Pour les âmes sorties du monde sensible, elles sont au dessus des DÉMONS ; elles ont surmonté la fatalité des naissances et l’ordre des choses visibles, tant qu’elles sont là-bas. Elles y ramènent avec elles l’essence qui, en elles, désirait la génération. Il est exact de dire que cette essence est « l’essence qui devient divisible dans les corps’” » en se multipliant et en se divisant, mais non pas en parties séparées dans l’espace ; car elle est la même en tous les points du corps, et elle y est tout entière, et elle est unique. Si un seul animal en engendre plusieurs, c’est qu’elle se divise comme nous le disons ; de même aussi, d’une seule plante en naissent plusieurs ; car cette essence est « divisible dans les corps ». Tantôt l’âme unique produit ces vies multiples en restant dans le même corps ; c’est le cas des plantes ; tantôt elle les produit après s’être retirée ; c’est que, alors, elle les avait produites avant son départ ; c’est ce qui arrive dans les boutures des plantes ou dans les cadavres d’animaux où, à la suite de la putréfaction, des vies multiples naissent d’une seule ; à cette naissance collabore aussi une puissance du même genre qui vient de l’univers, et qui est la même ici et partout ailleurs. ENNÉADES – Bréhier: III, 4 (15) – Du démon qui nous a reçus en partage 6
Mais quelle est la nature du démon et en général des DÉMONS, dont il est parlé dans le Banquet ? Qui sont les DÉMONS ? Qui est Éros, ce fils de Pénia et de Poros, fils de Métis, qui est né le jour de la naissance d’Aphrodité ? L’interprétation qui fait de cet Éros le monde sensible et non point quelque chose de ce monde, à savoir un Éros né en lui, est bien contraire à la vraisemblance ; car le monde est un dieu bienheureux, qui se suffit à lui-même, tandis que Platon reconnaît en Eros, non pas un dieu ou un être satisfait de lui-même, mais un être toujours besogneux. De plus, puisque le monde est fait d’une âme et d’un corps, et que l’âme du monde est l’Aphrodité du monde, il s’ensuit nécessairement qu’Aphrodité serait une partie d’Éros, et la principale (à moins que l’âme du monde ne soit le monde lui-même, au sens où l’âme de l’homme est l’homme véritable ; mais alors Éros, pour désigner le monde, devrait être Aphrodité). En outre pourquoi Eros, qui est un démon, désignerait-il le monde, tandis que les autres DÉMONS, qui sont évidemment de même essence que lui, ne le désigneraient pas aussi ? Le monde serait alors composé de DÉMONS ! Enfin comment désigneraitil le monde, celui qu’on appelle le gardien des beaux enfants ? Combien ne serait-il pas mesquin et déplacé d’appliquer au monde ce que Platon dit d’Éros : sans lit, sans chaussure et sans maison. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 5
Que faut-il dire d’Éros et de sa naissance ? Il faut d’abord évidemment comprendre qui est Pénia, qui est Poros, et en quel sens de tels parents lui conviennent. Il faut évidemment aussi qu’ils conviennent aux autres DÉMONS, puisque les DÉMONS, comme tels, n’ont qu’une seule et même nature ou essence, à moins de n’avoir en commun que leur nom. Voyons donc comment nous distinguons les dieux des DÉMONS, lorsque du moins (car, souvent nous donnons à des DÉMONS le nom des dieux) nous les prenons comme deux espèces d’êtres différentes. Nous disons et nous croyons que le dieu est l’être impassible ; aux DÉMONS nous attribuons des passions ; ce sont des êtres éternels, placés à la suite des dieux, en relation avec nous, et intermédiaires entre les dieux et notre espèce. Pourquoi donc ne sont-ils pas restés impassibles ? Pourquoi cette déchéance de leur nature ? Autre question : est-ce qu’il n’y a pas du tout de DÉMONS dans le monde intelligible et n’y a-t-il de DÉMONS que dans le monde sensible, tandis que les dieux se limitent au monde intelligible, ou bien « y a-t-il des dieux ici aussi ? » Le monde n’est-il pas un dieu, le troisième dieu, comme on dit ordinairement ? Et les planètes, jusqu’à la lune, ne sont-elles pas chacune un dieu ? Il vaut mieux dire qu’il n’y a pas de DÉMONS dans le monde intelligible ; car le démon en soi, qu’on y trouve, est, lui, un dieu. Quant au monde sensible, les planètes jusqu’à la lune sont des dieux, les dieux visibles, qui viennent au second rang, après les dieux intelligibles et en conformité avec eux ; ils dépendent d’eux et sont autour d’eux comme la splendeur autour d’un astre. Et les DÉMONS ? De chaque âme venue dans le monde sensible dérive-t-il une forme, qui est son démon ? Mais pourquoi seulement à l’âme venue dans le monde ? – Parce que si une âme est pure, elle engendre un dieu, et parce que son Éros est un dieu. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 6
