Peut-on dire que, pour chaque être, le bien est autre chose que l’activité d’une vie conforme à la nature ? Si un être est composé de plusieurs parties, son bien est l’acte propre, naturel et non déficient de la meilleure de ces parties. Donc le bien naturel, pour l’âme, c’est sa propre activité. Mais voici une âme qui tend son activité vers le parfait, parce qu’elle est elle-même parfaite ; son bien n’est plus seulement relatif à elle, il est le Bien pris absolument (NT: Et non point le bien humain ; Plotin vise ARISTOTE.). Soit donc une chose qui ne tende vers aucune autre parce qu’elle est elle-même le meilleur des êtres, parce qu’elle est même au-delà des êtres, mais vers qui tendent les autres ; c’est évidemment le Bien, grâce à qui les autres êtres ont leur part de bien. Et tous les êtres qui participent ainsi au Bien le font de deux manières différentes, ou bien en devenant semblables à lui, ou bien en dirigeant leur activité vers lui. Si donc le désir et l’activité se dirigent vers le Souverain Bien, le Bien lui-même ne doit viser à rien et ne rien désirer ; immobile, il est le principe et la source des actes conformes à la nature ; il donne aux choses la forme du bien, mais non pas en dirigeant son action vers elles ; ce sont elles qui tendent vers lui ; le Bien n’est point ce qu’il est parce qu’il agit ou parce qu’il pense, mais parce qu’il reste ce qu’il est. Puisqu’il est au-delà de l’être, il est au delà de l’acte, de l’intelligence et de la pensée. Encore une fois, c’est la chose à laquelle tout est suspendu, mais qui n’est suspendue à rien (NT: L’expérience de l’écran, indiquée à la fin du chapitre, se retrouve chez Galien, in Hipp. et Plat., 617,5, Müller.) ; il est ainsi la réalité à laquelle tout aspire. Il doit donc rester immobile, et tout se tourne vers lui comme les points d’un cercle se tournent vers le centre d’où partent tous les rayons. Le soleil en est une image ; il est comme un centre pour la lumière qui se rattache à lui ; aussi est-elle partout avec lui ; elle ne se coupe pas en tronçons ; voulez-vous couper en deux un rayon lumineux (par un écran), la lumière reste d’un seul côté, du côté du soleil. ENNÉADES – Bréhier: I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens 1
Ce court traité, qui appartient à l’extrême vieillesse de Plotin, est un témoignage de l’importance croissante que prennent les questions morales dans les oeuvres de sa dernière période. La théorie du Bien est en effet présentée ici moins dans sa signification métaphysique que dans son usage moral ; Plotin réfute brièvement les objections qu’ARISTOTE adressait, dans le chapitre VI du livre I de l’ Ethique à Nicomaque, à l’idée platonicienne du Bien, envisagée comme fin morale. Et c’est contre ARISTOTE qu’il invoque le secours de la théologie aristotélicienne elle-même, avec son Dieu qui est le suprême désirable. Mais il est clair que cette réfutation n’a de sens qu’au prix d’un changement complet dans l’axe de la vie morale ; les arguments d’ARISTOTE contre Platon tiraient toute leur valeur du point de vue pratique d’ARISTOTE ; l’Idée platonicienne du Bien n’est point en effet quelque chose que l’on puisse acquérir par l’action ; ils perdent leur valeur, dès que le but devient une union au Bien par assimilation. C’est ce que fait voir la manière dont Plotin traite, au dernier chapitre, le problème de la mort. ENNÉADES – Bréhier: I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens Notice du Traducteur
Disons maintenant pourquoi nous avons commencé par ces considérations. C’est pour savoir en quel sens on parle d’être en acte dans les intelligibles ; s’ils sont seulement en acte, ou bien si chacun d’eux est un acte ; si tous à la fois forment un acte, et s’il y a aussi en eux des êtres en puissance. Or là-bas il n’y a pas de matière ; et c’est en la matière qu’est l’être en puissance ; rien n’est à venir qui ne soit déjà ; rien ne se transforme soit pour engendrer un autre être en subsistant lui-même, soit pour céder la place à un autre en sortant de l’existence. Il n’y a donc là-bas rien en quoi il y ait un être en puissance, puisque, d’ailleurs, les êtres vrais sont éternels et non soumis au temps. – Mais on pourrait demander à ceux qui admettent de la matière dans les intelligibles, s’il n’y a pas aussi en eux de l’être en puissance, puisqu’il y a de la matière. (Si même, en effet, le mot matière est pris en un autre sens, il n’y en a pas moins en chaque intelligible quelque chose qui est comme sa matière, quelque chose qui est comme sa forme, et le composé des deux.) Que diront-ils donc ? – Ce qu’on appelle là-bas la matière est une forme ; l’âme aussi, qui est une forme, est matière par rapport à un autre objet. – Est-elle donc en puissance par rapport à cet objet ? – Non pas ; car la forme lui appartient et ne survient pas en elle après coup ; elle n’a avec la matière qu’une distinction de raison ; on dit : la forme y occupe une matière et l’on perçoit ainsi par la pensée deux choses qui dans la réalité n’en font qu’une. En ce sens ARISTOTE nous dit que son « cinquième corps » est sans matière. ENNÉADES – Bréhier: II, 5 (25) – Que veut dire en puissance et en acte ? 3