme est une substance distincte de cette réalité et douée de caractères propres. On voit ici, assez nettement, l’opposition d’un platonisme inspiré du stoïcisme, celui de Numénius, qui fait des âmes de simples fragments de l’intelligence divine, et d’un platonisme qui multiplie les termes de la hiérarchie des réalités, en s’efforçant de conserver à chacun son caractère propre et original.

Cette tendance à la multiplication des termes de la hiérarchie, qui apparaît déjà à cette occasion, est le trait distinctif de cette période ultime du néoplatonisme inaugurée par Jamblique ; il donne la méthode et l’exemple, dont Proclus s’inspirera, si bien que, au lieu de la simple triade plotinienne, la réalité suprasensible se composera d’un grand nombre de ternaires, étagés les uns au dessus des autres. Est ce là, comme on le répète souvent, la continuation d’un mouvement de pensée qui débute chez Plotin ? Plotin aurait intercalé, entre le premier principe et le monde, les hypostases de l’intelligence et de l’âme, pour rétablir la continuité, rendue impossible par la transcendance du Principe ; ses successeurs, selon le même procédé, auraient intercalé d’autres termes comme on intercale des points, pour se rapprocher d’une ligne continue.

Nous voyons au contraire, dans la direction de Jamblique, une véritable réaction contre l’esprit plotinien. Lorsque Proclus, qui est tout à fait dans l’esprit de Jamblique, a montré, en son Commentaire du Timée (241 f. sq.), que l’Éternité était une hypostase à intercaler entre le Bien et l’Animal en soi (de même que le Temps doit être intercalé entre le monde intelligible et le monde sensible), il fait la remarque suivante à propos d’auteurs qu’il ne nomme pas et qui doivent être Plotin et ceux de son école : « Les autres confondent tout ; n’admettant que l’Intelligence entre l’âme et le Bien, ils sont forcés de reconnaître l’identité de l’Intelligence et de l’Éternité. » Cette critique simpliste revient non pas à distinguer là où Plotin confond et identifie, comme on le croirait à lire seulement Proclus, mais à méconnaître l’esprit de Plotin, qui sans confondre du tout l’éternité et le monde intelligible, retrouve l’éternité dans le mouvement de l’intelligence qui revient vers l’un , la recherchant donc dans sa genèse et son processus, loin d’en faire, comme ses successeurs, un terme figé. C’est de la même manière que, ailleurs, Proclus critique la théorie des démons que donne Plotin ; Plotin détruit la notion même de démon en faisant, comme les Stoïciens, du démon une partie de nous-même ; encore ici, Proclus néglige la subtile théorie plotinienne de l’âme, d’après laquelle la partie supérieure de nous-même (le démon), la partie contemplative, est nous sans être nous ; elle est nous même quand nous y atteignons : elle cesse d’être nous, lorsque nous descendons à un niveau inférieur.

La grande affaire de Jamblique (comme de Proclus) est de trouver une méthode qui participe non moins à la méthode aristotélicienne, classant les concepts des caractères les plus généraux aux plus particuliers, qu’à la dialectique platonicienne ; une méthode aussi qui permette de retrouver, dans le monde intelligible, déduites et bien à leur place, les mille formes religieuses que distingue le paganisme, dieux, démons, héros, etc. Ce vaste classement est vide de la vie spirituelle qui animait les Ennéades et qui maintenant déchoit d’une part jusqu’à l’œuvre appliqué du théologien, d’autre part jusqu’à la pratique du théurge.

De fait, il n’y a rien de si différent que la triade plotinienne. (Bien, Intelligence, Ame dont l’ensemble constitue le monde intelligible) et le fameux ternaire de Jamblique. On va voir d’ailleurs comment le second sort du premier : rappelons comment Plotin avait imaginé la production de l’hypostase inférieure par la supérieure ; de celle ci part un rayonnement qui procède ; cette procession s’arrête, et la chose qui a procédé, se retournant par un mouvement de conversion, se fixe en contemplant son origine. Plotin avait ajouté, et en particulier à propos de la manière dont l’âme naît de l’intelligence, que le principe de l’Ame ne procède pas mais reste auprès de son origine. Le ternaire de Jamblique isole cette triple condition de toute production ; toute production a pour principe un ternaire qui comprend ce qui reste (to menon), ce qui procède (to proion), ce qui fait que, ce qui procède se convertit (to epistrephon). Mais, ces conditions de production, Jamblique les réalise en formes fixes : chaque ternaire est comme un monde ou plutôt un système (diacosmos) qui comprend ce qui fait que ce système est un, ce qui fait qu’il est divers (procession), ce qui fait que, bien que divers, il reste unifié (conversion). De plus cette triple condition qui, chez Plotin, ne faisait que dessiner la forme générale de toute production devient, chez Jamblique, toute la réalité ; il n’y a que des systèmes ternaires ou diacosmes étagés les uns au dessus des autres, chaque système inférieur étant comme une forme spécialisée du système supérieur. Ainsi le premier ternaire est composé d’un principe d’identité, l’unité, d’un principe de procession ou de distinction, la dyade, enfin d’un principe de conversion, la triade. Au dessous un second ternaire composé de trois tétrades, considérées à trois points de vue différents ; la première comme carré de deux est une unité subsistante (2 **2) ; la seconde comme produit de deux par la dyade (2 x 2) procède ; la troisième comme contenant implicitement la décade parfaite (1+2+3+4=10) se convertit. Au dessous un troisième ternaire dont le premier terme est principe de ressemblance et participe à l’identité, un deuxième qui s’étend à travers toutes choses à la manière d’une âme, un troisième qui fait retourner les choses à leurs principes.

Cee principes transforment considérablement le néoplatonisme ; le ternaire de Jamblique ne s’ajoute pas à la triade de Plotin ; il le remplace ; le rythme du ternaire n’est plus celui de la triade ; dans la triade, Un, Intelligence, Ame, il y a un progrès continu vers toujours plus de division, plus d’expansion. Au contraire, dans le ternaire de Jamblique, on voit une unité qui s’épand, puis qui revient sur elle même ; à la triade Un, Intelligence, Ame, Jamblique substitue la triade Être, Vie, Intelligence . L’intelligence est postérieure à la vie et par conséquent à l’âme, comme on le voit effectivement dans le devenir visible, où la naissance est suivie du développement de la vie et celui-ci du développement de l’intelligence, où l’on voit le progrès en complexité de l’être à l’être vivant et du vivant à l’intelligent. L’intelligence correspond au moment de la conversion, c’est à dire qu’elle ne produit rien, mais qu’elle ordonne et organise ce qui a été produit. (EBHP1)