Mais d’abord pourquoi les DÉMONS ne sont-ils pas tous des Éros ? De plus, pourquoi ne sont-ils pas, eux non plus, purs de toute matière ? – C’est que l’âme engendre un Éros quand elle désire le bien et le beau (et il n’y a point d’âmes dans le monde sensible qui n’engendrent ce démon), tandis que l’âme de l’univers est seule à engendrer les autres DÉMONS, et elle les engendre par des puissances très différentes ; ils amènent chaque être à sa fin et le gouvernent dans l’intérêt de l’univers. Si l’âme de l’univers suffit à cet univers, c’est qu’elle engendre des puissances démoniaques, qui correspondent à son action d’ensemble. – Mais pourquoi ces DÉMONS participent-ils à la matière ? Et à quelle matière ? – Ce n’est pas à la matière des corps ; car, alors, ils seraient des êtres vivants perceptibles aux sens. Si même ils revêtent des corps d’air ou de feu, leur nature doit être d’abord différente de ces corps, pour avoir part au corps ; un être pur ne s’unit pas immédiatement et complètement à un corps, bien que le démon comme tel soit, selon une opinion répandue, inséparable d’un corps d’air ou de feu. – En réalité les uns sont unis à un corps, les autres ne le sont pas. Pourquoi en serait-il ainsi, s’il n’y avait une cause à cette union ? Quelle est donc cette cause ? – Il nous faut supposer que c’est une matière intelligible ; un être uni à la matière intelligible arrive, par son intermédiaire, à s’unir à la matière des corps. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 6
Tels doivent être tous les autres DÉMONS, et tels sont les éléments dont ils sont faits. Tout démon, au rang qui lui a été assigné, est capable de procurer le bien correspondant ; il désire ce bien et, par là, il est analogue à Éros ; pas plus que lui, il ne peut se rassasier. Mais chaque démon aspire à une forme particulière de bien. Aussi les gens de bien, grâce à Éros, aiment le bien en général et le bien véritable et non point tel ou tel bien. Les autres se mettent sous la conduite d’autres DÉMONS, et chacun d’eux sous la conduite d’un démon différent ; ils laissent inactif l’Éros universel qu’ils ont en eux ; et ils agissent selon le démon qu’ils ont choisi ; ce choix répond d’ailleurs à la partie de l’âme qui est en eux la plus active. Pour ceux qui n’aspirent qu’au mal, à cause des mauvais désirs survenus en eux, ils entravent les Éros de leurs âmes, comme ils arrêtent la droite raison, qui est innée dans l’homme, par le vice des opinions qui surviennent en eux. Oui, l’amour, quand il est naturel et inné, est une belle chose ; sans doute, dans une âme inférieure, il est de dignité et de qualité inférieures, et, dans une âme supérieure, de qualité supérieure ; mais toujours, il est au rang de l’essence. Mais l’amour contre nature, celui des âmes égarées, n’est plus qu’une manière d’être ; il n’est pas du tout une essence et il n’a pas d’existence substantielle ; il n’est plus, à vrai dire, engendré par l’âme elle-même ; c’est un simple accompagnement du vice de l’âme, qui produit sa propre image dans ses dispositions passagères ou durables. D’une manière générale, semble-t-il, les biens véritables et conformes à la nature, attachés à l’âme qui agit dans les limites de son être, sont des biens substantiels ; les autres biens, qui ne dépendent pas d’un acte venu d’elle-même, ne sont rien que des affections pour elle. De même les pensées fausses n’impliquent pas un rapport à des substances ; les pensées réellement vraies, éternelles et bien définies comportent à la fois un acte de pensée, un objet intelligible, et l’existence de cet objet, qu’il s’agisse de la pensée en général, ou d’une pensée déterminée relative à une forme de l’intelligible et à l’intelligence comprise en chaque forme. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 7
C’est pourquoi Zeus, le plus ancien de tous les autres dieux, qu’il conduit, va le premier à la contemplation du Beau. A sa suite, les autres dieux, les DÉMONS et les âmes qui sont capables de cette contemplation. Et lui, il leur apparaît d’un lieu invisible ; il se lève dans les hauteurs et répand sur tous sa lumière ; il remplit tout de sa clarté ; il éblouit les êtres d’en bas, qui se détournent ; car il leur est aussi impossible de le regarder que le soleil : certains pourtant, grâce à lui, relèvent les yeux et le contemplent ; les autres sont dans le trouble, et d’autant plus qu’il sont plus loin de lui. Mais les voyants, ceux qui sont capables de le voir, regardent tous vers lui et vers ce qui est à lui ; mais ce n’est jamais la même vision que chacun en rapporte : l’un, les yeux fixés sur lui, y voit la source et la nature de la justice ; un autre est tout pénétré de la vision de la sagesse, non pas cette sagesse que les hommes peuvent avoir chez eux, et qui est une image de la sagesse intelligible : celle-ci, répandue sur toute chose, dans toute l’étendue du beau, apparaît la dernière quand on a déjà vu bien d’autres lumières. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 10